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Dix heures qu’il ronfle.

Envie de tuer

Il ne ronfle plus. Il dort sur le côté. Il a un peu les pieds froids. Il y a juste des traces de bave et de sang sur l’oreiller.

 

Condamné : 336

Acquitté : 341

 

www.envie-de-tuer.com

Un bain de sang.

Ce n’était pas une expression, c’est littéralement ce que les yeux de la commandante Marianne Augresse découvraient dans cette salle de bains aux murs cloqués d’écailles, plongés dans une baignoire sabot comme on en installait dans les années 1960, aux robinets mités de rouille, aux jointures piquetées de moisissure et au fond de laquelle stagnait une mare de sang, profonde de près de deux centimètres, incapable de s’évacuer par l’orifice obstrué de poils et de cheveux.

Le diagnostic de la commandante n’était pas bien difficile à dresser : un homme blessé avait été traîné là, avait été hissé dans la baignoire, lavé, séché, avec tout l’inconfort qu’une telle antiquité de faïence, haute de près d’un mètre, supposait.

Timo Soler, sans aucun doute.

Ils possédaient désormais la quasi-certitude que quelqu’un l’avait aidé. A se doucher. A s’habiller.

A se tirer, avant qu’ils arrivent.

Marianne en aurait bientôt la confirmation, une dizaine d’hommes s’affairaient dans le F2 du cinquième étage de la rue de la Belle-Etoile. Timo et son complice avaient filé en urgence. L’appartement était resté en l’état, comme s’ils étaient sortis faire une course et qu’ils allaient revenir avec une baguette et le journal sous le bras. Habits froissés au pied du lit, vaisselle dans l’évier, bols sur la table, radio en sourdine, chaussures éparpillées dans le couloir.

Comme s’ils allaient revenir.

Tu parles ! pesta intérieurement la commandante. Soler était encore passé entre les mailles de leur toile tendue, leur intervention s’était à nouveau soldée par un foirage total, même si, cette fois, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait se reprocher.

Ses hommes avaient avancé avec précaution vers l’appartement de Soler. Quadrillé progressivement le quartier, puis le bloc, puis l’immeuble, puis la cage d’escalier. Et pourtant, le braqueur blessé avait filé avant même que la première voiture de police n’entre aux Neiges.

Pour quelle foutue raison ? Timo Soler avait appelé Larochelle il y avait moins d’une heure. D’après le chirurgien, la souffrance était devenue insupportable pour Soler, mais il refusait de se rendre à l’hôpital, ou même simplement de sortir de chez lui. Cloué au lit ! avait précisé Larochelle avec fierté, comme s’il avait lui-même tenu le marteau. Soler avait donné son adresse au chirurgien, il était prêt à payer cher, très cher, pour une intervention discrète à son domicile. Pourquoi alors décamper quinze minutes plus tard, alors qu’aucun flic ne se trouvait encore dans les parages ?

Des hommes gantés étalaient des habits sur le lit, toute une garde-robe écarlate. Pas un pantalon, pas un slip, pas un tee-shirt qui ne soit imbibé de sang.

Est-ce que ce toubib n’avait pas su jouer la comédie au téléphone ? Timo Soler, après avoir raccroché, s’était-il méfié ?

Etrange…

Marianne Augresse observa avec davantage de concentration l’appartement. Ses yeux se posaient au hasard, sur les torchons accrochés à la patère, sur les chaussettes posées sur le tancarville, sur les journaux rangés sous la table du salon… Quelque chose dans ce décor la gênait, un je-ne-sais-quoi qui ne collait pas, une somme de détails insignifiants mais qui, rassemblés, lui donnaient l’impression qu’on pouvait voir sous un autre jour la cavale de Soler, la façon dont il vivait, la solution qu’il avait trouvée pour survivre, caché et blessé pendant tous ces mois.

C’était là, tout près, devant ses yeux, la commandante en était persuadée, mais elle ne parvenait pas à attraper un élément saillant qui aurait tout éclairci.

Elle pesta encore, bouscula Constantini qui passait avec nonchalance le Polilight sous le canapé. Parmi la dizaine d’hommes occupés à retourner l’appartement, était-elle la seule à ressentir ce trouble ?

