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Marianne Augresse hésita avant de répondre, mais dès qu’elle lut le nom de son adjoint sur l’écran, elle appuya avec fébrilité sur la touche verte de son iPhone.
— Jibé ? Vous avez du neuf ?
La commandante se laissa submerger par une délicieuse montée d’adrénaline, le temps que le lieutenant Lechevalier réponde :
— On a failli…
En quelques mots, Jibé résuma leur planque devant la pharmacie, l’apparition d’Alexis Zerda et l’intervention probable d’un complice qu’ils n’avaient pas pu identifier. La commandante se fit violence pour ne pas élever la voix et leur balancer que ce n’était pas la peine de mobiliser deux lieutenants de police dans une voiture banalisée pour se faire aussi facilement rouler dans la farine. Après le fiasco d’hier, mieux valait la jouer solidaire.
Pile face à Marianne, trois créatures de caoutchouc, mi-oiseaux, mi-dauphins, effectuaient des figures aquatico-aériennes au rythme des vagues et du vent piégé dans la voile de leurs kitesurfs.
— OK, Jibé. Vous ne lâchez pas Zerda. Il y a une centaine de pharmacies dans l’agglomération du Havre, il y a peu de chance qu’il soit venu par hasard dans celle des Neiges. C’est le premier lien depuis le 6 janvier entre Alexis Zerda et le braquage de Deauville, alors on va positiver.
Jibé répondit plus rapidement cette fois, rassuré que la commandante le prenne avec autant de philosophie.
— Je confirme, Marianne. C’est le signe que les loups sont acculés et vont bientôt sortir du bois ! Je vais mettre Bourdaine sur la filature de Zerda. On se retrouve au commissariat ?
— J’arrive. J’aurai peut-être juste un peu de retard.
Instinctivement, la commandante recouvrit le haut-parleur avec sa paume pour que le lieutenant n’entende pas les cris des mouettes au-dessus d’elle. Elle raccrocha, et se tourna vers Vasile avec un grand sourire.
— Désolée. Les urgences… Je suis à vous, mais pas pour longtemps.
Devant eux, l’immense plage du Havre s’ouvrait. Le croissant d’immeubles bourgeois était ceinturé par la large digue de béton, égayée de palmiers en pot, de drapeaux européens flottant au vent, de bandes de gazon rasé de frais. Galets à l’infini, ferrys d’outre-Manche voguant au loin… c’était à se demander comment Nice avait pu voler au Havre le label de « promenade des Anglais », et avec lui la réputation de plus beau front de mer urbain.
Ils marchèrent sur une petite allée qui se résumait à quelques planches posées sur les galets, entretenant l’illusion de pouvoir s’approcher de la mer, un peu en contrebas, sans se tordre les pieds. Marianne et Vasile avançaient côte à côte. Pour éviter de sortir du chemin de bois, leurs épaules se frôlaient. Les centaines de cabines de plage blanches alignées formaient un rempart entre la digue et la plage déserte, une sorte de mâchicoulis improvisé contre la mer, posé au ras du sol.
Dès qu’ils les eurent dépassées, Marianne se cassa le cou pour parler au psychologue qui la dominait de vingt centimètres.
— J’ai tenu mes promesses, monsieur Dragonman, j’ai procédé à une enquête discrète sur la famille Moulin. La conclusion est claire. Je suis désolée, mais les parents sont clean. Malone est bien leur enfant, et ceci depuis sa naissance, même si c’est un peu bizarre de le formuler ainsi. Il n’y a aucun doute possible !
Les cabines closes, les emplacements vides des restaurants du front de mer, fermés et démontés en septembre, contrastaient avec l’animation de la plage en été. Marianne, pourtant, adorait cette atmosphère automnale un peu mélancolique. Il ne manquait qu’une terrasse abritée pour y prendre un café en regardant passer les paquebots à l’arrière-plan. Et les yeux couleur croissant doré de Vasile au premier.
— Une famille normale, continua Marianne. Un couple sans histoire. Dimitri Moulin a été condamné à quelques mois de prison, mais c’était il y a des années. Depuis, c’est un mari irréprochable et un père de famille parfaitement intégré à la vie de son village.
Vasile esquissa une moue discrète.
— Si c’est votre définition du père modèle…
Marianne ne releva pas.
— On peut prendre le problème par tous les bouts, monsieur Dragonman, mais il est impossible que Malone ne soit pas leur fils…
— J’ai bien compris, fit le psy. Merci d’avoir essayé.
