Aéroport du Havre-Octeville,
vendredi 6 novembre 2015,
15 h 20
Angélique souffrait. Sa position était presque insupportable. Ses cuisses, ses fesses et son dos reposaient sur des cartons qu’elle tassait en essayant de ne pas les écraser, risquant au moindre geste qu’ils s’effondrent sous elle comme un château de cartes.
Elle devait tenir en équilibre, comme une funambule assise sur un tabouret de verre posé sur un fil au-dessus du vide. Au moindre signe de faiblesse d’un des cartons, ses mains se plaquaient contre un des murs, pour soulager son poids, pour répartir les charges. Ses muscles se tétanisaient à force de tenir la pose.
En aveugle. Une funambule aux yeux bandés, histoire de corser encore le numéro.
Angie était prête à souffrir longtemps encore, une éternité s’il le fallait. Comment se plaindre de ce sang qui manquait au bout de ses jambes recroquevillées, de ses doigts aplatis, alors que le corps de Timo se vidait du sien depuis trois jours ? Comment maudire cette odeur atroce qui lui remontait dans les narines, ce mélange d’ammoniaque, de lavande et de merde, quand un parfum de mort embaumait le corps de son amour depuis trois jours, cette puanteur qu’elle combattait en pressant son propre corps contre le sien ?
Elle devait tenir, d’interminables minutes, comme elle le faisait depuis près d’une heure. Tout comme Timo tenait, sur le parking, dans la Twingo.
L’écran rétroéclairé de sa montre diffusa une faible lueur, suffisante pour lire sans que personne la repère à l’extérieur.
15 h 23.
Elle appellerait les secours dès qu’elle serait en sécurité.
Elle accentuait, par touches millimétrées, la pression de ses mains sur les parois, pour maintenir un infime mouvement de balancier renforçant l’équilibre. Du moins, c’est ce qu’elle supposait. C’est ce qu’elle avait lu. Elle avait tout lu, tout ce qui pouvait lui servir. Tout écrit, tout noté, tout prévu, afin de mettre le maximum de chances de son côté, peu importe si elle n’en avait qu’une sur cent, une sur mille.
Angélique entendit des pas rompre le silence. Des portes qu’on ouvre, qu’on cogne, qu’on claque. Presque aucune parole, aucun rire, aucune musique, seulement des pas, du bruit et des soupirs. Elle se retenait de respirer à chaque son, même si personne ne pouvait soupçonner qu’elle se tenait là. Tout près.
Des images silencieuses défilaient dans le noir. Le braquage de Deauville, Ilona et Cyril, abattus sous ses yeux, leurs cadavres allongés devant les thermes, la balle qui passe à travers la lunette arrière de l’Opel Zafira, la pluie de verre, la foule de vautours autour d’eux, et elle qui époussette les éclats de diamant dans les cheveux de son fils, avec naturel, comme si elle se contentait de balayer des confettis d’un revers de main après le passage du carnaval.
Le temps s’accélérait, elle revoyait le visage d’Alexis Zerda, sa panique, sa fureur contre Ilona et Cyril, morts pourtant ; sa colère contre Timo et son casque qui avait rebondi sur le trottoir devant l’hippodrome, blessé au poumon pourtant.
Zerda était sorti de la planque et s’était avancé vers la plage, c’était le soir, il n’y avait personne au pied de la falaise sur des kilomètres, puis il leur avait balancé que les flics feraient forcément le rapprochement avec lui, s’ils avaient identifié les trois autres braqueurs, ils n’auraient pas à aller chercher plus loin que la rue des Gryzońs.
« Ils n’ont pas de preuve, Alex, avait trouvé la force de murmurer Timo. Même s’ils me collent en taule, je ne dirai rien. »
Timo n’avait même pas dit ça par calcul, pour que Zerda ne le laisse pas crever là comme un chien blessé, l’achève peut-être. Il était sincère. Oui, repensait Angélique, son nigaud de Timo était sincèrement désolé pour ce salaud de Zerda, il était sincèrement prêt à s’excuser d’avoir laissé tomber son casque, d’avoir pris une balle dans le poumon, de n’avoir pas été à la hauteur du plan parfait conçu par le cerveau de la bande, un cerveau qui n’osait même pas croiser ses yeux mouillés.
