26
— Tu pouvais pas répondre plus vite ? J’ai laissé le téléphone sonner pendant au moins trois minutes… J’ai les flics qui…
— Je suis en train de crever, Alex.
Un bref silence.
— Raconte pas de conneries. Les médocs te calment pas ?
Une toux grasse. C’était une forme de réponse. Alexis Zerda imagina les glaviots de sang que Timo devait cracher sur l’écran de son téléphone. Il colla le sien à son oreille. Même si le parking des Docks Vauban était désert, il y avait sûrement pas très loin un flic ou deux à se geler les couilles, cachés derrière une voiture, mais trop loin, bien trop loin pour entendre ce qu’il disait. Déjà que les vagues qui cognaient la digue de béton du quai des Antilles, à moins de dix mètres, couvraient quasiment la voix de Timo…
Un râle, plutôt. Les ondes laissaient mieux passer l’odeur de mort que le son.
— Je tiendrai pas comme cela longtemps, Alex.
Juste un peu, mon pote. Quelques heures encore. Un jour ou deux…
— Tu vas t’en sortir, Timo ! T’es au chaud. Les flics ne peuvent pas te trouver. Moi par contre, ils me collent du matin au soir. Impossible de bouger. Alors on va faire vite. Tu fais pas le con, hein ? Si tu mets le nez dehors, si tu tentes de revoir un toubib, n’importe lequel, de t’approcher d’un hosto, ils te coinceront !
— Tu proposes quoi ?
C’est comme si Timo avait téléchargé une application je-vais-crever sur Apple Store, pensa Zerda. Tout y était. Le timbre rauque percé d’un sifflement continu, la respiration lente, le tremblement de la voix et sans doute de tout le reste de son corps. Il sentait chaque minuscule part de la vie de Timo qui foutait le camp.
Les vagues claquaient et éclaboussèrent le bas de son pantalon. Il se recula d’un demi-mètre. Pas plus, au cas où les flics seraient équipés de micros longue portée, ou même accompagnés de types pour lire sur les lèvres.
Il y avait peu de chances qu’ils disposent d’un tel matos au Havre…
— On temporise, Timo. Les flics ont fait le lien avec moi, à cause de cette putain de pharmacie. J’y suis allé pour toi, je peux pas en faire plus. Faut qu’on soit prudents. On peut pas tout perdre, pas maintenant…
Zerda, tout en parlant, chercha un prétexte pour raccrocher. Il était rassuré, Timo n’irait pas se livrer aux flics. Pas encore. Ça lui laissait un peu de temps. Au bout de la jetée, après le quai de Marseille, un yacht à peine éclairé entrait dans le port. Comme si le bateau se repérait uniquement à la lumière du phare.
— Passe-le-moi !
C’était une voix de femme, un peu lointaine. Zerda se figea, surpris.
— Passe-le-moi, je te dis !
La voix vrilla cette fois l’oreille de Zerda.
— Alexis. C’est moi ? Tu te rends compte que Timo est en train de mourir ? Tu comprends ça, au moins ?
— Tu veux que je fasse quoi ? Que je commande une ambulance ? Que je m’occupe de la femme flic qui dirige l’enquête ?
— Pourquoi pas ? Je te laisse choisir… N’importe quoi qui puisse faire diversion pour qu’on prenne le large.
— Laisse-moi la nuit. Rien que cette nuit. Si on panique, on est morts…
— Et si Timo ne se réveille pas ?
Alexis Zerda se laissa déconcentrer par les lumières bleu électrique du yacht. Quarante-cinq pieds minimum. Coque acier et pont de bois. Une petite fortune, une poignée de millions minimum. Il se demanda une fraction de seconde qui vivait derrière les hublots fluorescents. Quel milliardaire pourrait avoir envie d’amarrer son bateau au Havre, d’emmener ses putes de luxe dans ce trou ?
Pas lui, en tout cas.
Il se força à repenser à Timo en train d’agoniser. Sa veuve en pleurs…
— Je t’adore, ma grande. T’es une fille beaucoup trop bien pour lui !
*
* *
Timo se laissa tomber sur les oreillers, dos contre le mur, dès que le téléphone fut raccroché. C’était la position la moins inconfortable. Il était resté ainsi des heures depuis la veille, mi-assis, mi-allongé, tel un grabataire dans un hospice qui n’a plus rien d’autre à espérer de la vie que le confort d’un lit médicalisé.
— Quel enfoiré ! siffla la fille.
Timo se força à sourire. Sa plaie ne saignait plus depuis quelques heures. S’il ne bougeait pas, elle ne le faisait même plus souffrir.
— Il n’était pas obligé, pour les médicaments.
Elle ramassa une serviette-éponge écrue sur la pile de l’armoire, la passa sous l’eau, puis vint se coucher près de lui. Elle posa le linge humide sur les gazes écarlates qui recouvraient sa plaie.
Timo tremblait. Sa peau semblait avoir encore blanchi, comme si son hâle naturel se délavait, de la couleur des draps, des gélules qu’il ingurgitait, des compresses qui s’accumulaient dans la poubelle. Jusqu’à perdre, en quelques jours enfermé dans cet appartement sans lumière, son teint brun hérité de cinq générations de paysans galiciens.
Ce teint brun qu’elle aimait tant.
Elle passa ses doigts dans ses cheveux.
— Zerda a la trouille que tu sortes, que les flics te coincent et que tu le dénonces. Ce salaud préfère te voir mourir dans un coin.
— Je ne vais pas mourir si tu t’occupes de moi.
Sa main glissa sur sa nuque. Humide. Fiévreuse.
— Bien entendu. Bien entendu, Timo, tu ne vas pas mourir.
Elle se pencha sur son épaule et ne put retenir ses larmes. Elles tombaient sur son torse, coulaient encore jusqu’à la serviette humide. Elle aurait aimé qu’elles aient un pouvoir magique, qu’une seule larme puisse cicatriser ses blessures, comme dans les contes. Et la seconde suivante, elle culpabilisait comme une gamine d’avoir des pensées aussi idiotes.
Il fallait qu’elle tienne le coup.
Elle resta longtemps dans la même position, immobile. Timo s’était endormi. Du moins, il sombrait dans un état oscillant entre semi-conscience et sommeil saccadé. Enfin, elle se décolla de lui avec une infinie précaution, sans toucher sa peau, sans soulever le matelas. Un Mikado grandeur nature.
Les pupilles blanches de Timo s’écarquillèrent dans la pénombre.
— Il faut que tu dormes, murmura-t-elle.
La blessure ne saignait plus. La Bétadine et le Coalgan étaient rangés à côté du lit, avec une bouteille d’eau.
Elle posa une main sur son épaule et un long baiser sur sa bouche. La sueur poisseuse qui coulait sur sa peau contrastait avec ses lèvres dures et sèches.
— On va s’en sortir, Timo. On va s’en sortir.
Il baissa les yeux, puis la fixa à nouveau.
— Tous les deux, tu crois vraiment ?
— Tous les trois, précisa-t-elle.
Il ne put dissimuler un spasme de douleur. Il grimaça puis continua.
— Rien à foutre de ce salaud d’Alex.
Elle ne répondit rien. Elle devait juste se taire et attendre. Attendre que Timo s’endorme. Mais le temps d’un instant, elle fut déçue que son fiancé n’ait rien compris.