Sur certaines cabines était clouées de grandes photos en noir et blanc, ambiance Années folles et Titanic, paquebots transatlantiques et couples endimanchés sur le pont. Avec cent ans de moins, Le Havre devenait terriblement romantique.
Tout en laissant son regard traîner sur les affiches, Marianne se laissait distraire par des questions idiotes.
Vasile était-il encore célibataire ? Amoureux d’une autre fille ? Troublé de se promener avec une femme au bord de l’océan ?
Si c’était le cas, ce salaud ne le montrait pas ! Il semblait continuer de ruminer sa conviction, sans la renier, comme un gosse qui refuserait d’admettre que les sirènes ou les licornes n’existent pas. Il se retourna lentement vers elle.
— Quel est votre plus vieux souvenir, commandante ?
— Pardon ?
Un grand sourire illumina la figure du psy.
— C’est un test que j’adore faire ! Tout le monde devrait d’ailleurs y penser à un moment de sa vie. Allez-y, réfléchissez, quel est votre plus ancien souvenir ? Pas un truc qu’on vous a raconté, hein, un véritable souvenir, dont vous avez des images précises.
— Eh bien…
Marianne ferma les yeux, laissant juste le bruit des vagues la distraire, puis elle les rouvrit après quelques secondes.
— Vous m’avez prise au dépourvu, je ne suis pas très sûre de moi… Mais je dirais un séjour à la ferme de ma tante. Je l’avais vue traire une vache et je me revois prendre un petit tabouret et essayer de l’imiter. Je crois que je n’en ai jamais parlé à personne…
— Vous aviez quel âge ?
— Je ne sais plus trop… Quatre ans ? (Elle hésita.) Non, plutôt cinq, peut-être même presque six, c’était au printemps.
— Alors avant, pendant vos cinq ou six premières années, c’est le trou noir ? Vous êtes obligée de faire confiance aux autres pour savoir ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Pour les images, à de vieilles photos dans un album. Pour les émotions, aux récits de votre maman lâchés un dimanche après le repas. Pour les repères, à des lieux dont on vous a dit que vous les fréquentiez, une école maternelle, une maison, la vôtre, celle de votre nounou, celle de vos premières vacances…
Il reprit son souffle, comme pour happer le vent du large, avant de déclamer la suite :
— Malone Moulin n’a pas encore quatre ans, commandante ! Tout ce qu’il a vécu et vivra encore pendant plusieurs longs mois, il va l’oublier ! Il n’en restera que des fantômes. Je vous l’ai expliqué, la mémoire d’un enfant de moins de quatre ans est une pâte à modeler dont les adultes font ce qu’ils veulent. Alors je veux bien vous croire quand vous me dites que Malone est bien le fils d’Amanda et Dimitri Moulin, mais dans ce cas, il faut prendre le problème autrement. Ces souvenirs ne sont pas entrés dans la mémoire de Malone par hasard !
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Avant trois ans, un enfant n’a aucune conscience autonome de lui-même. Le « je » est associé à ce qu’on appelle dans notre jargon la « psyché communautaire ». Sa maman, son papa, sa nounou sont en quelque sorte des prolongements de lui-même… Donc quand Malone nous parle de sa maman d’avant et des souvenirs qu’il associe à sa vie avec elle, il y a une chose dont nous pouvons être certains : ces images antérieures existent ! Et pour qu’elles existent, il a fallu que quelqu’un les sème, puis les entretienne. Quelqu’un qui appartient à sa psyché communautaire. Quelqu’un qui a tout fait pour que Malone s’en souvienne. Comme s’il en était le dernier témoin. Le gardien d’un secret, en quelque sorte. Et par voie de conséquence…
Il marqua une pause. Devant eux, sur une autre cabine, couleur sépia, un moustachu en chapeau melon écartait le voile d’un bibi pour embrasser une jolie fille court vêtue et coiffée à la garçonne.
— Et par voie de conséquence, continua le psy, si quelqu’un a produit tous ces efforts pour que Malone se souvienne, forcément, d’autres ont intérêt à ce que Malone oublie…
— Les parents de Malone ?
— Par exemple. Cela peut sembler stupide, mais tout ce que me raconte ce garçon me donne l’impression que des indices ont été délibérément placés dans son cerveau, comme des balises, des sortes de repères pour qu’il les mobilise au bon moment !