Ses yeux de serpent, Angélique l’avait tout de suite compris, n’avaient évité ceux de Timo que pour mieux s’attarder sur son fils.
Malone. Elle devait l’appeler Malone maintenant.
Zerda avait dévisagé longuement le garçon de trente mois, du même regard qu’il posait sur les flics, les indics, tous ceux qui se plaçaient entre lui et sa liberté.
Malone connaissait le visage d’Alexis.
Si les flics remontaient jusqu’à cet enfant, ils n’auraient qu’à lui montrer une photo, n’importe laquelle de ces photos prises à Potigny, au club de foot ou dans le bar-tabac de la Mine, et Malone hocherait la tête en disant oui. Un gosse de trois ans ne peut sans doute pas être convoqué à la barre, lors d’un procès, mais son témoignage n’en constitue pas moins une preuve pour un juge d’instruction, suffisante pour l’embarquer, pour le coffrer, pour mettre tout en branle, justice, police.
Mieux qu’une preuve même, si Malone hochait la tête pour dire qu’il connaissait Zerda, ça devenait une certitude pour les enquêteurs : les quatre avaient préparé le braquage ensemble, depuis des mois, sous les yeux de l’enfant ; avaient parlé des heures de chaque détail devant ce gosse vif et bavard. Timo ne dirait rien, même s’il était pris ; elle non plus, même si les flics parvenaient à l’identifier. Seul le gosse représentait un danger.
Angélique avait alors réfléchi à la vitesse de ces planches à voile qui glissaient sur la mer noire derrière les cuves d’hydrocarbures. Il fallait convaincre Zerda que Malone n’était pas un témoin dangereux, en tout cas moins dangereux vivant que mort ; les arguments étaient venus d’eux-mêmes, juste après qu’elle eut envoyé son fils jouer sur la plage.
« Un gosse de moins de trois ans oublie, Alex. Oublie vite. Dans quelques semaines, quelques mois au plus, il aura effacé ton visage de sa mémoire. Il suffit d’attendre, de temporiser, de laisser tranquillement reposer le butin. »
Alexis Zerda avait longtemps observé Malone, avec ses bottes rouges, occupé à ramasser les lichens sur la plage et à les disposer en cercle entre de minuscules tas de galets.
Peut-être au fond Zerda avait-il compris qu’il n’avait pas le choix, que s’il choisissait d’éliminer l’enfant, il devait tuer aussi la mère, avant qu’elle ne l’étrangle de ses mains, et qu’il n’en avait pas envie.
Zerda avait toujours eu un faible pour elle.
Le con !
Son plan était né à ce moment-là. En reliant les trois seuls horizons qui s’ouvraient devant elle, l’encadrement rouillé de cette maison de tôles au premier plan, les bottes rouges de Malone sur cette immense plage au second et l’immensité de l’océan en arrière-plan.
Trois plans pour un seul, un plan dingue, un château de cartes, une maison de carton dont la moindre cloison pouvait faire basculer tout le reste.
Un plan minutieusement préparé pendant des mois, et exécuté pour ses derniers détails dans l’urgence ; depuis la nuit dernière, dès qu’elle avait compris qu’Alexis Zerda commençait à faire le vide autour de lui, se débarrassait de tout témoin gênant.
Dans l’obscurité, le son agaçant de talons aiguilles claquant sur le pavé la tira de ses pensées. Des pas rapides, saccadés. Une employée pressée avant de prendre son service ? Une working girl au temps compté ? Une femme élégante courant retrouver son amant ?
