59
Aujourd’hui, Stéphanie a accouché de notre troisième enfant. Sauf qu’elle en avait deux dans son ventre.
Envie de tuer
Je lui ai demandé lequel elle voulait garder.
Condamné : 1 153
Acquitté : 129
Gouti avait tout juste trois ans, ce qui était déjà grand dans sa famille, car sa mère n’en avait que huit et son grand-père, qui était très vieux, en avait quinze.
Cinq flics s’affairaient autour de la commandante Augresse et du lieutenant Lechevalier.
Le cadavre de Dimitri Moulin avait été évacué quelques minutes auparavant avec le tapis de bambou ensanglanté, et désormais les flics allaient et venaient entre l’extérieur et la scène de crime sans aucune précaution ; on avait même déplié une carte sur la table du salon des Moulin.
Il y avait urgence, avait martelé la commandante : empêcher deux autres meurtres, dont celui d’un gamin de trois ans. Et depuis que Papy les avait appelés, en assénant sa certitude, ils tenaient enfin une piste sérieuse.
Malone n’avait pas dessiné les donjons d’un château, mais ceux d’une usine !
Le lieutenant Pasdeloup l’avait compris en observant la tour d’une mine qui ressemblait étrangement à un donjon. On ne devait pas rechercher quatre tours, mais quatre cheminées, ou quatre citernes, quatre cuves.
Face à la mer… Un jeu d’enfant !
Les cinq policiers autour de la table disposaient chacun d’un ordinateur portable, posé devant eux, le nez collé à l’écran, comme une équipe de geeks qui jouerait en ligne contre une autre située à l’extrémité de la planète.
Google Earth, Google Street View, Mappy, Système d’informations géographiques de l’Agence d’urbanisme du Havre ou de la Communauté d’agglomération, tous les sites qui contenaient des informations géoréférencées, des photos ou des plans, étaient passés en revue. Deux autres policiers, Benhami et Bourdaine, étaient chargés d’appeler le Grand Port maritime et la Chambre de commerce et d’industrie.
La commandante Augresse supervisait toute l’équipe. Papy était le meilleur flic de son équipe, cette intuition le démontrait une fois de plus. Quel dommage que cette tête de cochon préfère opérer seul ! Elle l’aurait bien échangé contre Jibé. Non pas que le petit cul du lieutenant, penché sur la table, lui déplaise, ni qu’il ne soit pas un flic efficace, il l’avait encore prouvé en repérant ce siège auto dans l’Opel Zafira garée devant le casino de Deauville, mais la présence de Papy l’aurait rassurée, sans qu’elle sache exactement pourquoi. C’était stupide, mais elle n’arrivait plus à faire pleinement confiance à Jibé.
Il était une fois un grand château en bois qui avait été construit avec les arbres de la grande forêt juste à côté. Dans ce grand château, qu’on pouvait voir de très loin à cause de ses quatre grandes tours, habitaient des chevaliers. En ce temps-là, les chevaliers portaient tous le nom du jour où ils étaient nés…
Après l’euphorie de la suggestion du lieutenant Pasdeloup, « Cherchez une usine ! », l’enthousiasme était retombé.
Rien ne correspondait…
La plupart des enquêteurs s’étaient concentrés sur la zone industrialo-portuaire, mais on se situait très loin du cap de la Hève. En front de mer, on ne trouvait ni raffinerie, ni centrale électrique, ni aciérie ou usine chimique. Les sites de production s’étendaient plus en amont du fleuve, dans les terres, vers Port-Jérôme, la plus grande raffinerie de France. Les policiers avaient aussi cherché de l’autre côté de la Seine, vers Honfleur, mais on n’y recensait qu’un port de plaisance, quelques bateaux de pêche, un phare, et aucune tour, même industrielle… Rien non plus vers le nord, en direction du terminal pétrolier d’Antifer, rien ressemblant aux descriptions de Malone Moulin.
Marianne pestait en regardant méchamment sa montre.
