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Petite aiguille sur le 12, grande aiguille sur le 1
La classe s’éparpilla et Malone se retrouva seul. La moitié des enfants se rangeaient déjà en rang par deux, formant une chenille bruyante pour se rendre à la cantine en franchissant la petite grille de fer derrière la cour de récréation. L’autre moitié se précipitaient vers leurs parents. Des mamans surtout. Les papas, eux, venaient plutôt le matin ou le soir. Chaque enfant attrapait une main, deux bras, sautait à un cou ou se collait à une jambe.
Pas Malone. Pas aujourd’hui.
— Tu attends là, sagement. Pas longtemps.
Clotilde, sa maîtresse, lui avait fait un grand sourire.
C’était vrai, Malone n’attendit pas longtemps, Maman-da et Pa-di arrivèrent juste après que les autres parents furent partis. C’était rare que Maman-da soit en retard, mais d’habitude, elle venait toute seule le chercher pour manger, jamais avec Pa-di.
Malone courut attraper la main de Maman-da. Il avait compris, on le lui avait encore rappelé le matin, ils devaient parler à la maîtresse ce midi, après l’école, à cause des histoires qu’il racontait. Ça lui fit drôle d’entrer dans la classe vide, d’avoir tous les jouets rien que pour lui.
— Monsieur et madame Moulin ? Je vous en prie. Asseyez-vous…
Clotilde Bruyère désigna un peu gênée les seules chaises disponibles de la classe de petite section de maternelle, hautes de trente centimètres. D’ordinaire, les réunions avec les parents d’élèves se tenaient là et cela ne posait aucun problème aux adultes.
D’ordinaire.
Sur sa chaise de Lilliputien, Dimitri Moulin, avec son mètre quatre-vingts et ses cent dix kilos, ressemblait à un éléphant de cirque les fesses posées sur un tabouret. Jambes repliées, ses genoux lui arrivaient au menton.
Clotilde se tourna vers Malone.
— Tu nous laisses, mon grand ? Tu vas jouer un petit peu dans la cour. On n’en a pas pour très longtemps.
Malone s’y attendait. Il s’en fichait. Il avait oublié Gouti exprès, assis dans le coin des poupées, à côté du lit bleu. Personne ne remarquerait son doudou et Gouti lui raconterait tout, après. Il sortit de la classe et regarda avec envie le toboggan et le tunnel, ceux où d’habitude les grands jouaient toujours et lui jamais. Il hésita à en profiter, à courir.
Le ciel était tout noir, comme s’il allait pleuvoir.
Les toilettes étaient loin du toboggan et du tunnel, très loin, presque à l’autre bout de la cour. Si la pluie se mettait à tomber d’un coup, il ne pourrait pas courir assez vite pour échapper aux gouttes de verre.
Il entendit Pa-di crier à ce moment-là, même si la porte de la classe était fermée. Pauvre Gouti, pensa Malone.
Son doudou avait toujours un peu peur quand Pa-di se mettait en colère.
Dimitri Moulin avait déplié ses jambes sur le tapis pour petites voitures. Nerveusement. Du talon, il écrasait au petit bonheur les maisons, jardins et routes imprimés en trompe-l’œil.
— Madame Bruyère, je vais être clair. J’ai autre chose à faire que de retourner en maternelle ! Je viens de retrouver un boulot. J’ai été obligé de négocier avec mon patron pour commencer à 13 heures. Vous vous en foutez, je m’en doute, votre salaire, il tombera tous les mois jusqu’à la retraite, mais pas moi.
Le couplet sur les fonctionnaires ! Clotilde encaissa. Elle n’en avait pas encore l’habitude, elle n’avait que six ans d’expérience dont deux comme directrice, mais on l’avait prévenue, c’était un classique, presque autant que les réflexions sur le nombre de semaines de vacances. Elle avait choisi les petits de maternelle parce qu’elle était douce et patiente. Cette qualité était censée lui servir aussi pour amadouer les papas ours en colère.
— Ce n’est pas le sujet, monsieur Moulin.
— OK, alors accélérons. Tenez, j’ai tout amené. Regardez, ça vaudra mieux qu’un long baratin.
Il sortit du sac à dos qu’il portait en bandoulière une série de chemises cartonnées.
— Extrait de naissance ! Livret de famille tamponné par la mairie et la maternité. Albums photo du petit depuis qu’il est né. Allez, regardez. C’est pas notre môme, peut-être ?
Amanda, à ses côtés, restait silencieuse. Ses yeux s’égaraient vers le coin poupées. Malone avait laissé sa peluche assise dans la chaise haute. Gouti les fixait comme s’il ne perdait pas une miette de la conversation. Comme s’il les espionnait, pensa même bêtement Amanda.
— Monsieur Moulin, parlementa l’institutrice, nous n’avons jamais remis en cause le fait que Malone soit votre enfant. C’est juste que…
— Nous prenez pas pour des cons ! coupa Dimitri Moulin. On a bien compris les allusions de ce psy, le Roumain, Vasile je ne sais pas quoi… Et puis les vôtres aussi, les petits mots dans le cahier de mon gamin.
Douce et patiente. Clotilde s’en tenait à sa stratégie. Après tout, le père Moulin ne devait pas être plus difficile à apprivoiser que Kylian et Noah, les deux têtes brûlées de sa classe.
— Monsieur Moulin, si j’ai écrit ces mots, et que je vous ai proposé ce rendez-vous, c’est simplement parce que votre fils tient des propos que l’on pourrait qualifier d’étonnants pour son âge, notamment lorsqu’il se confie au psychologue scolaire. Je souhaitais simplement qu’on se rencontre pour que vous puissiez m’apporter des précisions.
