Petite aiguille sur le 8, grande aiguille sur le 6
La grille de l’école venait d’ouvrir. D’ordinaire, Clotilde se tenait sur le côté, quelques minutes, et saluait chaque enfant par son prénom, avec un sourire aux parents.
Le sens de l’accueil pour se mettre les familles dans la poche.
Pour trois générations ! Si Clotilde restait quelques décennies en poste à Manéglise, sans doute aurait-elle à s’occuper des futurs enfants de ses enfants d’aujourd’hui.
Ce matin pourtant, Clotilde se tenait quelques mètres en retrait, près du petit potager de la moyenne section, en grande conversation avec un homme. Pas un père de famille, ni même un remplaçant, encore moins un inspecteur envoyé par l’académie, l’homme n’en avait pas vraiment l’allure.
Son copain peut-être… Clotilde était plutôt mignonne et le gars, quoique plus âgé, avait un sacré charme avec sa barbe mal rasée comme s’il avait passé la nuit dehors, son cuir classe et son jean ajusté.
A vrai dire, et c’est ce que devaient penser les mamans qui se retournaient en douce en direction de l’inconnu, le type avait l’allure… d’un flic ! Du moins d’un flic tel qu’on se l’imagine, c’est-à-dire sous les traits d’un de ces acteurs de télé pas trop connus mais qui ont une gueule, une mâchoire large, des pectoraux.
Du coup, les mamans traînaient un peu.
Moins qu’Amanda Moulin, qui n’avait pas encore franchi la grille. Alors que les enfants lâchaient les mains de leurs parents pour courir vers les portes de leurs classes respectives, Malone s’était arrêté net. Il portait un duffle-coat bleu foncé, des moufles, un bonnet de laine assorti, et Gouti contre son cœur. Son regard scrutait la cour, les fenêtres des classes, les mamans qui repartaient déjà, les quelques voitures garées devant l’école. Aucune moto.
— Je veux voir Vasile !
Amanda tira sur la main de Malone tout en chuchotant.
— Tu l’as vu hier, mon chéri. Il est dans une autre école aujourd’hui.
— Je veux voir Vasile !
Malone avait parlé plus fort cette fois. Il sentait son cœur cogner contre sa main, celle qui serrait Gouti contre sa poitrine. Ecrasé. Plat. Vide.
Vasile avait promis. Vasile avait dit qu’il serait là. Qu’il lui rendrait le cœur de Gouti.
Il allait venir, il allait entendre le bruit de sa moto. Il devait rester là et l’attendre.
— Viens, Malone !
Maman-da lui faisait mal à lui tirer ainsi sur le bras. Une fois, il avait tiré sur le bras d’une peluche, pas Gouti, un vieil ours, et le bras lui était resté dans la main, avec juste des fils qui pendaient.
— Je veux voir Vasile. Il a promis.
Malone avait crié, au point que Clotilde, dans la cour de l’école, se retourne. L’homme qui parlait avec elle fit de même. D’instinct, Amanda se recula et coinça Malone derrière le panneau où le menu de la semaine était affiché. Les derniers parents qui passaient devant eux n’avaient pas l’air spécialement surpris par la crise d’un gosse qui refuse d’aller en classe.
Comme n’importe quelle mère l’aurait fait, Amanda haussa le ton.
— Tous les autres enfants sont déjà rentrés en classe, Malone ! Alors s’il te plaît, dépêche-toi.
Quelques mères traînaient, toujours les mêmes, Valérie Courtoise et Nathalie Delaplanque, et approuvaient d’un signe de tête sévère la fermeté d’Amanda. Comme encouragée, Amanda tira plus fort encore, emprisonnant fermement la moufle bleue de Malone.
Le traîner, s’il le fallait.
Malone connaissait la parade. La même que Gouti. Se laisser glisser comme si on lui avait volé son cœur.
Faire sa poupée molle.
Le garçon sembla soudain ne plus tenir sur ses jambes et s’effondra sur le bitume. Amanda ne tenait plus dans sa main qu’un être de caoutchouc flasque.
— Malone, relève-toi !
Géraldine Vallette, la mère de Lola, avait rejoint ses deux copines. Elles ne faisaient même plus semblant de discuter ou de mater le gars au look de flic près du potager, elles se taisaient et observaient.
Quel autre choix avaient-elles, d’ailleurs ?
Passer en jouant les indifférentes aurait été un manque de solidarité flagrant, entre mères, et intervenir aurait été plus vexant encore pour la pauvre Amanda. Après tout, en devenant maman, chaque femme sait qu’elle aura un jour droit à son quart d’heure de honte publique ! Une réflexion malpolie, un pipi à la culotte, une crise d’hystérie…
Amanda cria ce que n’importe quelle autre mère aurait crié.
— Malone, relève-toi, tu fais honte à maman !
De peur de le blesser, elle n’osa pas traîner son fils. Il restait allongé sur le goudron de la cour, comme désarticulé. Près de dix mères de famille compatissaient maintenant devant la grille.
— Malone, une dernière fois, sinon maman…
Le garçon tira d’un coup sec. La main d’Amanda se referma sur une moufle bleue alors que Malone se relevait et, tout en prenant son élan pour s’enfuir entre les voitures, hurlait comme s’il souhaitait que tout le village l’entende :
— Tu n’es pas ma maman !