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Le casque enfoncé sur ses oreilles, Marianne n’entendit pas entrer Papy.
Gouti venait de retrouver sa terre promise. Des noisettes, glands et pommes de pin oubliés sous le sable était née la plus belle et dense des forêts.
— Marianne ? MARIANNE ?
Le lieutenant revenait à la charge. Puisque rien ne bougeait au Havre, il insistait pour obtenir son bon de sortie. La commandante fit glisser le casque en mode collier.
— Qu’est-ce que tu vas aller foutre à Potigny ?
— C’est là qu’Ilona et Cyril Lukowik sont enterrés.
— Et alors ?
— C’est aussi là qu’ils sont nés. Tout comme Timo Soler et Alexis Zerda, là qu’ils ont tous grandi, là qu’habitent encore les parents de Cyril Lukowik.
— Tu fais chier, Papy ! Si les collègues de Deauville ou de Caen apprennent que tu passes le balai derrière eux…
Pasdeloup était un emmerdeur, mais un excellent enquêteur. Plus imaginatif que méthodique. Il la suppliait avec ses yeux de flic au bord de la retraite qui veut connaître son heure de gloire avant de raccrocher ; de vieux joueur de foot sur le banc qui veut rentrer dans les arrêts de jeu pour planter le but de la qualification.
La commandante fit glisser vers lui une photo. Le lieutenant Pasdeloup regarda avec étonnement le cliché de la peluche : une sorte de rat gris et ocre, au nez rose et pointu, aux yeux noirs et à la fourrure fatiguée.
— Tiens, ça va t’occuper ! Cherche ce que c’est comme animal. Si tu trouves, je t’offre un billet pour Potigny.
Il n’eut pas le temps de s’interroger, de négocier ou de protester, Jibé avait fait voler la porte du bureau. La mine tirée et les bras ballants du porteur de poisse. Une poisse qui pèserait une tonne.
— On a paumé Zerda ! C’est Bourdaine qui a appelé. Il le suivait devant l’espace Coty. Zerda faisait les boutiques. Apparemment, il y avait du monde. Le temps d’allumer une clope, il l’a pas vu sortir.
— Quel con ! hurla la commandante en arrachant le casque de son cou.
Jibé tenta de tempérer la colère de sa supérieure.
— Selon Bourdaine, impossible de savoir si Zerda l’a semé volontairement ou pas.
— Ben voyons ! Il croit peut-être que Zerda n’a pas repéré les flics collés à ses fesses ? Merde, c’était il y a combien de temps ?
— Peut-être une heure…
— Et il appelle seulement maintenant ?
— Il pensait qu’il allait le retrouver et…
La commandante se prit la tête entre les mains.
— Il s’est surpassé sur ce coup-là ! Il pensait que Zerda était parti lui réserver une place à la terrasse du Lucky Store ? Bordel, on triple les patrouilles dans le quartier des Neiges. Après tout, Bourdaine nous a peut-être rendu service. Si Zerda prend de tels risques, c’est qu’il veut rentrer en contact avec Soler. Il n’a peut-être plus le choix, si l’autre souffre trop. Vous me tenez en alerte tous les toubibs et toutes les pharmacies de la ville.
Jibé disparut l’instant d’après. Papy demeura un moment indécis, observant l’étrange photo qu’il tenait à la main, une peluche grise au regard doux qui donnait l’impression d’être un innocent traqué par une police devenue folle, avant d’emboîter le pas de son collègue.
*
* *
Dans le Vivéco, le type à la parka bleu marine était concentré sur son magazine.
Wakou. Pour les petits curieux de nature de 4 à 7 ans.
Pas de quoi justifier son attitude apeurée d’ado qui mate les filles à poil dans un magazine pour adultes. Amanda s’en serait presque amusée.
Un flic ! Les bonnes copines s’étaient fait une joie de le décrire. Une mèche blonde sur le côté, un long cou de girafe, des doigts fins de pianiste, ou d’étrangleur.