Vasile s’emballait. Ses bras s’agitaient et ses lèvres tremblaient légèrement. La commandante trouvait cela charmant, intrigant, presque convaincant.
Sauf que le raisonnement du psy butait sur une faille majeure !
Son hypothèse supposait qu’une personne machiavélique incruste des souvenirs dans le cerveau de Malone, en lui racontant en boucle une vie différente, antérieure.
C’est ce qui clochait !
Car cet être qui lui bourrait le crâne existait, le petit Malone l’avait désigné sans aucune ambiguïté. C’était Gouti, son doudou !
Ridicule !
Marianne laissa de longues secondes la houle bercer ses pensées, comme pour les élever au-delà des nuages, les aider à accepter une part de rêve ou de surnaturel. Elle n’avait pas envie de traiter par la dérision la passion de Vasile. Rien dans ce paysage d’outre-temps n’y invitait. Contre toute logique, elle choisit de prendre les craintes du psy au sérieux, de le feindre au moins.
— Ce serait ça l’explication ? Un danger qui menace Malone ? Et ces souvenirs serviraient à le protéger ?
— Peut-être. Comment expliquer autrement cette peur panique de la pluie ? Ce froid perpétuel qu’il ressent également ? Mais pour le reste, cela ne ressemble en rien à une mémoire traumatique habituelle. Les images sont trop précises.
Une bourrasque de vent souleva les cheveux de Marianne. Pleine figure. Tignasse de pieuvre morte, face rougie, manteau boutonné au menton, autant de détails sexy pour compléter le tableau de son nez fracassé.
— Venez, fit Vasile. Venez à l’abri, je vais vous montrer quelque chose.
Il désigna une cabine de plage ouverte et vide, quelques mètres plus loin, identique à une dizaine d’autres qu’un employé de la mairie repeignait.
Deux mètres sur deux. A l’intérieur, une tenace odeur d’humidité contrastait avec une étonnante sensation de chaleur. Mais visiblement Vasile Dragonman n’avait pas entraîné la commandante dans un recoin intime pour l’embrasser en douce.
Il s’agenouilla et déplia sur le sol une carte au 1/25 000 sortie de son sac à dos. Pour ne pas la piétiner, Marianne dut se coller à la cloison de bois. Le papier glacé était griffonné de flèches de couleur, de formes géométriques hachurées, de cercles de différentes couleurs.
— J’ai essayé d’y voir plus clair, expliqua Vasile en relevant les yeux. J’ai tenté de matérialiser les récits de Malone. Vous voyez, je ne suis pas si farfelu. Méthode hypothético-déductive. La police procède de la même façon, non ?
Marianne observa plus en détail la carte, presque amusée. Effectivement, au commissariat, il leur arrivait souvent d’utiliser des supports identiques pour organiser des enquêtes dans l’estuaire, à partir de témoignages plus ou moins fiables.
— Selon Malone, continua Vasile, sa maison, celle d’avant, se situait au bord de la mer. Il la voyait de la fenêtre de sa chambre. Donc j’ai hachuré tous les espaces littoraux habités. Il n’en existe pas tant que ça, si l’on tient compte des falaises, des réserves naturelles, des espaces industriels. Ensuite, Malone évoque sans cesse un bateau pirate. Ce sont mes cercles, j’ai entouré tous les lieux d’où l’on peut apercevoir un bateau, n’importe lequel, des barques de pêcheurs aux supertankers. Toutes les vues sur le port de pêche, de plaisance, de commerce ! J’ai même pensé aux bateaux en bois des aires de jeu de la Mare-Rouge, Saint-François ou Bléville. Regardez, commandante, même si on intersecte les bords de mer et les vues sur un navire, l’espace couvert reste désespérément vaste. Une bonne partie du centre Perret du Havre est concernée, par exemple.
Son doigt désignait les cercles et les traits, la commandante le coupa.
— Et le reste ? La forêt ? Malone dit aussi qu’il habite à côté d’une forêt où grouillent les ogres et les monstres, non ?
Le psy ne perdit pas son assurance et montra les à-plats verts de la carte.
— On a l’embarras du choix. La forêt de Montgeon, bien entendu, ou les jardins suspendus autour du fort de Sainte-Adresse, le bois de l’entrée du tunnel Jenner… Mais rien ne se recoupe, ou tout, plutôt. Dès qu’on monte un peu sur les hauteurs du Havre, on peut voir la mer de très loin.