14 h 40.
Ils pataugeaient… Au moins, Jibé aurait une bonne excuse pour rentrer tard ce soir à la maison ! Il pourrait faire la bise à ses enfants et à sa femme sans crainte qu’elle renifle le parfum d’une autre. La commandante pourrait même faire un mot d’excuse au joli cœur.
D’ailleurs, le reste de l’enquête piétinait tout autant. La piste de la plaque de l’Opel Zafira s’était soldée par une impasse. La voiture avait été déplacée après le braquage, quelques heures plus tard ou le lendemain, sans que personne la remarque ou la repère. D’après le numéro d’immatriculation, elle appartenait à un pharmacien de Neuilly, qui ne venait presque jamais à Deauville et conservait trois voitures dans son garage. Il n’avait signalé le vol que trois mois plus tard, le 9 avril. Personne n’avait fait alors le rapprochement entre cette voiture volée et la liste des vingt-sept autres véhicules garés le long de la rue de la Mer le jour du braquage. Une jolie boulette ! L’Opel avait sans doute été brûlée depuis dans un coin de l’estuaire, ou balancée du bord d’un quai au fond d’un bassin.
On ne pouvait en tirer que deux conclusions, pas vraiment neuves : les braqueurs avaient minutieusement préparé leur coup, et c’était bien à bord de cette voiture, puisqu’elle avait été volée, qu’Ilona et Cyril Lukowik avaient projeté de s’enfuir, et que le butin avait disparu.
Restait un dernier espoir : reconnaître Malone Moulin sur l’une des photographies prises par les badauds avant, pendant ou après la fusillade. Lucas Marouette était sur le coup. Rien à signaler pour l’instant, et sauf coup de chance, ça lui prendrait un sacré moment pour en venir à bout. Ce petit as de l’informatique allait devoir zoomer sur plusieurs centaines de photos pour y traquer un visage, un seul parmi une foule de touristes.
Sur son île, tout le monde le surnommait Bébé-pirate. Il n’aimait pas beaucoup ça, surtout qu’il n’était plus un bébé depuis longtemps, mais comme il était né le dernier, ses cousins grandissaient en même temps que lui, il restait toujours le plus petit.
Dans le salon des Moulin, la voix déformée de Gouti continuait de raconter ses histoires, du lundi au dimanche, en boucle, depuis près d’une heure. Marianne avait tenu à ce qu’on n’arrête pas le lecteur MP3 tant que l’on n’aurait pas décrypté le sens codé de tous ces lieux, même si cette voix nasillarde rendait la scène étrange, presque irréelle.
Dix flics jouant à la console en écoutant des contes pour enfants.
« Tu vois, Gouti, les vrais trésors ne sont pas ceux qu’on cherche toute sa vie, ils sont cachés près de nous depuis toujours. »
La commandante s’éloigna de la table pour répondre au téléphone qui vibrait dans sa poche.
Angie.
C’était bien le moment !
Marianne colla sa main sur son oreille droite et avança jusqu’à la terrasse du petit jardin derrière le pavillon des Moulin.
— Marianne, tu es là ?
— Angie ? Qu’est-ce qui se passe, il y a un problème ?
— Non… c’est toi. Tu devais me rappeler avant ce soir. Me donner des nouvelles. Ton psy alors, c’est lui, le tas de cendres ?
La commandante leva les yeux au ciel, puis les fit courir dans le jardin clos par trois murs de troènes. Deux stères de bois sous un appentis que l’homme de la maison ne rentrerait plus, un ballon égaré sous une chaise en plastique qu’il ne renverrait plus jamais à son fils, un barbecue rouillé qui resterait pour toujours éteint.
— Oui, c’était lui, lâcha Marianne.
Il y eut un long silence. Interminable. Ce fut la commandante qui prolongea la conversation.
— Et depuis, la liste s’est allongée, ma belle. Je n’ai vraiment pas le temps, là…
— Je… je comprends…
Machinalement, Marianne jouait avec un morceau de papier dans sa poche. Elle le sortit et le lut.
