Petite aiguille sur le 2, grande aiguille sur le 7

Malone s’était assis sur les marches de la maison à pilotis, face à la mer. Gouti était posé sur ses genoux au cas où les vagues remontent d’un coup ou qu’une vague plus grosse déborde. Gouti n’avait pas de capuche, rien sur la tête pour le protéger des gouttes. L’ogre lui avait dit de ne pas entrer dans la maison, de rester là, dehors, d’attendre. Assis.

Tant mieux. Même s’il avait froid, il préférait rester là. Dans ses souvenirs, le bateau était plus joli, il avait des grandes voiles blanches et un drapeau noir tout en haut. Celui-là était moche, à moitié coulé dans l’eau. On aurait presque dit un rocher.

Comme le château. Il n’avait pas l’air bien solide lui non plus, et puis les tours ne protégeaient pas grand-chose et on ne devait pas voir très loin d’en haut, si on pouvait monter, parce qu’il n’y avait pas de fenêtres, pas d’escalier, rien. Juste quatre tours. Même pas de murs entre les tours pour que les chevaliers puissent surveiller. Une grosse vague et hop, tout pouvait disparaître, comme le bateau, comme la maison de l’ogre, comme Gouti.

Non, Gouti, il le tenait bien, entre ses genoux, même s’il était mort.

Malone était pressé que la mer s’en aille. Il se souvenait de ça aussi. Des fois, la mer partait loin, plus loin que les cailloux ronds, et elle laissait du sable derrière elle. Malone construisait des châteaux avec maman, devant la maison, des grands châteaux de sable qui restaient longtemps debout quand la mer revenait.

C’était ici, il en était sûr, même si tout était caché sous la mer. Peut-être que quand elle partirait, la mer, sa maman reviendrait jouer avec lui.

La maman d’ici, pas Maman-da.

Le cri terrible le fit sursauter. Celui de l’ogre. Immédiatement, il serra sa capuche contre ses deux oreilles et juste après enfonça ses deux doigts dans celles de Gouti pour qu’il n’entende pas non plus.

*
*     *

Alexis Zerda fit basculer d’un mouvement brusque l’armoire de contreplaqué, elle explosa en une dizaine de planches sur le parquet humide, cloisons, portes et tiroirs, puis il retourna du pied les morceaux de bois éparpillés dans les débris de verre et de vaisselle, de bibelots cassés, de feuilles jaunies volantes. Rien.

Rien qu’un bordel sans intérêt.

Il arracha avec la même humeur les étagères clouées aux murs par quatre pointes. Les rares livres, disques, vases, conserves s’écrasèrent à leur tour sous le poids du meuble déséquilibré.

Toujours rien, rien que le merdier qu’ils avaient laissé en quittant ce repaire.

Aucune trace du butin !

Zerda fouilla encore les derniers meubles, sous les lits, arracha le placo des minces cloisons entre les cinq pièces, chambres, cuisine, salon, sans autre motivation que la fureur, puisque l’évidence lui était apparue, dès qu’il avait soulevé la trappe sous le frigo de la cuisine : il s’était fait doubler !

Le butin était dissimulé dans le vide d’air sous la maison, seulement accessible en déplaçant le réfrigérateur, dans trois valises aux proportions exactes de celles avec lesquelles on peut voyager en cabine sur une compagnie aérienne low cost. Deux millions de camelote ! Le lit de la première chambre cogna avec violence contre le mur. La lame de poignard au bout de son bras tailla une large entaille dans le matelas, déclenchant une pluie de polystyrène couleur éponge.

Ils étaient seulement quatre à connaître la cache ! Timo, les Lukowik, et lui. Même le gosse n’était pas au courant. Dimitri et Amanda non plus, bien entendu. Ils avaient dissimulé le butin comme prévu après le braquage, le temps d’attendre que tout se tasse, le temps de contacter des receleurs aussi, des Chinois, des types à l’autre bout du monde sans liens possibles avec les indics des flics d’ici.

Qui l’avait trahi ?

Zerda éventra un second matelas déjà à moitié moisi par l’humidité, puis le laissa retomber au sol comme un cadavre éviscéré, fouillant à peine ses entrailles.

Il n’y avait aucune raison que l’ordure qui avait récupéré le magot sous la trappe l’ait dissimulé ailleurs dans cette maison. Et il se souvenait parfaitement de l’endroit où il avait laissé les trois valises, lorsqu’il était revenu, le soir du braquage.

Qui ?

Qui pouvait être revenu ensuite ?

Pas Timo. Pas dans son état. Il l’avait laissé quasi mort dans son appartement du quartier des Neiges. Encore moins les Lukowik, Cyril et Ilona étaient déjà à la morgue du Havre, entre les mains des légistes, au moment où il planquait les valises.

Restait alors une seule possibilité, quelqu’un avait parlé.

Timo ? A sa copine ? Au gamin ?

Zerda s’arrêta un instant et jeta un regard à Amanda, assise sur une chaise du salon, pensive, comme concentrée devant un téléviseur invisible.

Il s’occuperait d’elle plus tard.

Il fit trois pas vers la porte de l’entrée, prit le temps de respirer, de se calmer, et se pencha vers le gosse.

On ne sait jamais.

*
*     *

Amanda fixait le mur. Une fissure dans le mur, plus précisément, qui lui rappelait la fêlure mortelle dans le cerveau d’un enfant. La maison finirait elle aussi par s’écrouler, cela commence toujours ainsi, par une minuscule fêlure, puis inexorablement tout s’écarte, pour finir par créer un vide, un gouffre, sans même qu’on s’en aperçoive, et tout tombe dedans, tout ce à quoi vous tenez.