Un apprenti flic plutôt ! Apparemment à peine sorti de l’école. Il avait fouiné partout dans Manéglise avec la discrétion d’un vendeur de volets roulants payé à la commission.
Amanda planta un regard méchant dans le sien. Au pire, il prendrait ça pour celui d’une employée qui fait son job. On lit, on paye ! Plus vraisemblablement, ça lui ficherait un peu la trouille, ça le dissuaderait d’aller trop loin, de s’approcher un peu trop d’eux.
D’elle. De Dimitri. De Malone surtout.
Visiblement, ce morveux avait fait du bon boulot. Du bon boulot de merde… Les voisines, les bonnes copines ne s’étaient pas gênées pour lui parler, au vendeur de volets roulants. Pour le laisser entrer chez elles. Rien à vendre, tout à entendre.
Une femme devant Amanda posa le récépissé du colis qu’elle venait chercher. L’épicerie servait aussi de dépôt pour toutes les ventes par correspondance qui pouvaient exister. Amanda savait que pour survivre ces boutiques de campagne n’avaient pas d’autre choix que de se vendre au commerce en ligne qui finirait par avoir leur peau.
Elle fit passer le colis par-dessus la caisse, fit signer la femme, elle s’en foutait au fond, elle ne serait plus là quand le dernier commerce du village fermerait. Elle leva les yeux et poignarda encore une fois le jeune policier qui feuilletait un autre magazine avec son air de faux pervers.
Toboggan maintenant.
Ça donne envie d’être grand.
15 h 53.
Carole n’avait pas intérêt à être en retard pour prendre le relais à la boutique ! Surtout pas aujourd’hui. Amanda tenait à être à l’heure, avant les autres, devant la grille de l’école. Pour affronter la meute ! Elles pouvaient dire, penser, colporter tout ce qu’elles voulaient.
Personne ne toucherait à Malone.
Personne ne lui enlèverait son fils.
*
* *
— Commandante, c’est Lucas…
Marianne Augresse garait sa Mégane devant la pharmacie du Hoc.
— C’est urgent ?
— Ben, je suis à Manéglise, là. Sous l’abribus. C’est vous qui m’avez demandé un compte rendu oral deux fois par jour.
La commandante inspecta du regard les trottoirs déserts de la rue du Hoc. Par pur réflexe. Elle avait ordonné que deux autres voitures de police surveillent les alentours de la pharmacie et que cinq autres quadrillent les rues des Neiges.
— Vas-y. Direct à l’essentiel. T’as du neuf ?
— Plutôt, oui. Vous avez bien fait de me demander de gratter sur les Moulin, commandante. Derrière la peinture de façade, on trouve des traces inattendues.
— A l’essentiel, je te dis !
— Eh bien, disons qu’il existe quelques petites différences entre la version que la famille Moulin nous a servie et celle qu’on découvre quand on creuse un peu. Amanda Moulin par exemple, c’est vrai qu’elle tient l’épicerie du village depuis six ans. Sauf qu’elle s’est arrêtée pendant trois ans pour prendre un congé parental, et qu’elle n’a repris son poste que depuis juin dernier.
Marianne se mordit les lèvres. Elle chercha désespérément dans les grandes poches de sa veste un agenda et un stylo.
— Ça signifie qu’elle a gardé son môme chez elle, sous cloche, pendant tout ce temps ?
Elle se contorsionnait sur le siège conducteur, l’agenda était coincé dans sa doublure. Trois heures de fitness par semaine pour être incapable de lever son cul posé sur un pan de sa veste !
— Pas tout à fait, commandante. J’ai un paquet de témoins qui ont vu Malone depuis sa naissance. Bébé, puis moins bébé. Le médecin traitant, des amis, des habitants du village. Par contre, le gosse n’a pas connu de nounou. Ni de crèche. D’ailleurs, il n’y en a pas dans le bled.
— Malone n’a donc eu aucun contact avec d’autres enfants jusqu’à son entrée à l’école, c’est bien ça ?
— Exact, commandante.
