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Marianne Augresse avait ouvert les deux battants de la porte du salon et se tenait sur le balcon. Vue sur le port de béton, les cargos anthracite et le ciel vide. A jamais vide.
Les rideaux de tulle volaient, une porte claqua à l’intérieur de l’appartement, elle s’en fichait. Tout comme elle se fichait des remarques du juge Dumas qui s’étonnait sur son répondeur que Timo Soler ait pu filer une seconde fois.
Qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Ses hommes avaient bouclé le quartier des Neiges moins de quinze minutes après l’appel du chirurgien. Si Soler s’était méfié du toubib, ou avait foutu le camp pour n’importe quelle autre raison, ce n’était pas de sa faute.
— Parle plus fort, Papy. Je ne comprends qu’un mot sur deux.
Elle était sortie sur le balcon pour mieux capter, mais c’était visiblement le lieutenant Pasdeloup qui avait des problèmes de réseau. Elle appuya ses fesses contre la rambarde de fer et tout en maintenant d’une main son téléphone collé à son oreille, fit défiler les messages sur son iPad.
Gérer deux affaires à la fois l’empêchait de ralentir, de s’attendrir, de s’appesantir, un peu comme on lit un roman policier dont les histoires parallèles s’intercalent de plus en plus vite, au fil des chapitres, qui vous oblige à passer d’une pensée à l’autre sans les mélanger, sans avoir même le temps de s’interroger. C’est sans doute aussi ce que devait ressentir une femme qui avait un mari et un amant. Penser à l’un, parler à l’autre, sans trébucher.
Marianne ne possédait ni l’un ni l’autre.
Le dernier garçon qui lui avait souri s’était envolé dans un nuage de cendres cap de la Hève. Un jour plus tard, de ce sourire, ne restait plus que sa mâchoire, envoyée par les bons soins du docteur Ortega. Elle l’observait sur la tablette, flottant en apesanteur par le miracle d’un logiciel de modélisation 3D. La preuve macabre que la bouche de Vasile Dragonman n’embrasserait plus jamais aucune fille.
— Marianne, je viens de dépasser Caen. Je suis dans la vallée de la Laize. Tu veux que je fasse demi-tour ?
Marianne ouvrit une autre fenêtre sur l’iPad. Sur GéoPol, des patrouilles de flics symbolisées par des points rouges tournaient à la recherche de Timo Soler.
— Laisse tomber, Papy. De toute façon, ici, on patauge. Contente-toi de trouver un coin où tu captes du réseau.
— OK. Je quitte la vallée et je te rappelle.
De son index droit, Marianne fit glisser une autre fenêtre. Les messages de Jibé s’accumulaient sous une pluie de fichiers joints, au moins une dizaine par envoi. Uniquement des dessins d’enfants, extraits du dossier de Malone Moulin trouvé chez Vasile Dragonman.
Marianne les ouvrait d’une simple pression des doigts sur l’écran tactile et les agrandissait.
Des traits bizarres, des couleurs vives, des formes compliquées.
Chaque dessin avait été annoté à la main par Vasile, de son écriture ronde et soignée d’instituteur.
Bateau pirate, le 17/9/2015
Fusée survolant la forêt des ogres, le 24/9/2015
Quatre tours du château, le 8/10/2015
Un Ogre, le 15/10/2015
Marianne laissa son regard traîner sur le patatoïde représentant le visage supposé de l’ogre ; sur les traits pour les yeux, le nez, la bouche, à moins qu’ils ne représentent une balafre ; sur le point noir sur le côté qui ressemblait à un grain de beauté, un œil raté, une boucle d’oreille.
Que faire de cela ? De ces dizaines de gribouillages ?
Dans son premier message, Jibé lui avait affirmé que les dessins lui rappelaient ceux de son gosse de cinq ans. Léo. Il en avait profité pour lui demander s’il pourrait avoir une perme en milieu d’après-midi, à l’heure de la fin de l’école, pour faire la surprise à sa femme et ses gamins.
Marianne avait refusé ! Trop de travail aujourd’hui. Impossible de prendre le risque. Jibé avait fait la gueule de façon explicite en lui répondant par un texto vicieux : un smiley avec un doigt d’honneur (d’ordinaire, il se contentait de celui qui tire la langue) et quelques mots d’accompagnement.
T’aurais des gosses, tu comprendrais…
Touchée. Plein cœur. Salaud !
Elle n’avait pas d’enfant, c’est peut-être même pour ça qu’on lui avait laissé le commandement du commissariat. Aujourd’hui elle aurait sans doute échangé toutes les promotions du monde contre un gosse qui la réveillerait au matin après les nuits de planque, contre un marmot qui sauterait dans ses bras et lui ferait oublier les affaires sordides où elle trempait, dès la porte de la crèche franchie. Mais en attendant, Jibé comme les autres mâles sous ses ordres, pères indignes ou modèles, peu importe : réquisition jusqu’à demain !
