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Aujourd’hui, le type devant moi à la banque a déposé un chèque de 127 000 euros.
Envie de tuer
Je draguerai sa veuve.
Condamné : 98
Acquitté : 459
Dans l’indifférence générale, un jingle annonçait 17 heures. Pas grand monde dans le commissariat n’écoutait la radio allumée en sourdine, à l’exception des titres, une petite minute toutes les heures.
Le journaliste n’évoquait déjà plus la cavale de Timo Soler suite à son interception manquée sur le port du Havre. Depuis ce matin, les radios locales avaient multiplié les appels au commissariat, dans l’espoir d’obtenir une information inédite. Un journaliste avait même campé sur les marches du commissariat pendant deux heures.
Rien de neuf, avait systématiquement fait répondre Marianne. Et ce n’était pas de la mauvaise volonté de sa part, même envers ce campeur qui avait filé en zigzaguant sur les pavés après que la commandante eut menacé de crever les pneus de son scooter.
Rien de neuf ! Pour de vrai.
Le lieutenant Lechevalier enfila son blouson.
— 5 heures. Je me rentre…
Marianne afficha un air désolé.
— Ouais. Traîne pas. Avec les bouchons, t’es pas à la maison avant le face à face de Questions pour un champion.
— Un peu après, précisa Jibé en exhibant avec fierté une liste manuscrite (une écriture féminine) sortie de la poche de son jean. Je vais en profiter pour passer remplir le Caddie au Mont-Gaillard…
— T’as raison, plaisanta Papy, levant la tête de son ordinateur. Si Soler refait son apparition, on sera peut-être de planque non stop pendant une semaine.
La commandante acquiesça :
— Ecoute Papy, c’est la voix de la sagesse dans la maison ! Fais des provisions si tu veux que ta petite famille ne crève pas de faim.
Papy en rajouta :
— Et si maman est dispo, profite de la fenêtre de tir… En 95, pendant la cavale de Khaled Kelkal, on avait planqué onze nuits de suite…
Jibé avançait déjà dans le couloir du commissariat, sans même se donner la peine de répondre.
— La prévention, crut bon d’insister Papy. Prévenir, Jibé, toujours prévenir. Avec mon ex-femme, j’appelais ça un tir de sommation…
Cette fois, le lieutenant Lechevalier esquissa un sourire.
— Vous avez mon numéro si cela bouge. Mais à mon avis…
Il ne prit même pas la peine de terminer sa phrase, et au fond Marianne ne pouvait pas donner tort à Jibé. Il ne servait à rien de rester à se tourner les pouces toute la soirée au commissariat, à lire et relire les mêmes comptes rendus d’enquête. Elle avait fait suivre Alexis Zerda toute la journée, depuis sa sortie de l’épicerie rue du Hoc jusqu’à chez lui, rue Michelet, en passant par un concessionnaire Ford, le bar Amiral Nelson et la salle de musculation Physic Form.
Pour rien.
Plusieurs fois, l’agent Bourdaine, chargé de filer le train au suspect, avait appelé Marianne pour lui demander des instructions, lassé des efforts déployés à se dissimuler :
« Zerda ne se cache pas ! Il vit sa petite vie peinarde de De Niro en retraite. Soit ce type est blanc comme neige, soit il se fout de notre gueule. »
Blanc comme neige, avait répété Marianne dans sa tête. Cela prenait une signification toute particulière dans le contexte, même si la conviction de la commandante était définitive.
« Il se fout de notre gueule ! »
Elle ne croyait pas aux coïncidences, au hasard miraculeux qui aurait poussé Alexis Zerda à se retrouver dans la pharmacie des Neiges le lendemain de l’interpellation manquée de Timo Soler, à commander tout le petit nécessaire pour calmer une plaie ouverte ; autant de médicaments dont il se débarrasse mystérieusement quelques minutes après sa sortie de la pharmacie.
Il était le quatrième braqueur. Il protégeait Timo Soler. Restait juste à le coincer !
« On le lâche pas ! avait tonné la commandante au téléphone. Il finira par nous mener à Soler. Ou bien il sera obligé de le laisser pourrir sur place. »
Avant de se radoucir :
« Mais méfie-toi, Bourdaine. Ne prends aucun risque. Si Timo Soler n’est qu’un pauvre gars dépassé par les événements, Alexis Zerda est un fou dangereux. Un tueur de flics. Un tueur tout court… »
A la radio, des auditeurs se succédaient et évoquaient la crise. L’Atlantique LOG, une entreprise de logistique employant cent cinquante-sept salariés, venait de déposer le bilan. Selon une alternance savamment orchestrée, des chômeurs disposaient de quelques dizaines de secondes pour hurler contre le système, puis laissaient l’antenne à d’autres salariés excédés de payer pour les autres. A chacun sa révolution.
Tout en écoutant d’une oreille distraite, Papy avait étalé sur son bureau l’intégralité du butin du braquage de Deauville. Il avait imprimé en couleur une photo de chaque pièce du butin puis, avec minutie, avait découpé les objets.
Un diadème Piaget, un étui à lunettes Lucrin et quelques dizaines d’autres pièces de luxe en papier…
Une vraie collection pour petite princesse ! Quand l’affaire serait terminée, il enverrait le tout à Emma, sa petite-fille. Pour l’instant, il s’amusait à déplacer les objets sur la table, inventant un défilé avant-gardiste pour l’homme et la femme invisibles.
