Petite aiguille sur le 1, grande aiguille sur le 11
Après avoir descendu plus de la moitié de l’escalier, ils étaient presque parvenus à la hauteur des quatre grands cylindres. Le bateau flottait, face à eux. Sur leur droite, on commençait à apercevoir les premières maisons abandonnées.
Amanda n’était jamais venue ici. Elle avait parfois entendu parler de ce lieu étrange, mais jamais elle n’avait fait le rapprochement avec les histoires de Malone.
Maintenant, elle comprenait.
Malone tenait toujours sa main. Sage. Obéissant. Perdu dans ses pensées. Ses souvenirs peut-être.
Zerda marchait derrière eux, au même rythme, au même pas. Elle sentait qu’il aurait voulu qu’ils aillent plus vite, mais il ne disait rien. Le gosse avançait sans chouiner, il devait s’en contenter.
Il n’avait rien dit non plus lorsqu’elle s’était arrêtée quelques secondes pour retirer son trench-coat et le porter sur son bras. Elle était trempée sous l’acrylique, des gouttes glacées dégoulinaient dans son dos. La peur. La sueur. La descente était pénible. Le vent froid les cinglait, pleine face, mais elle avait tout de même dégrafé deux boutons de son chemisier.
Gorge ouverte. Une folie. Un truc à attraper la crève. Ou à la retarder, au moins… Le prétexte de l’effort physique était dérisoire, mais elle n’avait pas d’autres atouts, pas d’autre choix que d’envoyer à Zerda quelques messages grossiers.
Qu’elle était une femme…
Que s’il voulait…
Elle n’avait rien d’autre à sacrifier pour que Malone ait une chance de s’en sortir. Elle n’avait pas su protéger son premier enfant. Elle devait réussir à sauver le second.
Elle continuait de poser les pieds sur les marches, à un rythme régulier, il en restait encore une petite centaine avant d’atteindre la plage. Un escalier vers l’enfer…
Celui d’où Malone était tombé.
L’autre Malone, celui qui était mort.
Le 17 janvier 2015, le jour où elle avait reçu le courrier de la clinique Joliot-Curie, ce courrier qui annonçait que son fils n’avait plus que quelques semaines à vivre, que la lésion s’ouvrait dans son cerveau comme une fissure capable de fendre une pierre, ce jour-là, Dimitri n’avait rien dit en partant.
Il était revenu le soir.
Avec un autre gosse. Pour remplacer celui, condamné, qui dormait dans sa chambre à l’étage.
La promesse d’un autre gosse, plus exactement… si elle était d’accord.
Elle l’avait d’abord pris pour un fou. Elle n’avait rien compris à son histoire de copain qu’il n’avait pas revu depuis des années, Alexis, un copain prêt à leur rendre service, un service mutuel, un échange, un troc, une bonne affaire, il avait employé tous ces mots, elle s’en souvenait, ces mots qui ressemblaient à ceux qu’on utilise quand on négocie des bibelots avec ses voisins dans un vide-grenier.
Sauf qu’ils parlaient d’un enfant. Leur enfant.
C’était du provisoire, avait d’abord dit Dimitri, c’était pour quelques semaines, quelques mois au plus, le temps du deuil, le temps que la douleur s’éloigne. Une sorte d’antidépresseur, un gosse qui rit dans la maison, qui réclame une mère, qui réclame des jeux et des câlins. Puis, vite, il avait compris que ce n’était pas la bonne stratégie. Même s’il était très con.
L’image du cadavre de son mari repassa fugitivement devant les yeux d’Amanda. Du provisoire… Dimitri avait raison, au fond. Du provisoire et du prémonitoire, pour lui au moins. Quelques mois, c’est pile le temps qu’il lui restait à vivre.
Mais ce soir-là, encore bien vivant, Dimitri, il avait su changer de stratégie. Il avait prononcé les mots qu’il fallait, les seuls qui pouvaient la faire changer d’avis, lui faire accepter ce plan infernal.
Peut-être même qu’on pourra le garder…
Amanda n’avait posé les questions que plus tard, elle voulait connaître l’histoire de cet enfant tombé du ciel pour remplacer celui tombé de l’escalier, comprendre pourquoi il fallait le protéger, pourquoi sa mère et son père voulaient l’éloigner, dans un premier temps. Peut-être même ne plus jamais le revoir, dans un second temps, si la promesse de Dimitri n’était pas un mensonge de plus.
Peut-être même qu’on pourra le garder.
Amanda avait pourtant hésité… Quelle sotte, quand elle y repensait ! Dire que si elle avait refusé la proposition de Dimitri et Alexis elle n’aurait plus jamais senti la main chaude d’un petit homme dans la sienne, le cœur chaud d’un bout de chou contre le sien, les petites lèvres humides d’un lutin contre sa joue flasque.
Heureusement, elle avait fini par céder à Dimitri. Elle l’avait enfin compris, ce gosse qu’on lui offrait était une chance, une seconde chance.
Malone était condamné. Depuis des semaines, il ne parlait plus à personne à part à ses foutus insectes. Il communiquait à travers les ondes peut-être, par des antennes invisibles, par télépathie, mais sans rien exprimer. Ni joie, ni peine. Ce sont les médecins qui diagnostiquaient le mal qui le rongeait, cette douleur que les colliers de médicaments avalés ne suffisaient pas à diminuer, pas plus qu’ils ne parvenaient à ressouder cette fissure qui écartelait son cerveau. Fièvres, migraines, délires de la pensée. Ce maudit pont de Varole programmé pour s’effondrer. Lui ne montrait aucune souffrance.
Peut-être valait-il mieux que Malone s’envole, qu’il échappe à la souffrance avec laquelle il était enfermé, et qu’on redonne à sa mère la chance d’élever un autre bébé, d’en protéger un autre. Cela lui semblait tellement clair aujourd’hui, tellement évident.