Etrange, ça aussi.

D’autant plus qu’elle était convaincue que la solution se trouvait là, évidente, à portée de main, comme un mot familier qui vous nargue au bout de votre langue… Elle regardait encore la cuisine, ouvrit machinalement le réfrigérateur, les placards, quand son téléphone sonna.

Le lieutenant Lechevalier.

Elle ne le laissa pas entamer la conversation.

— Ramène-toi, Jibé, on a besoin de toi ici.

— Papy n’est pas là ?

— Non, cette tête de mule est partie il y a une heure en direction de Potigny, le fief des époux Lukowik et de leur bande de copains d’enfance, Alexis, Timo et les autres. Il croit que le magot est planqué là-bas et moi, comme une conne, j’ai signé le bon de sortie. Je vais me faire engueuler pas le juge Dumas, même si je ne pouvais pas prévoir les rebondissements de ce matin. Trop tard pour que Papy fasse demi-tour… De toute façon, maintenant, c’est à la police scientifique de jouer. Ils n’ont plus qu’à chercher dans les rues du Havre si Soler a joué les Petit Poucet avec son sang.

— Avant que les mouettes n’effacent les traces. Tu sais qu’elles deviennent carnivores, à force de bouffer les cadavres de clandestins qui flottent dans le port.

Marianne Augresse ne releva pas.

— T’es où ?

— Boulevard Clemenceau, Résidence de France, on arrive chez Dragonman. Il logeait au quatrième.

Il logeait…

L’usage de l’imparfait fit exploser une bombe quelque part sous son crâne. Une douleur brève et intense. Un nouveau sillon cérébral venait sans doute de céder, Marianne avait de plus en plus de mal à tout cloisonner dans son cerveau, à se concentrer simultanément sur les deux affaires, le meurtre de Vasile, la cavale de Timo Soler. Elle devait pourtant gérer les deux enquêtes en zappant en permanence de l’une à l’autre. Pouvait-on enquêter sérieusement ainsi ?

Certainement pas, mais peu importait. Hors de question de déléguer !

— Et l’école, Jibé ?

— Celle de Manéglise, ce matin ? Comment te dire, j’ai ressenti une impression bizarre.

Marianne haussa le ton.

— Comment ça ?

— Eh bien, une sorte de malaise. Tu vois, se pointer dans une école à l’heure de l’entrée des classes, vers 8 h 30, se planter dans la cour de récréation et y être dévisagé comme une sorte d’intrus pervers par tous les bouts de chou, alors qu’à cause de ce boulot de merde, je ne peux même pas emmener mes propres gamins dans leur école.

La commandante soupira.

— Abrège ton couplet de père modèle, Jibé ! T’as appris quelque chose à Manéglise ?

— Rien de précis. Vasile Dragonman était le seul psy scolaire sur tout le secteur nord du Havre, il tournait sur trois cantons, cinquante-huit communes, vingt-sept écoles, plus de mille gosses à qui il faisait passer des tests pour ne suivre en entretien particulier qu’une trentaine de gamins chez lesquels il avait décelé des troubles…

Marianne repensa malgré elle à l’affaire Weber, ce psy assassiné en 2009 à Honfleur, un matin devant son cabinet. Il suivait plus de cinquante patients, plusieurs centaines si on remontait sur quatre ou cinq années, de l’ado schizophrène au vieil alcoolique délirant. Autant de coupables potentiels dans une crise de démence, pour un médicament oublié, pour une confidence regrettée, pour un rendez-vous refusé. Chacun de ces cinquante malades dont le nom figurait dans l’agenda de Weber possédait un mobile précis pour tuer le psy.

Etait-ce aussi le cas de Vasile ? S’occupait-il d’autres enfants à problèmes trop bavards dont les parents buvaient, frappaient, attouchaient ? Avait-il appris des secrets de famille à ce point sordides que chaque adulte dénoncé puisse souhaiter sa mort ?

Une trentaine de gamins, répéta la commandante dans sa tête. Mais Vasile n’était venu la trouver que pour un seul d’entre eux.

Elle insista.