— C’est plutôt l’inverse qui m’étonne, bougonna le lieutenant.
— L’inverse de quoi ? interrogea Marianne.
— On panique après le braquage de Deauville. On s’étonne, on s’inquiète. Ça vire même à la psychose. Mais ce qui me sidère, moi, c’est plutôt que les braquages soient si rares. Tu vois, que les passants n’aient pas plus souvent envie de se servir directement dans les magasins. Tu ne trouves pas ça étrange, Marianne, tous ces gens qui passent devant toutes ces vitrines sans les exploser ? Qui se contentent de regarder à travers elles comme s’il s’agissait d’un écran virtuel, sans même oser envisager que tous ces objets qu’ils ne pourront jamais se payer, après tout, ils y ont autant droit que les autres. Sans même se dire que puisque le fric est un truc qui a été inventé par les riches, pourquoi les pauvres n’inventeraient-ils pas la fauche comme mode de transaction ?
La commandante bâilla devant son écran. Ça ne coupa pas Papy dans son élan.
— Franchement, tu ne trouves pas sidérant que tous ces gens qui remplissent leur Caddie continuent de payer sagement à la caisse pour enrichir des boîtes qui font des milliards de bénéfice, plutôt que de filer en sprint tous ensemble, en explosant façon bélier les tourniquets de tous les hypers de France ? Tu ne trouves pas ça dingue, que des types puissent encore se promener en Porsche dans la rue sans se faire caillasser, avec une Rolex au poignet sans se le faire trancher ? Que les gens qui n’ont plus rien à perdre acceptent de se retirer du jeu comme ça, sans même miser le peu qu’il leur reste, même pour l’honneur, même pour épater leur copine, même pour garder un peu de dignité face à leurs gosses… Bordel, même au poker, tu ne perds pas tes derniers jetons sans faire tapis !
La commandante profita d’une brève pause pour glisser un commentaire. Une fois lancé, le lieutenant Papy pouvait monologuer des heures.
— C’est parce qu’on fait bien notre job, Papy ! Et on est même payés pour ça. Pour faire peur aux gens. Gardiens de la paix, de la paix civile et publique, c’est notre titre officiel depuis cent cinquante ans ! Même si depuis, le monde est devenu un enfer.
— Plus Cerbère que saint Pierre, j’ai compris le message, Marianne.
Le lieutenant Pasdeloup balaya d’un revers de main une montre Longines en papier, puis continua.
— Alexis Zerda est un détraqué dangereux qu’on doit coffrer, d’accord. Mais d’après son dossier, Timo Soler était plutôt un brave type. Pareil pour Cyril et Ilona Lukowik. Ces gamins de Potigny, ces gosses de mineurs, m’avaient l’air a priori plus sympathiques que les P-DG de LVMH qui ont porté plainte contre eux…
— J’en sais rien, Papy. J’en sais rien. Je ne suis pas sûre qu’on doive se poser ces questions… Tiens, tu te souviens des trois tonnes de Nike contrefaites qu’on a interceptées il y a un mois avec les douanes dans un conteneur en provenance de Cebu ? Pourquoi tout balancer à la benne, hein ? Les Philippines ont plus besoin de se développer que les USA. Les pays pauvres n’ont rien à perdre, au fond. Le monde est une vaste partie de poker ? Alors tapis, les petits pays ! (Elle leva les yeux au ciel.) Ça ne marche pas comme ça, Papy, tu le sais bien. Faut des règles, et des bons petits soldats pour les faire appliquer.
Papy hocha imperceptiblement la tête, façon Sphinx engourdi, tout en tordant entre ses doigts un ruban de papier marron : une ceinture floquée Hermès-Paris.
— T’as raison, ma belle. Tiens, pour finir, tu sais qui était Hermès ?
— Un dieu grec, non ?
— Exact ! L’une des stars du Panthéon avec son siège tout en haut du mont Olympe. Il était le dieu du Commerce… et des Voleurs ! Les Grecs avaient déjà tout compris, non ? Plus de trois mille ans avant que la Banque centrale ne confirme les oracles de Delphes.
La commandante lâcha un bref éclat de rire, poussa sa chaise et fit quelques pas dans le couloir. Le commissariat se vidait. Elle tapa un texto à l’intention d’Angélique tout en allant se servir un café.
Ça te dit, un pot au Uno ce soir ?
La réponse lui parvint quelques minutes plus tard.
Pas ce soir. Vais voir mes vieux. Ai besoin de thunes.
Marianne sourit en écrasant le gobelet entre ses mains. Elle n’avait pas envie de rentrer seule, pas envie de courir seule sur les tapis roulants de l’Amazonia, pas envie de se faire à manger seule, de se coucher seule, de se lever seule le lendemain. Elle repensa en un flash à Vasile Dragonman. Elle avait son numéro de portable, mais elle n’allait tout de même pas appeler ce type pour l’inviter à dîner. Sous quel prétexte ?
— Tu restes tard ? fit-elle à Papy.
— Ouais. Je bouge pas avant 3 heures du matin…
— On te payera pas tes heures sup, tu sais.
— Je sais. J’attends juste qu’il soit 20 heures aux Etats-Unis pour appeler ma fille à Cleveland avec le téléphone de service. Si je le fais de chez moi, ça me coûte la moitié de ma paye !
Marianne évita d’insister et de se demander si Papy plaisantait ou non. Elle enfila elle aussi son manteau et sortit.
Seule.