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Jibé s’était levé et fixait la commandante, ses yeux bleus plantés dans les siens. Des yeux de gosse charmeur, de petit malin qui a trouvé la solution avant tout le monde.
A combien de filles ce baratineur avait-il fait le coup ?
— Regarde, fit Jibé en collant sous le nez de Marianne une photographie issue du dossier du braquage de Deauville.
Marianne observa ce cliché qu’elle avait déjà étudié des dizaines de fois. La rue de la Mer devant les thermes. Les époux Lukowik abattus au milieu de la rue. Des voitures criblées de balles, garées face au casino. Elle ne comprenait pas où son lieutenant voulait en venir.
— Tu te souviens, Marianne, on s’est demandé comment Cyril et Ilona Lukowik comptaient s’enfuir, quel était leur plan pour quitter Deauville. L’hypothèse la plus vraisemblable, puisqu’ils n’allaient pas filer à pied avec leurs sacs de courses, c’est qu’une voiture les attendait.
— Je sais, Jibé. Je sais tout ça. On a vérifié toutes les immatriculations des voitures garées à proximité, sans rien trouver.
— Regarde l’Opel Zafira. Au premier plan sur la photo, à quelques mètres des cadavres…
Marianne se concentra, mais Jibé avait été plus rapide et posa son index sur le papier glacé.
— Merde, murmura la commandante.
A l’arrière de la berline grise, on distinguait la forme d’un siège auto. La lunette arrière de l’Opel avait cédé sous une balle de la police et des milliers de minuscules morceaux de verre recouvraient les banquettes du véhicule… et le rehausseur pour enfant.
— Une pluie de verre, insista Jibé. Ça ne te rappelle rien ?
— La phobie de Malone Moulin.
— Le fils supposé de Timo Soler.
Jibé et la commandante se tenaient côte à côte dans la petite chambre d’enfant encombrée de jouets. Elle sentait le cuir de Jibé contre son bras, sa barbe naissante à hauteur de ses yeux, son parfum tenace, Diesel, Fuel for Life, ou quelque chose d’approchant. Disparu le papa trop soucieux et l’époux trop soumis, le masque était tombé.
Il n’était qu’un prédateur, comme les autres. Un fauve.
Un salaud de mec.
Un bon flic.
— Ta théorie, Jibé ?
Le lieutenant planta une nouvelle fois ses yeux azur dans ceux de la commandante. Deux balles à bout portant.
— Il n’y a plus qu’à dérouler le fil, Marianne, tu seras d’accord avec moi. On a toujours pensé qu’un chauffeur attendait les Lukowik devant le casino, qu’il avait ainsi fait disparaître le butin. Mais sans qu’on en ait la preuve, il y avait une centaine de voitures garées à proximité au moment du braquage, dont beaucoup ont disparu dans la cohue pendant les minutes qui ont suivi la fusillade. Modifions juste un peu notre hypothèse, alors… Et si ce n’était pas un chauffeur qui les attendait, mais une chauffeuse. Une conductrice. La copine de Timo. Et à l’arrière de la voiture, il y avait leur gosse, un môme de moins de trois ans…
Le lieutenant détailla à nouveau le cliché, les cadavres, la foule autour.
— C’était plutôt une idée astucieuse. Deauville risquait d’être immédiatement bouclé par des barrages de police après le braquage, mais il était assez peu probable qu’on soupçonne une famille avec un gosse de trente mois à l’arrière.
— Sauf qu’ils se sont fait flinguer avant d’arriver à l’Opel.
— Ouais… Si on a vu juste, la copine de Timo Soler et son gamin font partie des dizaines de personnes qui se sont retrouvées rue de la Mer, après la fusillade, puis qui se sont évaporées dans la nature juste après.
— Des centaines, tu veux dire. Tous ceux qui se promenaient sur la plage, dans les rues, qui sortaient du Grand Hôtel, du Casino, des cabines de plage, des thermes. Une fois la grêle de balles passée, tout Deauville est venu couvrir l’événement. C’est aussi l’avantage, d’ailleurs, Jibé, si l’identification de la plaque d’immatriculation de l’Opel Zafira ne donne rien, on dispose de centaines de photos d’amateurs dans le dossier, un CD entier. On n’a plus qu’à les éplucher en espérant trouver le petit Malone Moulin sur l’une d’elles…
— Tenant la main de sa maman.
Marianne passa une nouvelle fois son doigt sur le cliché, avec précaution, comme si les éclats de verre le rendaient coupant.
— Les fous, murmura-t-elle. Impliquer un enfant de deux ans et demi dans un braquage…
— Il était en retrait, glissa Jibé. Avec sa mère. Ils pensaient s’en sortir sans une goutte de sang.
La commandante le mitrailla d’un regard signifiant que ses explications sonnaient comme des excuses, et ses excuses comme un signe d’irresponsabilité.
C’était injuste, presque ridicule, mais elle s’en fichait.
— Putain, Jibé… T’as des enfants ? Ce gosse a tout vu ! Des gens se faire abattre sous ses yeux, à un mètre de lui. Des gens qu’il connaissait peut-être.