Si proche d’elle. Invisible…
Angélique se força à rester concentrée sur ses souvenirs. Oui, ce plan imaginé dans l’urgence était fou, irréaliste, mais elle n’avait pas d’autre choix. Elle devait fabriquer une à une ces petites cloisons et les assembler. Chacune était fragile, mais ensemble elles pouvaient tenir debout. Elle devait simplement séparer, compartimenter, et être la seule à connaître le plan d’ensemble. Ce n’était pas bien difficile au fond. Séduire, elle savait faire.
Séduire un homme seul, elle disposait de tous les atouts pour cela.
Séduire une femme seule était sans doute au fond plus simple encore. Les femmes seules se méfient des hommes, pas des amies qui tombent du ciel.
Vasile Dragonman. Marianne Augresse.
Le reste était entre les mains de son fils. Malone ! L’appeler Malone, s’enfoncer ce prénom dans le crâne. Avait-il suivi à la lettre ses conseils ? Avait-il sagement obéi à Gouti ? Avait-il écouté toutes ces histoires qu’elle avait enregistrées, en déguisant sa voix, en dissimulant tout cela à Alexis bien entendu. Comment ce tueur aurait-il pu imaginer que sa vengeance passait par des contes pour enfants et par un rat en peluche qui connaît la seule façon de se débarrasser des ogres ?
Les talons aiguilles s’éloignaient déjà, laissant place pour la première fois à des rires. Des rires d’enfants. Et plus fort qu’eux, avec quelques secondes de décalage, les cris d’une mère.
Grossiers, vulgaires. Sans humour, sans tendresse, sans justification, seulement les cris d’un garde-chiourme, comme si la joie de ses gosses était une insulte à sa propre existence, comme si la vie de ses gosses lui appartenait, et qu’elle en disposait, comme des objets. A ranger. A faire briller. A briser, par négligence ou par colère.
Envie-de-tuer.
Les gosses repartaient déjà dans l’autre sens, suivis des pas lourds de la mère.
Son plan, quand Angélique y pensait, lui rappelait des souvenirs plus anciens. Des souvenirs bizarres qui remontaient à la troisième, un recueil de nouvelles que la prof de français leur avait fait lire, un livre de science-fiction avec une série d’histoires qui racontaient la colonisation de Mars par les hommes, un truc de fous. Les Martiens, avant d’être tous tués par les hommes, possédaient des pouvoirs étranges, comme celui de prendre plusieurs apparences, selon qui les regardait. Un des derniers Martiens survivants s’était caché dans une ferme isolée, où les colons humains l’avaient pris pour leur fils mort des années plus tôt. Il était resté là, aimé, tranquille. Jusqu’à ce que ses parents adoptifs l’emmènent en ville. Mauvaise idée ! Dans la rue, une femme avait pris le Martien pour son mari décédé quelques jours plus tôt, un homme pour sa femme qui l’avait quitté, un autre pour un ami resté sur la Terre… Le Martien avait beau fuir, il trouvait toujours quelqu’un pour le reconnaître, lui prendre la main, la taille, le cou, le supplier de rester, de ne pas disparaître à nouveau. Il était mort ainsi, piétiné et écartelé par cette foule de gens en deuil qui l’aimaient sans vouloir le partager.
Elle comprenait aujourd’hui cette histoire de fous. C’est ce qui ne devait pas arriver à son fils.
Malone, pour Amanda.
Malone pour elle, désormais.
Son fils, même s’il portait le prénom d’un autre.
Un carton s’affaissa sous son poids, Amanda dut se retenir aux deux parois, priant pour que l’ensemble de l’édifice ne s’écroule pas. Elle souffla, la pyramide tenait bon, même s’il lui semblait que son trône improvisé continuait de s’affaisser, imperceptiblement, millimètre par millimètre. A chaque seconde, tout pouvait se casser la gueule.
Pas maintenant, pria-t-elle, pas si près du but. Il suffisait que sa maison de carton tienne debout encore quelques minutes.
Ensuite, ils auraient l’éternité pour en construire une autre, dans la clairière la plus lumineuse de la plus grande forêt du monde.
Loin.
Une maison de pierre, solide, indestructible.
Pour sa famille.
Elle, Timo et leur enfant.