— Je ne te parle pas des autres écoles, je te parle de Manéglise. Détaille…

— La directrice est plutôt sympa. Elle s’était engueulée avec Dragonman, hier, mais elle semblait sincèrement touchée par sa disparition. C’est elle qui m’a donné son adresse. Visiblement, il gardait tous ses dossiers chez lui, il avait un vieux portable, mais il imprimait tout, entretiens, comptes rendus, prescriptions pour les médecins, sans parler des dessins des gosses, des cahiers entiers noircis à longueur de séances. Je suis devant l’immeuble. On va s’amuser, pour faire le tri.

— Pas le choix, Jibé. Concentre-toi d’abord sur le dossier du petit Malone Moulin.

 

Soudain, sans que la commandante ait le temps de fermer les paupières ou de détourner la tête, les yeux noisette de Vasile Dragonman apparurent en surimpression dans le ciel gris du Havre qu’elle apercevait à travers le carreau sale de la cuisine. Des yeux pétillants de malice, ceux d’un esprit libre encore connecté à l’enfance. Une petite voix martelait à Marianne qu’il était mort à cause de cela, de cette carte au trésor sur laquelle il inscrivait les délires d’un gosse…

La commandante resta un moment à suivre le lent étirement des nuages en filaments, jusqu’à ce que le souvenir de Vasile s’estompe, avant de détailler à nouveau les placards de la cuisine. Des dizaines de boîtes de conserve, des paquets de pâtes, des sauces colorées dans des bocaux de verre.

Et toujours la même impression obsédante, cette certitude que ce décor, ces objets masquaient une évidence qu’elle ne parvenait pas à définir.

Elle n’était pas assez concentrée !

Elle s’en voulait de ne pas parvenir à faire abstraction de ces histoires de plans secrets, de pirates et de fantômes. Elle avait appris depuis longtemps à les oublier, ces contes et légendes du passé, à en faire le deuil à chaque marche gravie dans la hiérarchie de la police, à renoncer au rôle de la fille futée dans les équipes d’enquêteurs de son enfance, autant d’idoles à qui elle devait sa vocation, Claude la cheftaine du Club des Cinq, Vera le cerveau de Scooby-Doo, Sabrina, la moins féminine des drôles de dames.

Canon, quand même. Bien plus qu’elle.

— Marianne ? s’inquiéta Jibé.

Le regard de la commandante, toujours perdu dans la cuisine, s’était soudain arrêté sur un torchon pendu à la patère.

Son cœur, à l’inverse, s’affola. En une fraction de seconde, tout était devenu limpide. Elle avait compris ce qui la dérangeait depuis le début dans l’appartement de Timo Soler.

Afin de reprendre sa respiration, elle observa successivement chaque agent occupé à fouiller le moindre centimètre carré de l’appartement.

Dix hommes, aucune femme.

Forcément…

— Marianne ?

La commandante s’obligea à ordonner calmement les indices dans sa tête. Sans aucun doute, tous convergeaient : derrière le désordre apparent, l’appartement vétuste, l’odeur de pourriture, tout était rangé. Agencé. Ordonné. Presque avec goût. Jamais un type entre la vie et la mort n’aurait éprouvé ce besoin. Un complice de cavale non plus. Surtout pas Alexis Zerda.

L’évidence s’imposait, comment n’y avaient-ils pas pensé plus tôt ?

Elle fixa encore les chaussettes étendues sur le tancarville.

Cet appartement était habité par un couple !

Une femme vivait ici avec Timo Soler. Sa copine, sa maîtresse, sa femme, peu importe, mais c’est grâce à elle qu’il avait survécu. C’est grâce à elle qu’ils s’étaient tirés.

Pour aller crever quelque part tous les deux ensemble ?

Elle hurla presque, sans se préoccuper du téléphone portable au bout de son bras.

— Fouillez tout ! Trouvez-moi la preuve formelle qu’une fille habitait ici.

*
*     *

Un bon quart d’heure s’était écoulé. Marianne avait finalement demandé à Jibé de monter chez Vasile Dragonman, de commencer à trier ses archives et de la tenir au courant régulièrement. Pendant ce temps, elle suivait la localisation des patrouilles dans le quartier des Neiges sur son iPad. L’application GéoPol ressemblait à un jeu vidéo, une sorte de Packman sophistiqué où les véhicules de police devaient quadriller le maximum de routes sans jamais se croiser.