— Arrête de dire « commandante » tous les trois mots, on gagnera du temps ! Tu disais « par exemple » pour le congé parental d’Amanda Moulin, t’as d’autres infos neuves ?
— Oui, des détails plutôt étranges. Vous vous souvenez, au départ, je vous ai dit que les voisins voyaient parfois Malone, sur un vélo, toujours avec son casque, se promener dans le lotissement. Y a une mare au bout du square Ravel, avec des canards qui viennent faire leur nid au printemps. C’est plutôt joli, heu, Marianne. Un coin sympa pour fonder une famille. Pas trop loin du Havre, pas trop cher et…
Les doigts de la commandante se refermèrent enfin sur un stylo au fond de sa poche. Elle l’aurait bien volontiers planté dans la main du stagiaire s’il s’était trouvé face à elle.
— Accouche !
— OK, Marianne, désolé. Pour résumer, les Moulin ont comme coupé les ponts depuis quelques mois. Disons, depuis cet hiver. Plus de repas ou visites en famille, ce qui peut se comprendre puisque tous les membres de leur famille proche habitent à plusieurs centaines de kilomètres de la Normandie, à l’exception des parents d’Amanda, qui habitent le cimetière de Manéglise. (La commandante soupira.) Les Moulin n’invitaient plus d’amis chez eux, et les rares fois où ils sortaient chez des potes, c’était toujours sans le gosse ! Plus de visites non plus chez Serge Lacorne, le médecin traitant. Un autre détail a paru bizarre aux voisins, quand ils y ont bien réfléchi. Cet hiver, ils voyaient parfois Malone dehors, dans le jardin, sur son vélo, devant la mare, avec son bonnet sur les oreilles et son écharpe sur le nez, mais plus il faisait beau, plus les jours rallongeaient et moins le gosse sortait. Bon d’accord, ce genre de lotissement, dès qu’il y a du soleil, c’est un peu Tchernobyl, tout le monde fout le camp à la plage. Mais tout de même…
La commandante, dans une ultime ondulation de bassin, renonça à saisir l’agenda. Son pouce et son index avaient pincé un autre objet coincé au fond de sa poche.
— Si je résume, Lucas, les Moulin, surtout la mère, ont protégé leur gosse jusqu’à ses trente mois, avec une vie sociale, disons, minimale. Et depuis ses trois ans, black-out !
— Sauf l’école depuis septembre, Marianne…
Elle préférait encore quand il l’appelait commandante.
— Sauf l’école, répéta Marianne. Sauf l’école maternelle, où tout enfant est censé aller l’année de ses quatre ans. Ne pas inscrire un gosse à l’école du village serait la meilleure façon d’attirer l’attention sur lui…
Son pouce et son index sortirent avec précaution l’objet au fond de sa poche.
— Heu, sinon, Marianne, il faut que je vous dise autre chose d’important.
— S’il te plaît, Lucas, évite de m’appeler Marianne. Même des agents qui ont trente ans de maison ne m’appellent pas ainsi.
— D’accord. Heu, mad… Je crois qu’elle m’a repéré…
— Qui ça ? Amanda Moulin ?
— Oui.
— Et alors ? On est flics, pas agents secrets !
— Vous croyez, heu, madame Augresse ?
Elle soupira encore et plaça l’objet devant elle.
— Amanda Moulin va t’en vouloir, ça c’est certain. Elle va t’en vouloir à mort d’avoir fouillé dans sa vie privée ! Mais de là à te tuer pour ça…
Elle raccrocha sans attendre la réponse, puis, impatiente, baissa les yeux pour mieux voir la fée Clochette et ses copines voler dans le ciel de la rue du Hoc.
Elle laissa longuement son regard se perdre à travers le verre posé sur le tableau de bord, celui dans lequel Malone Moulin avait bu ce matin.
Et si Vasile Dragonman avait raison ?
Et si la plus simple des solutions consistait à ouvrir une enquête officielle et à effectuer le plus banal des tests ADN ?