Elle se leva, doucement. Zerda semblait ne plus faire attention à elle, mais elle le connaissait, il était un fauve sur le qui-vive, une sorte de tigre, apathique en apparence. Prêt à bondir pourtant, n’importe quand, sur n’importe quoi.

Cette fissure l’intriguait…

Elle s’approcha et colla son nez sur le mur. La lézarde ressemblait davantage à un fil qui menait du plafond au sol, longeait la plinthe, pour remonter ensuite sur quelques centimètres jusqu’à une petite table de formica meublée d’un seul tiroir. On aurait dit une colonie de fourmis qui a trouvé une réserve de sucre et qui organise méticuleusement le pillage.

Amanda passa son doigt sur le mur. Plus étrange encore, la fissure dans le mur n’était pas naturelle. On l’avait tracée, au feutre noir, en pointillés minuscules, en imitant de façon saisissante une discrète file d’insectes.

Comme si on avait voulu qu’elle la remarque ! Elle seule. Comme dessinée par quelqu’un qui connaissait le secret de son fils, qui savait que les seuls êtres vivants l’ayant accompagné dans sa montée vers le ciel étaient des insectes, avançant en procession sous son crâne.

Elle se retourna doucement vers Zerda. Il parlait à Malone, devant l’entrée de la maison.

Qu’est-ce qu’il pouvait lui raconter ?

Peu importe, elle disposait de quelques secondes de répit. D’évidence, celui qui avait tracé cette ligne noire voulait qu’elle ouvre ce tiroir.

Elle le tira vers elle, prenant soin de se placer devant pour que son corps le dissimule. De vieilles cartes routières mal repliées s’étirèrent, comme courbaturées. Elle les poussa, chercha dessous. Se mordit les lèvres.

Elle ne comprenait pas.

Ses doigts tremblant attrapèrent les deux cartons rectangulaires.

Elle tenait dans sa main deux billets d’avion !

Deux numéros de siège, 23 A et B.

Deux noms, Amanda et Malone Moulin.

Un départ, Le Havre-Octeville, et une destination. Caracas, via Galway, en Irlande.

Vol au départ du Havre, 16 h 42. Dans moins de deux heures.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Quelqu’un les avait déposés ici ? Etaient-ce ces billets que cherchait Zerda ? C’est par ce moyen qu’il espérait fuir lui aussi ? Impossible, toute la police de France devait être à ses trousses, jamais il ne franchirait la douane ainsi.

Qui alors ?

Secouée par une soudaine toux violente, elle ne put réfléchir davantage. Zerda leva les yeux vers elle, méprisant. Son décolleté avait été sa dernière idée stupide, n’avait servi qu’à faire entrer un froid glacial sous sa poitrine, dans ses poumons, à compresser son cœur dans un écrin de givre.

Elle allait mourir dans quelques minutes, la morve au nez. Ridicule, pitoyable, comme l’avait été toute sa vie. Elle ne devait plus se concentrer que sur une chose, détourner l’attention de Zerda et hurler dans le même temps à Malone de s’enfuir, de courir le plus vite possible loin de ce taudis, avant que la marée ne les emprisonne définitivement ici.

*
*     *

— Tu as perdu ton trésor ?

Malone n’avait pas peur des ogres, alors il pouvait bien l’aider. Surtout que celui-ci avait l’air complètement perdu, rien à voir avec le grand ogre de la forêt dans l’histoire du chevalier Naïf, avec son poignard capable de découper la lune en tranches.

— Tu as une idée, Malone ? Tu sais où il est caché ?

Il avait une voix de méchant qui essaye d’être gentil.

— T’es comme Gouti, alors…

— Comment cela, comme Gouti ?

— Oui, comme Gouti. Tu connais pas l’histoire ? Gouti, son trésor, il le cache avant de faire dodo, pour être sûr de le retrouver après, quand il se réveille.

— Continue, Malone. Continue. Que fait-il pour retrouver son trésor ?

— Rien. C’est ça l’histoire. Il le retrouve jamais. A chaque fois que Gouti enterre un trésor, il le perd et il sait plus où il l’a caché.

Un flot d’injures se fracassa dans la tête de Zerda. A croire que quelqu’un avait mis toutes ces idées dans la tête du môme rien que pour se foutre de sa gueule !

Sa voix se fit pourtant plus douce encore. Aiguë, mais les enfants aimaient cela. Il savait se contrôler quand il le fallait.

— S’il ne le retrouve jamais, Gouti, son trésor. Qui le trouve alors ? Qui lui a volé ?

— Personne…

Malone regarda la mer en pressant Gouti entre ses genoux, puis continua.

— Personne et tout le monde. C’est ça, l’histoire. Le trésor de Gouti, c’est une graine, une graine enterrée sous la terre qui pousse et qui fait un grand arbre pour que tout le monde puisse jouer, et manger, et dormir dedans aussi.

Zerda se pencha encore vers l’enfant. Il sentit frotter contre sa cuisse le canon du Zastava accroché à son ceinturon.

*
*     *

La curiosité avait été la plus forte, Amanda continuait de fouiller le tiroir, tout en veillant à toujours boucher l’angle de vision d’Alexis. Elle souleva une dernière carte. Yvetot. Série bleue. Code 1910 O. Trop vite. Elle avait déplacé dans le même mouvement l’objet dissimulé dessous. Il y eut un bruit, léger, sans doute couvert par le bruit des vagues, mais qui fit tout de même tressaillir Amanda.

Comme dans un jeu de précision, cette fois-ci, elle prit un temps infini pour poser la carte routière sur la table en formica, afin de dévoiler le fond du tiroir.

Elle plissa plusieurs fois les yeux pour être certaine qu’elle ne rêvait pas.

Il n’y avait pas d’autre explication, quelqu’un l’avait déposé là exprès. Pour elle.