Petite aiguille sur le 4, grande aiguille sur le 3

Amanda attrapa Malone par la taille et le hissa jusqu’à ce que la fille derrière son guichet puisse le voir. Un effort physique dérisoire comparé à celui qu’elle venait de supporter : porter Malone pendant les trois cents dernières marches de l’escalier, avant de filer à l’aéroport avec le Ford Kuga de Zerda. Elle surjoua néanmoins sa peine en souriant à l’hôtesse qui vérifiait leurs papiers et les billets. Un sourire de complicité. La fille n’était pas très jolie, boudinée dans son uniforme pourpre, mais elle compensait par une harmonie de détails, des petites lunettes rondes vert pomme, un petit chat émeraude monté en bague, des ongles peints arc-en-ciel, qui lui donnaient davantage de charme que les hôtesses filiformes des autres guichets d’enregistrement, cintrées, poudrées, maquillées, telles des Barbies hôtesses de l’air clonées et tout juste sorties de leur emballage, par cartons de douze.

Une timide et rêveuse, pensa Amanda. Jeanne, son nom était épinglé sur sa poitrine ; elle aimait les enfants, ça crevait les yeux. Les enfants et les chats.

L’hôtesse signifia à Amanda qu’elle pouvait reposer Malone. Sitôt les pieds par terre, il se cacha derrière ses jambes.

Jeanne n’avait pas l’air d’une emmerdeuse, mais elle vérifiait néanmoins avec méticulosité chaque document, sûrement à cause de ce branle-bas de combat, ces militaires qui arpentaient le hall, ces photos d’Alexis Zerda et de Timo Soler aux murs. Amanda sentait la sueur couler dans son dos, même si elle se répétait qu’elle ne craignait rien, que tous ses papiers, comme ceux de Malone, étaient en règle, qu’aucun flic n’allait téléphoner à l’aéroport pour signaler son nom, puisqu’au pire, si les flics avaient fini par trouver la cache de la base désaffectée de l’OTAN, ils la croyaient morte !

— Tu as déjà pris l’avion, mon petit bonhomme ? demanda Jeanne en se penchant. Tu es déjà parti aussi loin ?

Malone se cacha à nouveau derrière elle et Amanda adora cette réaction de chaton craintif. L’hôtesse insista.

— Tu n’as pas peur, dis-moi ? Parce que tu sais, là où tu vas, il y…

Un silence calculé pour faire réagir Malone. Les gouttes de sueur dans le dos d’Amanda glissaient jusque sous son jean, il lui semblait impossible de ne pas en sentir l’odeur amère.

— Il y a la jungle… Pas vrai, mon ange ?

Malone restait muet.

Les deux coups de tampon sur les passeports résonnèrent dans le crâne d’Amanda comme deux coups de masse qui font tomber les murs d’une prison.

— Mais tu n’as aucune raison d’avoir peur, mon ange. Tu pars avec ta maman !

Des militaires passaient derrière eux, Jeanne leur lança un regard méprisant avant de continuer de s’adresser à Malone.

— Tu demanderas à ta maman. Elle t’expliquera la jungle.

Amanda crut s’évanouir.

Malone ne l’avait pas regardée !

Quand cette idiote d’hôtesse bavarde avait prononcé le mot « maman », il avait tourné la tête dans l’autre sens, vers le mur, vers les photos affichées, pas celles de Zerda ou de Soler.

Celle d’Angélique Fontaine.

Les flics avaient progressé plus vite qu’elle ne croyait, ils avaient déjà identifié cette fille, ils savaient sans doute déjà qu’elle était la véritable mère de Malone, ils avaient donc tout compris…

Amanda se retint de paniquer. Heureusement, Jeanne ne la regardait pas, concentrée sur Malone.

Les flics avaient tout compris… Tout sauf qu’elle, Amanda, était vivante et qu’on ne lui volerait pas son enfant ! Angélique Fontaine avait abandonné son gosse, était complice de meurtres, allait échouer en prison pour des années ; Malone avait besoin d’une mère libre, d’une mère qui l’aimait, il avait déjà presque tout oublié de sa vie d’avant. Dans quelques jours, Angélique ne serait déjà plus qu’un visage flou sur une photo, dans quelques semaines, elle n’aurait tout simplement jamais existé pour lui.

L’hôtesse les observait, troublée.

Ne pas échouer maintenant, si près du but.

Amanda se tourna à son tour vers les photos, sans s’y arrêter, pour fixer plus loin, dans la même perspective, les avions derrière les baies vitrées, les pistes bitumées, la mer, une main ébouriffant d’un geste naturel les cheveux de Malone.

Une mère et son fils, avant le grand départ, déjà un peu dans le ciel.

Cela dura une éternité, piétinée par les bottes des jeunes militaires en treillis. Enfin, Jeanne fit passer les passeports par l’ouverture de la plaque de verre incassable.

— Tout est en règle, madame, bon voyage.

