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Graciette Maréchal mettait un temps infini à ranger ses pièces.
Chaque matin, au Vivéco, elle achetait son pain et une pâtisserie, jamais la même, et ses mains de nonagénaire tremblaient ensuite une éternité pour faire entrer chaque centime d’euro dans son porte-monnaie. Plus encore ce matin que les autres matins, pensait Amanda derrière sa caisse. Ou bien c’est elle qui se faisait des idées.
Rien n’avait changé à Manéglise depuis une semaine, rien ne changeait jamais dans ce village, d’ailleurs. Mêmes clients dans la supérette, mêmes bonjours, mêmes journaux achetés, mêmes jeux grattés, mêmes jurons, mêmes rituels, même ennui. Et pourtant, ce matin, c’est comme si tout avait basculé.
Ou bien c’est elle qui se faisait des idées.
Elle avait l’impression que ces clients ne venaient que pour l’espionner, que les journaux locaux n’étaient achetés que pour y découvrir une information sordide la concernant, que ces conversations n’étaient engagées que pour lui tendre un piège.
Une simple impression ?
Alors qu’Amanda tendait une baguette de pain à Oscar Minotier, un ouvrier de Saint-Jouin-Bruneval qui patientait depuis dix minutes derrière Graciette, un autre client entra et se dirigea vers les présentoirs à journaux, anorak bleu de marin remonté jusqu’aux oreilles. Elle ne l’avait jamais vu avant.
Amanda se méfiait de tout.
Tout allait vite dans un village de moins de mille habitants. Les maisons, les jardins, leurs haies, leurs vies, tout ça n’était que paille, herbe sèche et branches mortes. Il suffisait d’une étincelle, d’une allumette pour que tout s’enflamme, d’une employée de mairie qui surprend un bout de conversation à la sortie de l’école, d’une institutrice qui parle un peu trop fort, d’une voisine qui ouvre sa porte à un inconnu fouineur, et le feu prenait, impossible à arrêter.
Un feu intérieur, invisible. La rumeur.
Les mères de famille lui souriraient tout à l’heure, lorsqu’elle irait chercher Malone. Comme chaque jour. Comme si de rien n’était. Mais elle ne serait pas dupe.
Amanda avait fréquenté chaque recoin de Manéglise depuis son enfance, elle avait passé davantage d’heures sur le banc de l’abribus de la place de la mairie que sur les chaises de l’école. Elle connaissait cet ennui qui dans ces villages vous prend à l’adolescence, et qui ne vous quitte plus jamais, cette routine comme une gangrène des rêves, ces choses sans importance qui en prennent, parce que le moindre accroc à la normalité devient extraordinaire. Pour le meilleur, un mariage, un héritage, un voyage. Pour le pire, un veuvage, un cocufiage, un dérapage.
Un gosse qui raconte que sa mère, oui, sa maman, vous la connaissez, elle tient la caisse du Vivéco, eh bien son gosse, du haut de ses trois ans, il raconte à tout le monde que sa mère, elle n’est pas sa mère.
Une gangrène.
Une aubaine.