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Petite aiguille sur le 8, grande aiguille sur le 7
— Maman marchait vite. Je lui tenais la main et ça me faisait mal au bras. Elle cherchait un coin pour qu’on se cache tous les deux. Elle criait mais je l’entendais pas, parce qu’il y avait trop de monde.
— Il y avait trop de monde ? C’était qui, tous ces gens autour de vous ?
— Bah… des gens qui faisaient les courses.
— Il y avait des magasins autour de vous, alors ?
— Oui. Plein. Mais nous, on n’avait pas de Caddie. Juste un grand sac. Mon grand sac Jack et les pirates.
— Mais toi et ta maman, vous faisiez aussi les courses ?
— Non. Non. Je partais en vacances. C’est ce que maman disait. Des grandes vacances. Mais moi je voulais pas. C’est pour ça que maman cherchait un coin pour se cacher avec moi. Pour pas que les gens me voient faire ma crise.
— Comme tu l’as fait à l’école ? Comme celle dont Clotilde m’a parlé ? Pleurer. Te mettre en colère. Vouloir tout casser dans la classe. C’est ça, Malone ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que je voulais pas partir avec l’autre maman.
— …
— D’accord, on va en reparler après, de ton autre maman. Essaye d’abord de te rappeler le reste. Tu peux me décrire ce que tu voyais ? L’endroit où tu marchais vite avec ta maman.
— Il y avait des magasins. Plein de magasins. Il y avait un McDo aussi, mais on y avait pas mangé. Maman voulait pas que je joue avec les autres enfants.
— Tu te souviens de la rue ? Tu te souviens des autres magasins ?
— C’était pas dans une rue.
— Comment ça, pas dans une rue ?
— Si, c’était comme une rue, mais on voyait pas le ciel !
— Tu en es certain, Malone ? On ne voyait pas le ciel ? Est-ce qu’il y avait un grand parking dehors, autour des magasins ?
— Je sais pas. J’avais dormi dans la voiture. Je me souviens juste d’après, dans la rue sans le ciel avec les magasins, quand maman tirait ma main.
— D’accord. Ce n’est pas grave, Malone. Attends. Attends quelques secondes, je vais te montrer des photos, tu vas me dire si tu reconnais.
Malone attendit sur son lit, sans bouger.
Gouti ne disait plus rien, comme s’il était mort ; puis il se remit à parler à nouveau. Il faisait souvent ça, c’était normal.
— Regarde, Malone. Regarde les images sur l’écran d’ordinateur. Est-ce que ça te rappelle quelque chose ?
— Oui.
— C’étaient ceux-là, les magasins avec ta maman ?
— Oui.
— Tu es sûr ?
— Je crois bien. Il y avait le même oiseau rouge et vert. Et le perroquet aussi, le perroquet déguisé en pirate.
— D’accord. C’est très important, Malone. Je te montrerai d’autres photos plus tard. Pour l’instant, je continue ton histoire, vous vous êtes cachés dans un coin avec ta maman. Où ça ?
— Dans les toilettes. J’étais assis par terre. Maman a fermé la porte, pour mieux que je l’écoute sans que personne entende.
— Qu’est-ce qu’elle te disait, ta maman ?
— Que tout ce qu’il y a dans ma tête va partir, comme les rêves que je fais la nuit. Mais qu’il faut que je me force à penser à elle, à chaque fois avant de faire dodo. Que je pense fort à elle. Et puis à notre maison aussi. A la plage. Au bateau de pirates. Au château. Elle me disait juste ça, que les images dans ma tête vont partir. J’avais du mal à la croire mais elle répétait toujours la même chose. Les images dans ta tête vont s’en aller. Elles vont s’envoler si tu ne penses pas à elles dans ton lit. Comme les feuilles sur les branches des arbres.
— C’était avant qu’elle te laisse à ton autre maman, c’est bien ça ?
— L’autre, c’est pas ma maman !
— Oui oui, Malone, j’ai bien compris, c’est pour cela que je dis l’autre maman. Et qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ? Ta première maman, je veux dire.
— D’écouter Gouti.
— Gouti, c’est lui. C’est ton doudou, c’est ça ? Bonjour, Gouti ! Donc tu devais écouter Gouti, c’est ce que te disait ta maman ?
— Oui ! Je dois écouter Gouti, en cachette.
— Il est très fort alors ! Et comment il fait, Gouti, pour t’aider à te souvenir de tout ?
— Il me parle.
— Oui.
— Il te parle quand ?
— Je ne peux pas le dire, c’est mon secret. Maman m’a fait jurer. Maman m’a dit un autre secret aussi, dans les toilettes. Le secret pour se protéger des ogres, quand ils veulent vous emmener dans la forêt.
— D’accord, c’est un secret, j’ai compris. Je ne vais pas t’embêter avec ça. Elle ne t’a rien dit d’autre, Malone, ta maman ?
— Si. Elle m’a juste dit ça !
— Dit quoi ?
— Malone !
