Petite aiguille sur le 5, grande aiguille sur le 3
Le cap de la Hève n’était plus qu’un petit point à l’horizon qui disparut la seconde d’après sous l’aile du Boeing 737. Droit devant, par le hublot, Angie n’apercevait déjà plus que l’océan, sur lequel flottaient quelques nuages de coton qu’ils traversaient sans les fendre, comme des rêves crèveraient un oreiller de plumes.
Malone s’était endormi sur ses genoux. Gouti était coincé entre ses bras, contre sa poitrine. La peluche se soulevait, doucement, semblant respirer au même rythme que le garçon.
Comme épuisée, elle aussi. Le repos du héros qui tombe de sommeil dans l’épilogue de sa plus grande aventure.
Angie adorait cette sensation, cette impression d’être prisonnière, ne pas pouvoir bouger un bras, une cuisse, sentir l’engourdissement monter, contrôler jusqu’à sa respiration. Rien qui puisse réveiller son trésor.
Une hôtesse passa, souriante, prévenante, lui demanda si tout allait bien. Angie adora aussi le regard attendri de la fille sur son grand bébé endormi.
Elle avait tant espéré cet instant.
Offrir à cet enfant une seconde chance. A moins que ce ne soit lui qui lui fasse ce cadeau. Peu importe. Elle aussi, comme Gouti, calerait désormais son souffle sur celui de Malone.
Doucement, elle appuya son dos contre le velours bleu du siège, puis ferma les yeux.
Tout avait été facile, au fond.
Alexis Zerda était dangereux, mais prévisible. Elle n’avait eu aucun mal à le convaincre d’épargner l’enfant, de simplement l’échanger, le temps de quelques mois, le temps qu’il oublie tout… Pauvre fou ! L’enfant oublierait le pire, bien entendu, mais il se souviendrait du reste, de tout le reste, de ce qu’il faudrait, quand il le faudrait, grâce à Gouti.
Comment aurait-elle pu abandonner cet enfant dont Ilona et Cyril s’occupaient si peu, si mal ? Pendant les mois qui avaient précédé le braquage, elle avait été sa nounou, sa grande sœur, sa maman même ; c’est elle qui le couchait, le levait, le lavait, lui racontait des histoires pendant que tous les autres répétaient une énième fois leur plan, chaque rue de Deauville, chaque centimètre de la carte, chaque seconde de ce hold-up qui ne devait durer que trois minutes et leur assurer la fortune pour le reste de leur vie.
Gouti n’avait pas menti, au fond, Angie était sa maman, sa vraie maman, bien avant que ses parents ne montent au ciel.
Amanda Moulin, d’une autre façon, était prévisible elle aussi. Bien entendu, elle était tombée amoureuse de ce nouveau Malone. Bien entendu, elle était prête à tout pour le garder, pour rester avec lui, pour s’enfuir avec lui à l’autre bout du monde, si elle trouvait les billets pour le paradis ; à se débarrasser de quiconque se mettrait en dehors de sa route, si elle trouvait l’arme pour l’enfer. Peu importe si les flics découvraient une trace informatique de sa recherche de billets d’avion, ce serait une autre façon de brouiller les pistes ; elle les avait commandés avec l’ordinateur de Zerda, celui planqué avec le butin à la base de l’Otan, mais elle avait pris soin de supprimer tous les fichiers mentionnant les noms d’Amanda et de Malone.
La seule inconnue concernait Marianne Augresse. Il fallait qu’elle comprenne. Pas trop tôt, pour ne pas enrayer l’engrenage, pas trop tard, pour qu’elle ait le temps de repenser à ses confidences. Lui envoyer une lettre anonyme avait suffi pour provoquer leur rencontre, ensuite Angie avait mis le paquet, toutes ses tripes. Jamais elle n’était allée aussi loin avec une amie.
La sincérité emballée dans un mensonge. C’était le pari. Un bluff désespéré, le prix de sa liberté.
Une dernière fois, elle repensa aux certitudes psychanalytiques qu’elle balayait d’un revers de main. En pleine conscience.
Malgré les interminables conversations qu’elle avait eues avec Vasile Dragonman sur la résilience, elle n’était pas parvenue à se convaincre qu’il valait mieux réveiller les fantômes, les affronter, plutôt que de les laisser dormir dans l’oubli.
Elle n’était pas parvenue à admettre qu’il valait mieux faire porter à un enfant le fardeau de la vérité, pour le reste de ses jours, au nom du droit de savoir, alors que le mensonge lui offrait la chance de déchirer la page raturée et de recommencer à écrire sa vie sur un cahier blanc.
Bien entendu, elle n’ignorait rien de la mémoire traumatique, de l’inconscient et des chimères qui hanteraient Malone toute sa vie. Mais elle ne parvenait pas à croire que l’amour, son amour, ne pèserait pas plus lourd dans la balance du bonheur.
Le Boeing continuait de prendre de l’altitude. Des bouts d’estuaire rapetissaient. Dans quelques secondes, ils passeraient au-dessus des nuages, de l’autre côté du monde. Dans l’obscurité naissante, la dernière trace de vie se limitait aux guirlandes lumineuses qui faisaient briller la ville. La plupart des voitures avaient déjà allumé leurs phares.
Avant de quitter cette terre et de filer vers un autre continent, Angie ne put s’empêcher de penser à Timo. C’était la seule limite de son plan. Il ne pouvait pas s’enfuir avec eux ! Il était fiché, impossible pour lui de prendre l’avion, de franchir la douane.
Elle posa sa main sur le front de Malone, puis elle lui murmura à l’oreille, pour que ses mots s’impriment dans ses rêves.
— Papa nous rejoindra plus tard…
Elle l’espérait. Elle l’espérait tant. Timo serait un merveilleux père.
Prenant soin de ne pas réveiller Malone, elle se pencha une dernière fois vers le hublot. L’ultime image qu’elle retint, avant que les nuages n’avalent définitivement toute trace de vie sur terre, fut celle de la toile d’araignée urbaine, jaune et scintillante, à l’exception d’une lumière bleue qui serpentait plus vite que les autres.