Noël Joyeux. N’oublie Jamais.
Le billet trouvé dans l’album photo de Malone.
— Tu… tu seras disponible ce soir ? insista timidement Angélique.
— Non, sans doute pas…
Marianne s’en voulut sur le moment d’avoir répondu aussi sèchement, mais Angie ne pouvait pas occuper sa ligne plus d’une minute. Elle prit néanmoins le temps d’une question supplémentaire.
— Ça va toi ? T’es au salon ? Tu m’as l’air toute drôle…
— Ça va. Ça va. Je tiens à toi, tu sais, Marianne. J’ai besoin de toi.
Elle avait dit cela d’une voix douce, presque chuchotante, comme prononcée au creux de l’oreille d’un enfant, ou d’un amant. Cela toucha la policière. Elle avait beaucoup d’affection pour Angie. Inexplicablement, même si elles ne se connaissaient au fond que depuis quelques mois. Sûrement parce qu’elle partageait avec cette coiffeuse rêveuse le même mélange de désespoir absolu et de passion incontrôlable pour les destins de princesse ; et que seul un humour féroce permettait de supporter le grand écart des sentiments.
Envie-de-tuer.
Envie-de-vivre.
Envie-de-tout-faire-sauter.
Envie-de-tout, envie-de-rien.
Pas maintenant, pas ce soir, elles auraient le temps de refaire le monde en descendant une bouteille de rioja quand cette affaire serait bouclée. De refaire leur petit monde.
— Merci, ma belle, susurra Marianne. Je te reviens vite, promis. Mais faut que je raccroche !
— No problemo. Ciao…
Marianne rentra dans la ruche où dix flics-abeilles butinaient. Jibé s’énervait, il allait et venait d’un écran à l’autre, haussant les épaules comme s’il croyait de moins en moins à l’inspiration de Papy. Remplacer les tours par des cheminées, les chevaliers par des ouvriers. Et puis, l’heure tournait, le pauvre chéri était coincé ici…
La voix d’Angie continuait de flotter dans sa tête.
J’ai besoin de toi.
Plus qu’une déclaration d’amour… c’était un appel au secours !
Marianne se gronda, maîtresse et élève indisciplinée à la fois ; c’était ridicule, elle n’allait pas recommencer à se fourrer des pensées parasites dans la tête. D’ailleurs, il n’était pas bien difficile de se concentrer sur autre chose, il suffisait de s’approcher un peu de l’enceinte posée à côté du buffet en acajou d’où sortait la voix féminine de Gouti.
Il sortit son grand couteau. La lame fit un éclair dans la nuit, comme si la lune au-dessus d’eux n’était qu’un fromage que l’immense arme pouvait découper en tranches.
L’agent Bourdaine était planté devant elle, au garde-à-vous, droit comme un thuya taillé ras.
— Pour moi ?
Il acquiesça d’un signe de tête sans bouger le tronc.
— Commandante Augresse, j’écoute.
— Hubert Van De Maele, Je suis ingénieur au Grand Port maritime. Enfin ingénieur en retraite. Le président m’a téléphoné, apparemment vous recherchez un site précis, en relation avec une enquête ? Il n’avait pas le temps, alors il fait travailler les anciens. Ça m’occupe, ça me permet de lutter contre l’Alzheimer, l’Alexander, le Parkinson ou le Huntington, tous ces trucs qui vous guettent dès qu’on vous met au rancart. Du coup, le président sait bien que je ne dis jamais non. Vous cherchez quoi exactement ?
Lasse, Marianne expliqua rapidement, sans entrer dans les détails. Un site qui pourrait ressembler à un château, proche de la mer et d’un bateau qui pourrait ressembler à un vaisseau de pirates… mais rien, même en remontant à cinquante kilomètres au fond de l’estuaire, ou en suivant la côté d’est en oue…
Van De Maele la coupa avec autorité :
— Vous avez pensé à ancienne base de l’OTAN ?
