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Aujourd’hui, je traverse le pont des Arts. Seule.
Envie de tuer
Comme la goutte qui fait déborder le vase, j’aimerais être celle qui pose le cadenas qui fait s’écrouler le pont.
Condamné : 19
Acquitté : 187
Les quinze militaires se déployaient autour de l’avion, semblant obéir à une chorégraphie savante orchestrée d’un simple mouvement des doigts par le directeur de la sécurité de l’aéroport, de l’autre côté de la baie vitrée.
Marianne ne lui accorda pas un regard et raccrocha le téléphone. Les mots de Papy continuaient de résonner dans sa tête. Ils se mêlaient à ceux de Vasile Dragonman, quelques jours plus tôt.
Peut-on effacer la mémoire d’un enfant ? Enfouir un traumatisme ? L’empêcher de grossir, de faire des racines, de ronger une vie ?
Pourquoi pas, après tout.
Le cerveau d’un enfant de trois ans est une pâte à modeler. Pourquoi ce gosse n’oublierait-il pas que ses parents étaient morts, assassinés sous ses yeux, puisque ce souvenir était insoutenable et qu’il avait trouvé une fée pour l’effacer d’un coup de baguette magique ?
Oui, ce gosse croyait qu’Angie était sa maman. Angie l’avait manipulé, pour le sauver. Gouti avait été son instrument, son complice. Angie n’avait fait qu’utiliser le plus vieux truc au monde, opposer une vérité à une autre, Amanda contre Angie, une alternative déjà si compliquée pour son petit cerveau. Deux mamans aimantes, c’était déjà une de trop, la meilleure façon pour oublier que la troisième n’était plus là pour l’élever, pour oublier qu’elle était tombée devant lui, pour oublier la trace de la main ensanglantée de son père sur la portière de sa voiture. Pour ne plus se souvenir que d’une pluie de verre coupante, et bientôt oublier aussi cette pluie.
Sous les yeux consternés du responsable de la sécurité de l’aéroport, Marianne serra la peluche élimée entre ses mains.
Angie voulait un enfant, plus que tout. Angie serait une bonne mère. Malone grandirait heureux avec elle.
Angie n’avait tué personne.
Angie était devenue son amie pour cela, pour qu’elle comprenne qu’elle voulait sauver cet enfant. Parce qu’Angie était sa seule chance.
Angie n’avait accepté le plan de Zerda, échanger les deux enfants, que pour mieux se débarrasser de lui, le moment venu. Alexis Zerda était bien incapable d’imaginer jusqu’où pouvait aller la détermination d’une mère pour protéger son enfant. Alors deux mères couvant le même gosse… Condamné d’avance, Alexis ! La première, Amanda, lui a tiré deux balles dans la poitrine avec un flingue que la seconde, Angie, lui avait mis entre les mains.
Le chef de la sécurité semblait décidé à en terminer. Il s’épongea le crâne, écarta d’un geste brusque l’hôtesse aux ongles peints et se planta devant Marianne.
— Alors, commandante ? On y entre, oui ou non, dans ce putain d’avion ? Il s’agit d’une femme et de son gosse. Ils ne sont pas armés. Alors vous attendez quoi, merde ? C’est vous qui nous avez donné l’ordre de ne pas faire décoller ce zinc !
Jibé, toujours immobile derrière eux, accompagné des agents Bourdaine et Constantini, semblait compter les points.
Marianne ne répondit rien. Un vertige la saisissait. L’avion immobile sur la piste. Les types en uniforme l’encerclant. Le nain chauve qui aboyait sur elle. La raideur stoïque de ses deux gardes du corps. Le sourire figé de l’hôtesse. Comme si tout s’était arrêté autour d’elle sauf les jappements du roquet.
— Bordel, bloquer un décollage, c’est bloquer tous les autres ! J’ai quatre vols qui attendent derrière… Merde, j’ai dix hommes armés sur le tarmac, on peut prendre d’assaut la carlingue en quelques secondes.
— Du calme, fit la commandante, presque par réflexe. On parle d’un enfant et sa maman.
Le roquet insista.
— Pourquoi tout ce cirque alors ? Pourquoi immobiliser au sol cet avion et retarder tout le trafic depuis vingt minutes ?
Il chercha à défier la commandante, autorité contre autorité, légitimité contre légitimité, par l’affrontement physique au besoin. L’intimidation du mâle dominant.
Il releva son col galonné comme un dindon et colla son jabot contre la poitrine de Marianne.
En finir cette fois…
Elle ne lui fit même pas l’aumône d’un regard. Elle pivota vers l’hôtesse au sourire rouge et aux cheveux de feu.
Elle posa une main amicale sur son épaule et lui tendit l’autre main, lentement, pour bien lui faire comprendre qu’elle lui confiait la mission la plus délicate de toute cette enquête.
La main de l’hôtesse se referma, c’était doux, même si elle ne comprenait toujours pas ce qu’on attendait d’elle.
Marianne lui expliqua à voix haute, comme par défi, pour que tous l’entendent.
— Le gosse a oublié son doudou. Il ne peut pas partir sans lui.