— Et les fusées ?
Vasile se prenait au jeu. Il semblait apprécier que Marianne se souvienne de tous ces détails. Dans son regard bois et braise couvait une flamme qui troublait la commandante.
— Aucune idée pour les fusées ! Il y a bien l’aéroport du Havre-Octeville, il n’est situé qu’à un kilomètre de la mer, pas très loin du centre commercial du Mont-Gaillard, mais Malone est formel, il me parle de fusée, pas d’avion ! Pour tout vous dire, commandante, aucune trace non plus de château avec quatre tours rondes. Les plus proches sont le château d’Orcher, qui n’a qu’une tour, le château des Gadelles à Sainte-Adresse, qui en a huit… J’ai tout de même recensé tout ce qui ressemble à un donjon ou à un manoir, y compris les châteaux d’eau, ils sont localisés sur la carte par ces petites croix bleues.
Marianne baissa les yeux et resta un moment à observer les couleurs superposées. Dragonman aurait fait un bon flic. Bien plus imaginatif que la plupart de ses collègues bornés. Vasile lui lança un sourire désolé.
— Aucun lieu idéal ne rassemble tous les critères ! J’ai l’impression d’avoir affaire à plusieurs puzzles différents dont les pièces seraient rangées dans la même boîte. Comme si plusieurs couches de souvenirs étaient mélangées. Comment savoir lesquels vont ensemble ? Lesquels mettre de côté ? Lesquels éliminer ?
La commandante Augresse n’en avait aucune idée. Un halo bleuté éclaira un instant la pénombre de la cabine de plage.
Un message sur son portable.
T’arrives quand ?
Jibé
Elle fit un pas vers la porte de la cabine tout en se détournant de la carte de Vasile. Comme si le message de son adjoint l’avait soudainement tirée du sommeil.
Qu’est-ce qu’elle fichait là ? A se pencher sur une carte au trésor imaginée par un gosse de trois ans et un psychologue allumé ! Pendant que cavalaient deux braqueurs qui n’avaient pas hésité à tirer de sang-froid sur des policiers, qui les narguaient depuis neuf mois, dissimulant un butin de près de deux millions d’euros quelque part dans l’estuaire.
— Je dois y aller, monsieur Dragonman. On en reparle. J’ai mis un homme là-dessus. Un jeune, il est plutôt débrouillard, il va continuer à chercher, au cas où…
Ils échangèrent une poignée de main un peu étrange. Le vent cingla Marianne dès qu’elle sortit. Elle s’éloigna rapidement pour rejoindre sa Mégane garée face aux Frites à Victor, le seul commerce ouvert sur le front de mer.
*
* *
Tout en repliant la carte, Vasile Dragonman observa la commandante s’éloigner. Des ados descendaient du tram, rollers aux pieds, et filèrent en direction du skatepark. Face à lui, une fille courait sur le chemin de planches, queue de cheval fouettant ses épaules et écouteurs de son MP3 vissés dans les oreilles.
Jusqu’où la commandante le soutiendrait-elle ?
Combien de temps avant qu’elle ne lui rie au nez, comme tous les autres ?
Et même si elle ne le faisait pas, comment la convaincre d’aller plus loin, de creuser davantage, plus profond, plus vite, avant que tous les indices semés dans le cerveau de Malone ne s’assèchent, comme des graines pourries qui ne donneront jamais aucun fruit ? Avant qu’on ne lui vole définitivement sa vie, sa vraie vie…
Malone lui avait fait confiance. Jamais, depuis le début de sa carrière de psy, il n’avait eu à faire face à une telle responsabilité.
Il rangea avec minutie la carte dans son sac à dos. Il était la dernière chance de ce môme. Une sorte de morceau de bois flottant, ballotté par les vagues, auquel ce gosse se raccrochait avant de se noyer.
Ça le terrifiait.
La joggeuse était jolie. Elle passa devant le psy en plantant avec insistance son regard dans le sien, sans ralentir pour autant, certaine sans même avoir à se retourner que le beau brun suivrait des yeux, jusqu’au bout de la plage, le roulis de ses fesses moulées dans son legging.
Les petits plaisirs de la séduction ordinaire.
Elle se trompait !
La seconde d’après, Vasile ne la voyait déjà plus, perdu dans ses pensées. Stupéfait de l’évidence qui explosait dans son esprit.
Il venait brusquement de comprendre comment Malone entrait en communication avec sa peluche.