— Pardon ?
— La base abandonnée de l’OTAN. A Octeville-sur-Mer, après le cap de la Hève, près de l’aéroport.
Le cœur de Marianne cognait de toutes ses forces.
— Continuez.
— Au début des années 60, en pleine guerre froide, l’Etat français, qui était encore membre de l’OTAN, a décidé de construire une petite base à cinq kilomètres au nord du Havre, au cas où le port serait bombardé. Des murs de béton de soixante centimètres, quatre cuves d’hydrocarbures de dix mille mètres cubes, des postes de mouillage pour les pétroliers ou les cuirassés, le tout caché au pied de la falaise et relié au plateau par un escalier de quatre cent cinquante marches. Les militaires ont occupé le site, classé secret défense, pendant vingt ans. Comme dans le désert des Tartares ils ont attendu l’ennemi pendant des années, sans jamais voir arriver le moindre cosaque ou sous-marin rouge, vous vous en doutez. La base n’a jamais servi à rien ! Au début des années 80, elle a été neutralisée. On a coulé du ciment dans les citernes de pétrole, les portes des blockhaus ont été soudées, et tout a été abandonné en l’état. Il n’est resté qu’une route défoncée et l’escalier. Une dizaine de maisons ont alors poussé là, profitant de l’accès à la mer et du matériel à récupérer, de façon complètement illégale. Du squat, mais les pieds dans l’eau… Puis tout le monde, sauf quelques associations environnementales, a oublié cette histoire !
— Les quatre citernes, elles ressemblent à quoi ?
— Elles sont alignées face à la mer, au-dessus du blockhaus de béton, assez impressionnantes. D’en bas, on ne voit qu’elles. C’est vrai qu’avec un peu d’imagination, ça peut ressembler à un décor de science-fiction, un repaire de méchant, le genre de truc auquel James Bond s’attaquerait. C’est un site assez sordide.
— La base n’a jamais servi, m’avez-vous dit. Il n’y a pas de bateau, alors ?
— Non, aucun, jamais. Tous les quais ont été détruits avec la fermeture de la base… Et cinq épis plantés dans la mer sont toujours destinés à empêcher tout débarquement.
Marianne se mordit les lèvres. Une fausse piste de plus ?
— Cela dit, ajouta Van De Maele, pour ajouter encore au côté sinistre du lieu, entre les cuves de fuel rouillées et les maisons de tôles sous la falaise, personne n’a jamais eu le courage, le temps ou l’argent pour évacuer l’épave.
— L’épave ?
— Oui. Elle fait partie du décor elle aussi. Un bateau qui est venu s’échouer là, il y a bien trente ans. Un tanker de la première génération. Coupé en deux. A marée haute, on pourrait croire qu’il flotte encore, comme un vaisseau fantôme, mais à marée basse, quand la mer se retire, on voit bien qu’il est simplement enlisé dans le sable. Noir. Planté presque fièrement dans la vase. Mais piégé là pour la nuit des temps. Patrimonialisé, comme on dit aujourd’hui, mais pas comme le serait un monument aux morts. Piégé là à cause d’une guerre qui n’a jamais eu lieu. Le désert des Tartares, je vous dis.
Marianne n’écoutait plus, elle avait déjà rendu le téléphone à Bourdaine, sans même remercier l’ingénieur en retraite. Elle s’arrêta un instant sur les dessins d’enfant étalés sur la table, puis interpella le lieutenant Lechevalier, sans aucune autre arrière-pensée que d’aller vite, le plus vite possible.
— Le repaire existe, Jibé ! Le gosse n’a rien inventé, il a juste déformé un peu la réalité. Tout correspond, c’est forcément la planque où Malone a passé les premières années de sa vie (elle prit une respiration pour tenter de ralentir les battements de son cœur), et où il passe peut-être ses dernières heures (ralentir encore, souffler). En ce moment, avec un tueur !