— Elle t’a appelé par ton prénom, Malone, c’est bien ça ?
— Oui. Elle m’a dit que c’est joli, Malone. Qu’il faut que je réponde quand on m’appelait comme ça.
— Mais tu ne t’appelais pas comme ça avant, hein ? Tu te souviens encore de ton prénom d’avant ?
Malone resta muet, une éternité.
— Ce n’est pas grave, mon grand. Pas grave du tout. Est-ce que ta maman t’a dit autre chose après ?
— Non. Après, elle pleurait.
— D’accord. Et ta maison d’avant. Pas celle où tu habites aujourd’hui. L’autre. Tu peux m’en parler ?
— Un peu. Mais presque toutes les images sont parties, parce que Gouti, il me parle presque jamais de ma maison d’avant.
— Je comprends. Tu peux tout de même me décrire les images qui te restent ? Tu parlais de la mer tout à l’heure ? D’un bateau de pirates ? Des tours d’un château ?
— Oui ! Y avait pas de jardin, ça j’en suis sûr, juste la plage. Si on se penchait par la fenêtre de ma chambre, on tombait dans la mer. Je voyais bien le bateau de pirates de ma chambre, il était cassé en deux. Je me rappelle de la fusée aussi. Et puis que je ne devais pas aller loin de la maison à cause de la forêt.
— La forêt des ogres, c’est ça ?
— Oui.
— Tu peux me la décrire un peu ?
— Oui. C’est facile, les arbres montaient jusqu’au ciel. Il n’y avait pas que des ogres dans la jungle, il y avait des grands singes aussi, des serpents, des araignées géantes, je les ai vues une fois, les araignées, c’est pour ça que je devais rester dans ma chambre.
— Tu te souviens d’autre chose, Malone ?
— Non.
— D’accord. Dis-moi… Malone. Je vais t’appeler Malone quand même, hein, en attendant qu’on retrouve ton prénom d’avant. Dis-moi… Ton doudou, c’est quoi comme animal ?
— Bah, c’est un Gouti.
— D’accord. D’accord. Un Gouti. J’ai compris. Et tu dis qu’il te parle vraiment. Pas seulement dans ta tête ? Je sais bien que c’est un secret, mais tu ne veux pas me dire, juste un tout petit peu, comment il fait pour te parler ?
Malone retint soudain son souffle.
— Tais-toi, Gouti, chuchota-t-il.
Malone entendait les pas dans l’escalier. Il faisait toujours très attention à tous les bruits de la maison, surtout quand il était dans sa chambre, sous les draps, presque dans le noir, et qu’il écoutait Gouti en cachette.
Maman-da montait.
— Vite, Gouti, murmura Malone, il faut faire semblant de dormir.
Son doudou arrêta de parler juste à temps, juste avant que Maman-da n’entre dans la chambre. Malone serra vite sa peluche contre lui. Gouti était super fort pour faire semblant de dormir !
La voix de Maman-da traînait toujours un peu, surtout le soir, comme si elle était tellement fatiguée qu’elle n’allait jamais terminer ses phrases.
— Tout va bien, mon chéri ?
— Oui.
Malone avait déjà envie qu’elle parte, mais comme chaque soir, Maman-da s’asseyait sur le bord du lit et lui caressait les cheveux. Ce soir, elle insista encore plus. Elle passa ses bras derrière son dos et pressa son cœur contre sa poitrine, aussi fort qu’il serrait son doudou contre lui, pensa Malone, sauf que là, ça lui faisait un petit peu mal.
— Demain, je vais voir ta maîtresse à l’école, tu te rappelles ?
Malone ne répondit rien.
— Il paraît que tu racontes des histoires. Je sais bien que tu adores les histoires, mon chéri, c’est normal pour un petit garçon comme toi. Je suis même très fière quand tu inventes toutes ces choses dans ta tête. Mais les grandes personnes parfois, elles les prennent au sérieux, elles pensent qu’elles sont vraies. C’est pour cela que ta maîtresse veut nous voir, tu comprends ?
Malone fermait les yeux, exprès. Cela dura longtemps avant que Maman-da ne se décide.
— Tu as sommeil, mon chéri. Je te laisse dormir. Fais un gros dodo.
Elle l’embrassa, éteignit la lumière et sortit enfin de la chambre. Malone attendit, prudent. Il jeta un œil sur le réveil cosmonaute.
Petite aiguille sur le 8, grande aiguille sur le 9.
Malone savait qu’il ne devait réveiller son doudou que lorsque la petite aiguille serait sur 9, maman lui avait aussi appris ça.
Il regarda le grand calendrier du ciel accroché au mur, juste au-dessus du réveil cosmonaute. Les planètes dessinées brillaient dans la nuit. Quand tout était éteint dans la chambre, on ne voyait plus qu’elles dans le noir. Aujourd’hui, c’était le jour de la lune.
Malone était pressé que Gouti lui raconte son histoire, la sienne, celle du trésor de la plage. Le trésor perdu.