La tête ronde de Papy apparut sur son écran de téléphone.
— C’est bon, je suis monté en haut du clocher de l’église de Bretteville, je capte.
— N’en rajoute pas ! Pendant que tu fais du tourisme, on a un cadavre sur les bras, un type en cavale qui se vide de son sang, un Alexis Zerda qui n’a plus donné signe de vie depuis ce matin et une mystérieuse copine de Timo dont on n’a retrouvé que la culotte en dentelle…
— Rien que ça ? Allez, tu vas être contente, j’ai la réponse à ta question existentielle.
Marianne fronça les sourcils pour demander à deux agents qui déplaçaient la commode du salon de faire moins de bruit.
— Laquelle ?
— La question-clé. Celle qui ouvre toutes les portes.
— Accouche, bordel.
— Tu ne te souviens plus ? Hier, dans ton bureau. La photo de la peluche. « Gouti ». Tu m’as demandé quelle était la race de ce doudou.
La commandante soupira et, instinctivement, avança sur le balcon tout en tirant la fenêtre du salon vers elle.
— Et alors ? Tu as trouvé ?
La voix enjouée de Papy contrastait avec l’agitation pesante au sein de l’appartement.
— J’en ai bavé, j’ai passé une bonne partie de la nuit sur le Net. Alors qu’en réalité, c’était d’une évidence absolue. Ta peluche, c’est un agouti.
— Un quoi ?
— Un agouti ! Il suffisait de savoir que cet animal existe. C’est une sorte de cochon d’Inde, mais plutôt originaire d’Amazonie. Tu vois, un rongeur, un peu plus gros qu’un rat. Comme un lapin si tu veux, mais sans queue ni oreilles.
Marianne fit apparaître un nouveau dessin.
Le dessin de Malone était impossible à décrypter autrement que par association d’idées. Deux ronds, qui représentaient peut-être son corps, étaient posés sur un tapis de points jaunes et rouges. Des traits bleus s’envolaient vers le haut de la page.
— Nouvelle impasse, alors ! Malone Moulin parlait à son cochon d’Inde. Super ! On va où avec ça ?
— Avant de raccrocher, si tu as le temps, je peux tout de même ajouter un petit détail étonnant sur l’agouti…
— Vas-y, Papy, je n’ai rien d’autre à faire aujourd’hui que de prendre des cours de zoologie.
— L’agouti est amnésique !
— Pardon ?
— Il passe sa vie à cacher des graines, des fruits, qu’il décortique le plus souvent avant de les enterrer. Il se constitue ainsi des réserves pour les périodes de disette, ou pour après l’hibernation. Sauf que quand il se réveille, généralement, il a oublié où il a caché son trésor.
Un flic, Duhamel, passait le Polilight derrière les meubles déménagés du salon.
Surréaliste.
Marianne toussa. Le vent du large se faufilait entre son col et son manteau pour la glacer jusqu’aux seins.
— Génial, Papy. L’agouti est le rongeur le plus con de la création !
— Le plus utile surtout, répondit le lieutenant Pasdeloup. Sans même le savoir, il disperse et plante les graines pour que la forêt se régénère, année après année. L’agouti est le jardinier de la forêt équatoriale. Si je te résume son destin, il possède un trésor, il le cache, il l’oublie. Mais pendant qu’il crève de faim, la forêt repousse plus belle !
— Putain…
Le regard de la commandante se perdit dans le tapis de points colorés du dessin d’enfant affiché sur sa tablette. Des graines ? Des fruits ? Des pièces d’or ?
Elle tenta de se rappeler quelques bribes des histoires de Gouti qu’elle avait déjà écoutées plusieurs fois sur le lecteur MP3. Ils devraient tout rembobiner, décomposer, décrypter. Trouver un lien, pourquoi pas, entre ces contes et la mort de Vasile Dragonman.
Elle posa sa main bien à plat sur la vitre froide et poussa la porte-fenêtre du balcon.
Avant ça, elle devait coincer Timo Soler et sa copine.
Son téléphone carillonna quelques secondes plus tard. Un mail. Des collègues encore, du Service régional d’identité judiciaire, qui lui envoyaient un message sécurisé standard, identifié par un numéro de dossier qui ne lui disait rien. Elle cliqua machinalement sur la pièce jointe.
Sa main s’agrippa soudain à la rambarde, comme saisie d’un vertige alors qu’elle lisait, stupéfaite, les trois lignes des résultats de l’analyse ADN.