— Vous parlez comme les flics !
Clotilde s’avança de quelques centimètres et se baissa, accroupie, en équilibre, à hauteur des yeux de Dimitri Moulin. Elle avait l’habitude de vivre à quatre-vingts centimètres de hauteur toute la journée. Le mètre quatre-vingts de ce pachyderme ne lui procurerait aucun avantage dans SA classe. Bien au contraire.
La directrice d’école fusilla Moulin du regard.
— On se calme, d’accord ? Personne n’a parlé de police. Nous sommes dans une école ici. Dans mon école ! Alors on va discuter calmement dans l’intérêt de votre enfant.
Dimitri Moulin sembla un instant vouloir se lever de sa chaise naine, mais sa femme le retint d’une main plaquée sur sa cuisse. Il fixa un long moment l’institutrice, d’un air de défi.
— Je veux bien… Après tout, vous avez l’air d’une bonne maîtresse. Mais c’est le psy que je sens pas… (Il marqua un silence.) Des parents peuvent pas refuser ça, que leur môme continue de voir un psy ?
Clotilde mit un peu trop de temps à répondre.
— C’est compliqué, tout dépend pourquoi il…
— Mais je m’en fous après tout, coupa à nouveau Moulin.
Il semblait s’être radouci. Peut-être parce qu’il trouvait plutôt mignonne ce petit bout de bonne femme qui lui avait tenu tête.
— Après tout, poursuivit Dimitri Moulin, je vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche chez ce môme. Qu’il ne parle pas beaucoup, ou avec des mots trop compliqués, qu’il y a un peu trop de monde dans sa tête. Si ça peut lui faire du bien de parler avec quelqu’un, tant mieux. A un adulte, je veux dire. Mais ce Vasile Dragonski… Vous en avez pas un autre ? Un autre plus…
— Plus quoi ?
— Vous voyez bien ce que je veux dire. (Il éclata de rire.) Plus français, c’est ça que j’ai pas le droit de dire, hein ?
Il se pencha et étala les albums photo à ses pieds, poussant les petites voitures et recouvrant une bonne partie de la ville dessinée sur le tapis.
— Bon allez, qu’on soit pas venus pour rien. Regardez tout ça. Et après on se casse.
Clotilde détourna ostensiblement les yeux des documents.
— Vasile Dragonman n’est pas sous mon autorité. Il dépend directement de l’académie. Aujourd’hui, je cherche une voie de conciliation. Nous discutons et ensuite, je lui ferai part de mes conclusions. Il sera sans doute important que vous le rencontriez une nouvelle fois. Rapidement.
Dimitri Moulin sembla réfléchir. Sa femme prit la parole pour la première fois.
— Vous voulez dire que le psychologue scolaire peut faire un signalement sans passer par vous ?
— Oui, répondit Clotilde. S’il a un doute sur la sécurité de l’enfant, il peut en parler dans un premier temps à l’Aide sociale à l’enfance, qui désignera une assistante sociale…
— Dans un premier temps ! hurla Dimitri. C’est quoi le second ?
Clotilde déplaça avec délicatesse un petit camion de pompiers que les lourdes chaussures de Moulin menaçaient d’écraser. Puis elle lâcha de sa voix fluette :
— Un signalement à la police.
— La police ? Vous vous foutez de ma gueule ? Pour un gosse de moins de quatre ans qui aligne pas trois phrases ?
Clotilde mit à l’abri une seconde voiture. Elle avait repris l’avantage.
— Je n’ai pas dit que je le ferais, précisa-t-elle avec un sourire rassurant. Je vois bien que Malone est un petit garçon adorable, qui évolue normalement, dont vous vous occupez parfaitement. Et puis, tout à fait entre nous, je n’ai aucune envie que la police ouvre une enquête, interroge les enfants et les parents de ma classe. (Elle se pencha encore, toujours accroupie, yeux dans les yeux, sa position préférée pour se faire respecter des caïds hauts comme trois pommes.) Dans un petit village comme Manéglise, personne n’a intérêt à ça, n’est-ce pas, monsieur Moulin ? Donc nous allons discuter calmement et vous allez essayer de me dire pourquoi ce petit diable de Malone raconte que vous n’êtes pas ses parents.
Dimitri Moulin allait ouvrir la bouche, mais Amanda ne lui en laissa pas le temps.
— Tais-toi, Dimitri, maintenant, fit-elle, presque suppliante. Tais-toi et laisse-moi parler.
*
* *
Dehors, une première goutte tomba sur le toboggan de fer et glissa jusqu’au sable.
Une seconde. Une troisième.
Toutes plus dangereuses les unes que les autres.
Malone avait eu de la chance, aucune ne l’avait touché.
Pas encore.
Il jeta un dernier regard vers la fenêtre de sa classe. Tous leurs dessins étaient accrochés, des empreintes de mains, trempées d’abord dans un bac de peinture puis posées ensuite sur une feuille.
La sienne était rouge vif.
Derrière les carreaux, ils devaient parler de lui. Et de maman peut-être, pas de Maman-da, de sa maman d’avant. Peut-être des pirates aussi, des fusées et des ogres. Les adultes étaient au courant de tout ça. Lui, il s’en rappelait juste grâce à Gouti.
Une nouvelle goutte, sur sa basket.
Il l’avait échappé belle. Malone se mit à courir.
Plus que vingt mètres avant la porte des toilettes.
L’ouvrir, s’y enfermer, comme maman le lui avait appris.