Dans laquelle de ces rues se cachait Timo Soler ? Au fond d’une voiture, recouvert d’une couverture, avec sa copine au volant ? L’existence de cette fille n’était plus une simple hypothèse, les enquêteurs n’avaient pas eu de mal à isoler les traces matérielles d’une présence féminine dans l’appartement. Des cheveux longs, châtain clair, retrouvés dans la douche ; de légères traces de rouge à lèvres sur un verre à dents ; une culotte en dentelle glissée derrière le meuble de rangement de la salle de bains.

Très sexy. Du 36.

Le regard noir de la commandante avait dissuadé ses hommes de tenter la moindre allusion grivoise à propos de cette inconnue qu’ils devinaient fine, sans doute jeune, jolie, et maquillée…

L’agent Constantini, à force de promener son Polilight, avait trouvé du sang sur le palier, puis sur les trois premières marches de l’escalier, mais pas sur les suivantes. Marianne avait envoyé trois hommes, chacun équipé d’une lampe à lumière noire, traquer d’éventuelles autres taches, devant l’immeuble, sur le parking, sur la route, histoire de se donner un point de départ, un premier indice sur la direction suivie par les fugitifs…

Sans que la commandante y croie vraiment !

Les tourtereaux s’étaient envolés, miraculeusement. Dans l’esprit de Marianne, une affaire chassait l’autre. Entre deux ordres lancés mécaniquement, ses pensées revenaient sans cesse à Malone Moulin, à Vasile Dragonman. Dès qu’elle se tournait vers les fenêtres de l’appartement, le visage juvénile du psychologue scolaire continuait de s’imprimer dans le ciel, un peu flou, la barbe, les cils et les cheveux blanchis par les nuages, comme passé par le filtre d’un logiciel de vieillissement. La preuve que le charme de Vasile serait demeuré intact avec le temps, pensait Marianne, troublée par la superposition sur l’horizon des images qui hantaient son esprit.

Si elle avait été seule, elle se serait effondrée en larmes. Non, un tel visage ne pouvait disparaître sans que les ans le sculptent avec patience. Non, de tels yeux étoilés ne pouvaient pas s’être éteints en une nuit.

Elle repensa soudain aux questions étranges d’Angie, quelques minutes plus tôt, au téléphone.

On est certains que… que c’est lui ?

Après tout, il restait un espoir, il n’y avait aucune preuve formelle que le cadavre retrouvé carbonisé sous sa moto soit celui de Vasile Dragonman. Il n’était sans doute pas le seul Havrais à rouler en Guzzi California.

— Téléphone, commandante.

L’agent Bourdaine se tenait immobile dans un coin de la salle, tel un ficus décoratif dont on ignore s’il est vivant ou imité. Marianne tournait le dos au policier, observant au loin les immenses squelettes des grues du port.

Elle tendit le bras et répondit par réflexe :

— Commandante Augresse.

— C’est Ortega, je suis à la morgue. Ç’a été moins long que prévu, Marianne.

— Moins long que quoi ?

— On a eu de la chance. On a retrouvé tout de suite son dossier médical. Il était suivi par Kyheng Soyaran, un dentiste rue Sery. On se connaît bien, on a fait médecine ensemble. Il m’a envoyé les radios de ses dents par mail. Ça a pris moins de cinq minutes. Les comparer un peu plus…

— Les comparer à quoi ?

— A la mâchoire du type retrouvé sous sa moto ! Tu pensais à quoi d’autre, Marianne ? Tu te doutes bien que ses dents n’ont pas eu le temps de fondre !

Marianne Augresse déglutit.

— Et alors ? Va droit au but, bordel !

— Zéro doute. Même mâchoire, même dentition, certifié 32 sur 32. Tu n’as même pas besoin d’attendre l’analyse ADN. Le type mort sous sa moto cap de la Hève, ma belle, c’est ton psy scolaire, Vasile Dragonman.