— Merci.

C’était le premier mot qu’Amanda prononçait.

Au bout de la piste, un Airbus A318 bleu ciel de la KLM s’envolait.

*
*     *

Le lieutenant Lechevalier leva les yeux vers l’Airbus azur qui traversait le ciel. Il le suivit une seconde au-dessus de l’océan noir pétrole, avant de dévaler les marches en courant.

Marianne se tenait une cinquantaine de marches plus bas, essoufflée.

— J’ai un témoin ! cria-t-il. Et pas n’importe lequel…

Il se planta devant la commandante et lui tendit la peluche.

— T’as trouvé ça où ?

— Dans les ronces, quelques marches plus haut. Alexis Zerda a dû le balancer avant de disparaître dans la nature.

La commandante ne répondit rien. Un instant, il avait espéré un compliment, un sourire, quelque chose comme « Bien joué, Jibé ». Le lieutenant n’était pas idiot, cette peluche était une découverte capitale. Le gosse ne s’en serait jamais séparé, cette boule de poils synthétiques rassurait le môme, le calmait, le consolait. Si Zerda ne s’était pas encombré de la peluche, c’est donc qu’il n’avait pas l’intention de s’encombrer de l’enfant. Peut-être même s’en était-il déjà débarrassé, dans un coin un peu plus discret qu’un fossé d’épines au bord de l’escalier.

Marianne saisit le doudou tendu par son adjoint et le coinça entre ses bras, avec une tendresse que le lieutenant Lechevalier jugea excessive, comme si à son tour sa supérieure s’était mis dans la tête que cette peluche parlait vraiment… et la câlinait pour lui soutirer des confidences.

— On continue, Jibé ! fit Marianne. On se magne. On grimpe.

Une nouvelle fois, la commandante avait lancé son ordre sans lui jeter un regard. En trois pas, le lieutenant avait déjà repris cinq marches d’avance. Depuis quelques heures, il trouvait étrange le changement d’attitude de Marianne envers lui. Une sorte d’énervement systématique, d’agressivité, qui ne serait pas seulement due à cette affaire, à leurs échecs successifs, à l’urgence de coincer Zerda et Soler ; qui lui serait personnellement destinée.

Un traitement de faveur. Spéciale dédicace.

Comme si leur complicité, presque instinctive, avait volé en éclats et qu’il n’était plus aux yeux de sa supérieure qu’un homme-flic exécutant avec compétence ses ordres, au sein d’un commissariat peuplé de dizaines d’autres hommes-flics exécutant avec compétence les ordres. Ça le minait de ne pas comprendre les raisons de cette brusque déception. Il avait assuré pourtant, il avait repéré le siège auto du gosse dans l’Opel Zafira garée devant le casino de Deauville, il avait déniché les traces de ces billets Le Havre-Galway-Caracas sur l’ordinateur de Zerda, il avait trouvé Gouti accroché aux ronces…

Lire l’admiration dans les yeux de Marianne était l’un des trucs auxquels, bizarrement, il tenait dans sa vie. Rien de sexuel justement. Rien de sexuel pour une fois. Aucune ambiguïté de cet ordre avec sa chef, rien qu’un duo qui fonctionnait bien, un peu comme un couple de danseurs ou de patineurs.

Un autre Airbus stria le ciel. L’aéroport du Havre était à moins de deux kilomètres à vol d’oiseau. L’avion pour Caracas décollait dans un quart d’heure, ils arriveraient à temps, même si, avec le dispositif de surveillance mis en place, Zerda, Soler ou Angélique Fontaine ne pourraient pas s’envoler par là !

Une minute plus tard, Jibé avait déjà atteint la dernière marche de l’escalier. Il se retourna vers Marianne, elle se tenait trente marches plus bas, le regard perdu vers la mer, accrochée à Gouti comme une fille à son sac à main dans le tram. Tremblante.

Une fraction de seconde, il eut l’illusion que la peluche avait attendu d’être seule avec la commandante pour lui faire une révélation cruciale, et que celle-ci avait bouleversé Marianne. C’était stupide, bien entendu, mais c’était exactement l’attitude de sa supérieure ; celle qu’elle aurait eue si, d’un coup, simplement en observant le doudou, elle avait compris qu’ils faisaient fausse route depuis le début.

Il traversa le parking. Le temps d’atteindre la Mégane garée cinquante mètres plus loin, de la démarrer, de rouler jusqu’à l’escalier, Marianne serait là. Il lui ouvrirait la portière passager sans même qu’elle ait à ralentir.

Efficace. Réactif. Dans le même tempo. Un duo de patineurs…

Tout en faisant clignoter les phares de la Mégane, une réflexion l’agaça ; il s’était toujours demandé comment les couples de danseurs, sur pointes, sur chaussures vernies ou sur patins, s’y prenaient pour se frôler ainsi pendant des années sans finir par tomber amoureux.