Marianne avait une furieuse envie de continuer à cracher sa haine à la figure de Jibé. Utiliser un gamin comme leurre lors d’un braquage, tromper sa femme au risque de faire exploser la vie de famille de gosses qui n’ont rien demandé… Même délit ! Même punition !
Sauf que le lieutenant ne sembla pas remarquer la colère qui bouillait en Marianne. Il se contenta de poser sa main sur son épaule, les yeux toujours agités comme ceux d’un chien de chasse.
— Des gens qu’il connaissait… Tu as raison, Marianne. C’est ça, c’est ça la clé !
Un instant plus tard, ils étaient tous les deux assis sur le petit lit de Malone.
— On reprend depuis le début, fit Jibé. Une bande de potes de Potigny prépare un casse. Cyril et Ilona Lukowik, Timo Soler, le quatrième mousquetaire étant sans doute Alexis Zerda. S’y ajoute la copine de Timo Soler, dont on ne connaît pas le nom.
— Un tel coup suppose quelques semaines de préparation, continua Marianne, quelques mois peut-être. Sauf que, le jour J, le plan parfait foire. Ilona et Cyril sont abattus avant d’atteindre la voiture et Timo Soler est identifié…
— Et on en déduit l’identité du quatrième braqueur, Alexis Zerda, mais sans la moindre preuve, sans le moindre témoin ! Aucun proche de Timo Soler ne parle, personne n’est au courant de quoi que ce soit. Impossible d’imaginer à ce moment-là qu’il existe deux autres témoins, sa copine et son fils.
Jibé se serra un peu contre Marianne pour reprendre le dossier de Vasile Dragonman. La commandante se décala aussitôt, écrasant la combinaison spatiale d’un Buzz l’Eclair imprimé sous ses fesses.
Buzz protesta par un petit carillon qui n’avait rien d’intersidéral.
Etonnée, Marianne glissa sa main sous la couette et en sortit un petit album photo souple en coton épais, décoré de singes, de perroquets et d’arbres tropicaux, qui émettait un bruit de xylophone quand on les pressait.
Elle l’ouvrit par réflexe.
Sur la première photo, un bébé dormait dans un petit berceau d’osier protégé par un drap blanc très ajouré, genre moustiquaire ou dentelle un peu kitch.
Etait-ce Malone ?
Elle était incapable de le reconnaître… même si dans le berceau, collé à la petite bouche rose du bébé, un Gouti tout neuf et propre était posé.
— Deux autres témoins, continua Jibé, sans prêter attention à la découverte de Marianne. Si après le braquage on avait su que Timo Soler avait une copine et un gosse, on les aurait interrogés. La fille, elle, aurait pu nous baratiner…
— Mais, coupa la commandante, le gosse aurait parlé ! De ses parents. Des amis de ses parents.
— Des Lukowik… et surtout de celui qui restait dans l’ombre, mais qui avait pourtant dû souvent camper chez les Soler, venir boire un verre, sortir un plan de Deauville, refaire des dizaines de fois le parcours de la rue Eugène-Colas, à moto, chrono en main. Alexis Zerda !
— Alexis Zerda, répéta Marianne. Malone le connaissait forcément. Il jouait avec ses peluches à côté de lui, se réveillait le soir pour faire pipi ou restait à veiller sur les genoux de sa mère. Même inconsciemment, son visage, il l’enregistrait. Si on remontait jusqu’à ce gosse, on avait la preuve que Zerda était impliqué. Peut-être même que les Soler, Lukowik et Zerda vivaient ensemble dans le même repaire, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.
— Celui qu’on cherche… Celui enfoui dans les souvenirs de Malone au milieu des pirates, des châteaux et des fusées. Sans doute la planque que Vasile Dragonman avait retrouvée.
Marianne tourna machinalement une autre page du petit album photo. Les pochettes en plastique étaient opaques à force d’avoir été manipulées par des doigts sales et humides.
Le bébé avait quelques mois. Il était assis dans l’herbe. Il semblait faire beau, le nourrisson était seulement vêtu d’une couche et d’un petit bandana rouge sur la tête qui lui donnait une allure de pirate.
Un garçon. Quasiment sans cheveux. Il plissait les yeux au soleil, impossible de distinguer leur couleur.
Malone ? Peut-être… Toujours aucune certitude.
Dans sa petite main potelée, il tenait Gouti par la patte arrière. Maltraité déjà, mais presque neuf encore.
— C’est ça alors, l’hypothèse, fit la commandante Augresse d’une voix basse. On fait disparaître le gosse. On le confie à une famille d’accueil, le temps que l’affaire se tasse. Le temps surtout que le gosse oublie ce qu’il a vu. Le visage d’Alexis Zerda en particulier.
Avant de continuer, elle repensa aux théories de Vasile sur la mémoire d’un enfant, celles qu’il lui avait exposées dans son bureau il y avait moins de cinq jours.