La mer léchait les galets. Amanda se demanda si elle montait ou descendait. A l’absence de marques humides sur les pilotis et d’algues gluantes accrochées, elle conclut qu’elle montait. Ils devraient aller vite.
*
* *
Ils étaient enfin parvenus aux dernières marches, il ne restait plus qu’un parapet de béton à franchir avant d’atteindre la plage. Amanda essaya d’aider son fils, mais il se déroba, agile, se hissa sur le rebord, pour ne lui redonner la main qu’ensuite, toujours protégé dans sa capuche.
Bien sûr, s’était-elle dit en pleurant devant la chaise où Malone dormait, se bavant dessus, se pissant dessus, s’en fichant plus encore qu’un animal agonisant. Bien sûr, celui-là, le nouveau bébé, elle ne l’aimerait pas autant, ce ne serait pas le sien, ce serait juste une façon de se faire pardonner par son véritable enfant, de lui prouver qu’elle pouvait être une bonne maman, généreuse, attentive, protectrice, qu’il pourrait être fier là où il était, là où il ne souffrait plus.
Elle serra la main de son fils avant d’atteindre les galets. Un petit saut d’un mètre. Fort. Trop fort.
Il ne se plaignit pas. Il ne se plaignait jamais.
Elle ne pouvait pas savoir, alors, à quel point elle aimerait cet autre gosse qui devait prendre le même prénom que le sien.
Il était intelligent, imaginatif, pudique, il était comme elle aimait les hommes, comme elle aurait pu, voulu aimer un homme. Gentil, réfléchi, sensible à la fantaisie et à la poésie, s’intéressant aux fusées plus qu’aux voitures, aux baguettes magiques plus qu’aux sabres, aux rosiers plus qu’aux ballons, aux dragons plus qu’aux chiens.
Elle était prête à tout pour lui, même s’il ne l’aimait pas, pas comme une maman, pas encore, mais ça viendrait. Avec le temps. Et s’il n’avait pas le temps, il l’aimerait à travers ses souvenirs, si elle mourait pour lui.
Un instant, sans même se retourner vers Zerda, elle imagina que les embruns salés qui coulaient sur sa gorge nue la rendaient désirable.
Ils avaient atteint la plage et progressaient plus lentement encore. Amanda en était désormais certaine, la marée montait, rapidement, roulant les galets secs et les ramenant mouillés, quelques centimètres plus loin, dans un bruit de chantier. Malone ne lâchait pas des yeux les maisons sur pilotis, alignées et abandonnées.
Zerda était passé devant. Il désigna des yeux la troisième maison, celle aux volets brisés, sans même que son regard glisse vers Amanda, encore moins dans son décolleté détrempé. Il en ajouta même un peu, surjouant l’indifférence, en se penchant vers Malone sur le ton de la confidence comme si sa mère n’existait plus.
— On se dépêche, mon grand. On n’est plus à l’abri ici, il paraît que tu as parlé de notre cabane secrète à un étranger.
Il cligna un œil dans sa direction, comme pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas.
En se relevant, il jeta cette fois un regard appuyé sur Amanda, vertical, de son visage à sa poitrine, comme un scanner fatigué.
— On n’a pas de temps à perdre, insista-t-il.
Elle trembla, hésita à remettre sa veste.
On n’a pas de temps à perdre ?
Amanda n’avait plus la force de lutter. Dans quelques mètres ils atteindraient cette maison abandonnée sur cette plage déserte. Le doute submergeait son esprit, le roulis des galets roulés l’empêchait de réfléchir, le moindre bruit la déconcentrait, elle n’était pas plus intelligente que Dimitri, au fond. Elle finirait comme lui, étendue dans une mare de sang, une balle entre les deux yeux.
Elle observa sottement la mer monter.
La marée emporterait son corps au loin, dans les boues de l’estuaire, avec les autres ordures tombées des porte-conteneurs. Sa main était trempée, celle de Malone glissait dans la sienne comme un poisson juste sorti de l’eau.
Son corps, sa vie, ce chemin de croix, elle s’en fichait, du moment que son fils survivait.
*
* *
Zerda s’arrêta devant la maison et leur lança un franc sourire. La crosse de son Zastava dépassait toujours du blouson qu’il venait de rouvrir. Il semblait lire les interrogations intérieures d’Amanda comme s’il avait installé un mouchard dans son cerveau. Elle paniquait, elle hésitait, elle espérait encore, une trêve au moins, un répit. Qu’il épargne le môme. Qu’il la baise avant de la tuer. Qu’il se contente du butin.
Parfait !
Lui n’avait aucun doute. Aucune raison de modifier son plan. Après tout, pourquoi se priver de continuer de jouer au Petit Poucet, puisqu’aux yeux de ce gosse, il était déjà un ogre.
Il avait déjà trop traîné depuis des mois. A jouer les gardes-malades auprès de Timo pour éviter qu’il ne se dénonce. A laisser reposer son trésor. A attendre que le gosse oublie ; que les flics regardent ailleurs.
Il gravit les trois marches menant à la maison de bois et de tôles, dans le même état de délabrement que les dix autres cabanes formant ce bidon-plage, puis sortit la clé de sa poche, même s’il aurait tout aussi bien pu pousser du pied la porte de bois vermoulue. Il luttait contre l’euphorie qui montait. Ne pas la laisser le noyer, ne pas se griser.
Difficile.
Il savait que de cette maison où ils avaient passé toutes les semaines avant le braquage, avec Timo, Ilona, Cyril et le gosse, que de ce repaire de pirates, comme ils le surnommaient, il ressortirait dans quelques minutes. Riche.
Et seul.