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Station Saint-Lazare. Ligne 14. Vendredi soir. Je suis un des hamsters qui grouillent sur les escalators.
Envie de tuer
J’ai mis une bombe. Ils comprennent pas, ils parlent d’Al-Qaïda. Mais c’est juste moi.
Condamné : 335
Acquitté : 1 560
Elle avait toujours détesté les parkings. C’était presque une phobie.
Surtout les parkings gigantesques des centres commerciaux, ces plaines d’acier interdites aux piétons, dont les issues se dérobent dès qu’on les approche, qu’il fallait traverser pourtant.
Petite, elle s’y était égarée, une fois.
Au centre commercial de Mondeville 2, dans la banlieue de Caen. Elle était ressortie du parking entourant le centre par la porte nord, sûre d’elle, boudeuse parce que ses parents avaient refusé d’acheter la dernière Poké Ball. Ils étaient entrés, avec papa et maman, par une porte identique. La porte sud. Ses parents l’avaient cherchée une heure sur le parking S2, le mauve, pendant qu’elle pleurait sur le N3, le vert. Paniquée. Abandonnée.
Le service de sécurité l’avait trouvée là.
Envie de tuer.
Les parkings… une phobie.
Adulte, elle y perdait sa voiture, presque à chaque fois.
Aujourd’hui, elle y perdait son amour.
Le sang noir de Timo continuait de couler, lentement. La tache sombre s’agrandissait sous lui, sur le siège couloir ivoire de la Twingo, couleur sucre trempé dans un café. A l’inverse le visage de Timo, ses bras, son cou pâlissaient, plus clairs encore que les sièges non souillés.
Elle lui caressait la cuisse, amoureuse, rassurante. Timo était assis sur le siège passager, orienté au maximum en mode couchette, sanglé par la ceinture. Les égarés du parking qui les frôlaient ne pouvaient rien remarquer, ceux qui tournaient la tête et fouillaient les habitacles du regard, comme on cherche à espionner des vies par des fenêtres, pouvaient éventuellement les prendre pour un couple peu pressé, en pleine discussion.
Les lèvres de Timo bougeaient, tremblaient, vues de l’autre côté de la vitre, on aurait même pu croire qu’il prononçait des mots.
Il essayait, d’ailleurs. Mais elle ne comprenait que quelques sons, une syllabe sur trois, sur dix. La bouche de Timo se referma sur un dernier soupir.
— … eur…
Elle lui sourit tout en remontant sa main sur son torse. Elle avait toujours trouvé Timo beau. Les filles se retournaient sur lui, avant, quand il avait encore le droit de se promener dehors, sans être reconnu.
— … eur…
Que voulait dire Timo ? De quoi parlait-il ?
De sa douleur ?
De sa peur ?
D’autres mots, avant qu’il meure…
— Il faut que tu vives, Timo. Tu m’entends ? Il faut que tu vives…
Elle se forçait à parler doucement elle aussi, en prononçant chaque syllabe, comme pour inviter Timo à en faire autant dans sa réponse.
Aucune réponse, seulement un tremblement de bouche.
— Il faut que tu vives, mon amour. Pour notre fils ! Je dois te laisser, tu le sais bien. Je dois te laisser quelques minutes, mais il faut que tu tiennes. Ensuite, j’appellerai les urgences, je leur donnerai tout, le numéro de l’allée, la couleur du parking, la plaque de notre voiture, ils viendront te chercher, te sauver. Ils te garderont quelques semaines à l’hôpital, quelques années de prison aussi, mais tu sortiras, tu seras encore jeune, mon amour, ton fils aussi sera encore un petit homme. Vous vous retrouverez. Tu comprends, il faut que tu vives, mon amour, pour nous, pour nous trois.
Tout en lui parlant, elle gardait un œil sur les chiffres lumineux du tableau de bord.
14 h 13.
Timo prononça un autre mot, inaudible, à l’exception de la première lettre. A. Le reste s’était perdu dans un bouillon de salive et de sang ravalés.
Un mot commençant par A.
Amour ?
A tout de suite ?
Adieu ?
Elle posa ses lèvres sur les siennes. Elles étaient sèches. Dures. Craquelées. Au-dessus d’eux se balançait le petit sapin accroché au rétroviseur, l’odeur de vanille se mélangeait à celle du tabac froid sans parvenir à la faire oublier.
Sans qu’elle puisse refouler ses pensées, le sapin lui faisait immanquablement penser à ce dessin glissé derrière la photo de son bébé.
Noël Joyeux
N’oublie Jamais
Le seul lien qui le reliait à elle.
Tout était en place. Tout était programmé. Il ne restait qu’à croire en la chance…
Elle s’assura que Timo ne pourrait pas basculer, que sa position était confortable, supportable au moins, allongé sur le siège passager ; elle tira sur la vitre les pare-soleil pour être certaine que, du parking, personne ne pourrait le remarquer.
Timo pouvait tenir. Timo allait tenir. Il avait tenu tous ces mois, depuis le braquage, tous ces jours, depuis que ce salopard de chirurgien les avait piégés. Il pourrait tenir encore quelques heures, quelques heures seulement.
Envie-de-vivre.
Elle sortit de la voiture et adressa un dernier sourire à Timo. Les yeux de son amour s’étaient déjà refermés, seule sa bouche tremblait encore, sans qu’aucun son en sorte cette fois.
Elle tituba, posa la main sur la carrosserie, laissant les larmes couler derrière ses lunettes de soleil. A travers ses yeux embués, la montre à son poignet se déformait comme une crêpe molle dessinée par Dalí.
14 h 23.
Au bout du parking, la porte électrique coulissante s’ouvrait au rythme des gens qui entraient et sortaient. Elle était pile à l’heure.