— Il suffit de peu de temps, Jibé, pour qu’un gosse de moins de trois ans oublie son passé et devienne pour le reste de sa vie un témoin muet. Seulement quelques semaines pour oublier un visage, quelques mois, à peine un an, pour oublier tout ce qu’il a vécu auparavant.
Jibé se colla à nouveau à Marianne pour observer l’album photo trouvé dans le lit de Malone.
— Malin… Plus que cela même, logique ! Mais ça pose tout de même un sacré nombre de questions, ma belle. Comment réussir un tel tour de passe-passe ? Comment trouver une famille d’accueil ? Puis parvenir à changer l’identité d’un gamin, même âgé de trente mois. Et surtout, pourquoi prendre un tel risque ? Il suffisait que la copine de Soler se cache avec son enfant, puisque jamais nous n’avons supposé son existence. On brûle, Marianne, mais il nous manque encore une pièce du puzzle.
On brûle…
L’image fit frissonner Marianne. Des cendres soulevées par le vent du large dansaient devant ses yeux. Elle tourna une nouvelle page de l’album.
Le bébé, sur la photo suivante, avait plus d’un an. Il se tenait debout, déguisé en Indien. Derrière l’arbre contre lequel il posait, on reconnaissait la petite mare du lotissement de Manéglise et les pavillons crème un peu plus loin encore. C’était Malone cette fois, sans aucun doute possible, car la photo était plus rapprochée, le visage mieux cadré et la lumière plus nette.
Aucune trace de Gouti ni d’autres peluches.
D’autres pages défilèrent. Malone dans un manège, devant un aquarium, devant un gâteau d’anniversaire, avec Amanda et Dimitri. Trois bougies.
Jusqu’à la dernière page, Malone au pied du sapin. Curieusement, ce dernier cliché sembla plus épais que les autres à la commandante. Elle glissa son doigt dans l’étui plastique, sous la photo, et en sortit une feuille de papier maladroitement pliée en huit.
C’était un dessin ! Réalisé par un adulte, mais colorié, gribouillé plutôt, par un très jeune enfant.
L’œuvre de Malone ?
La scène représentait une veillée de Noël classique, une famille réunie devant les cadeaux et le sapin scintillant ; un de ces dessins qu’on fait réaliser à un enfant trop excité le jour du réveillon pour le faire patienter et qu’on promet d’offrir au père Noël lors de son passage. Les trois membres de la famille, le papa, la maman et l’enfant, étaient dessinés grossièrement ; impossible d’en tirer de quelconques descriptions… même si la maman avait les cheveux longs, beaucoup plus longs que ceux d’Amanda Moulin.
Marianne enregistra un dernier détail : le dessin était accompagné de quatre mots, les uns écrits à côté de l’étoile couronnant le sapin, Noël Joyeux.
Les autres écrits à côté des cadeaux, N’oublie Jamais.
Elle examina un moment la feuille, usée d’avoir sans doute été triturée pendant des heures par Malone. Les quatre mots avaient été tracés par une écriture féminine, vraisemblablement celle de sa mère, il faudrait la comparer avec celle d’Amanda Moulin. Quel symbole ces quatre mots, ces trois silhouettes, cette fête de Noël pouvaient-ils représenter pour cet enfant ?
Les questions se télescopaient dans la tête de la commandante.
Un nouveau mystère ? Une autre clé ? Comment en être certains ! Chacun des objets dans cette banale chambre d’enfant pouvait y avoir été placé dans un but précis. N’être là que pour remplir une fonction programmée, visant à fabriquer une autre réalité, celle qu’on voulait que Malone admette. Etaient-ils de simples jouets, ou des pièges disposés là à dessein ? Ce calendrier sous la forme d’un système solaire ? Ces étoiles fluo au plafond ? Cette couette Toy Story ? Cet avion Happyland ? Cette caisse de fauves en peluche ? Ces pirates Playmobil ? Cet album photo…
Tout en continuant de le feuilleter, Marianne repensait au raisonnement de son adjoint. Qui était cet enfant sur les photos dont on suivait les trois premières années de vie comme dans un conte de fées ?
Le même enfant ?
Deux gosses différents, à partir de photos habilement retouchées ?
Ou bien, plus probablement, le même bébé, mais à qui on avait raconté deux vies… La première jusqu’à ses trois ans, jusqu’au braquage, jusqu’au drame, jusqu’au traumatisme absolu. La seconde ensuite, pour oublier la première, pour protéger les adultes qu’il avait fréquentés depuis sa naissance. Le sacrifier pour les protéger.
Quelle mère accepterait cela ? De perdre son enfant, même pour quelques mois, si ces quelques mois effacent tous ses souvenirs et font de lui un étranger ?
Plus stupéfiant encore, quelle mère accepterait d’échanger son enfant contre un autre ? Car ils en avaient eu la preuve, Lucas Marouette avait fait un excellent travail d’enquête, Amanda et Dimitri Moulin avaient vraiment eu un enfant, Malone, né le 29 avril 2012, à la clinique de l’Estuaire.
Si l’enfant de Timo Soler avait pris la place de ce Malone, qu’était devenu l’autre gosse ?
Envolé, lui aussi ?