8

Petite aiguille sur le 12, grande aiguille sur le 4

Il y avait une ouverture d’environ dix centimètres entre le carrelage blanc et la porte, sans doute pour pouvoir nettoyer plus facilement par terre. Malone regardait par le trou. L’eau s’accumulait devant les toilettes, formant une petite mare, la même, en plus petit, que celle dans le sable au pied du toboggan. Il n’aurait qu’à sauter par-dessus. Ce serait facile, même s’il ne savait pas bien sauter loin ou courir vite, toutes ces choses que font les plus grands.

Si sa basket trempait dans l’eau, ce ne serait pas grave. L’eau, une fois qu’elle est tombée du ciel, elle n’est plus dangereuse, parce qu’elle meurt quand elle s’écrase par terre. Comme les abeilles, une fois qu’elles ont piqué une fois, elles meurent après, c’est Maman-da qui lui a dit ; elle lui parle souvent des abeilles, des moustiques, des fourmis, et des autres petites bêtes comme ça.

Oui, il lui suffirait de sauter par-dessus l’eau.

Quand tout sera fini.

Pas tout de suite.

Malone entendait encore la pluie tomber sur le toit des toilettes et il ne savait pas si c’était les gouttes déjà mortes qui glissaient des branches des arbres ou du toit, ou les autres, celles qui vous piquent comme mille serpents, comme mille flèches de chevaliers, si vous n’avez pas le temps de vous cacher.

Il se baissa pour regarder à nouveau par le trou. De l’autre côté de la cour, par la fenêtre de sa classe, derrière les gouttes de pluie qui cognaient sur le carreau et les empreintes de mains collées dessus, il devinait le visage de Maman-da.

*
*     *

— Je ne suis pas à l’aise ici, mademoiselle.

Les doigts d’Amanda Moulin avaient arraché quelques morceaux de pâte à modeler posés sur l’étagère la plus proche et pétrissaient de minuscules boulettes. Dimitri Moulin, toujours contorsionné sur sa chaise miniature, semblait maintenant se désintéresser de la conversation.

—  Vous comprenez, continuait Amanda, l’école, ça n’a jamais été trop mon truc. C’est la mienne ici, pourtant. J’y suis entrée il y a quoi, presque trente ans, en 1987, c’était encore madame Couturier la directrice. A l’époque, y avait pas tous ces jouets dehors et dans la classe, y avait même qu’une classe et on n’était pas quinze dedans. Vous voyez, je pourrais me sentir un peu chez moi ici, mais non, j’ai beau me forcer, ça ne me rappelle pas vraiment de bons souvenirs. Je vous raconte tout ça pour essayer de vous expliquer pourquoi les kermesses, les élections de parents d’élèves, vendre les gâteaux à la sortie de la classe, tous ces trucs, ce n’est pas vraiment pour moi. Ce n’est pas que je n’en aurais pas envie ou que je trouve que ce n’est pas important. C’est juste que…

Amanda hésita. Ses doigts mélangeaient deux boules rouge et blanche pour en former une autre, rose chair, striée de veines écarlates. Clotilde la fixait, attentive, sans l’interrompre.

— C’est juste, pour tout vous dire, que l’école a toujours été une corvée pour moi, et que je traîne ça comme un boulet depuis que j’ai trois ans. Remarquez, je ne dois pas être la seule, hein ? Y a plus de cancres que de surdoués. Au Vivéco, à la caisse, je cause à tout le monde, depuis six ans, tout le monde vous le dira. Je ne suis pas spécialement timide. Mais ici, c’est comme si je le redevenais. Je me dis qu’il y a plein d’autres gens plus intelligents que moi pour prendre la parole, pour savoir, pour avoir une opinion, tous ceux pour qui la classe était une récompense.

Les boulettes molles et roses passaient d’une de ses mains à l’autre. On m’avait prévenue, pensa Clotilde. Certains parents sont méfiants, hostiles, agressifs même, dès qu’ils entrent dans une cour d’école ; mais c’est seulement de la peur. Une peur qui remonte à l’enfance.

— Parlez-moi de Malone, madame Moulin.

— J’y viens, j’y viens. Mais je vous ai d’abord parlé de moi parce que c’est important pour que vous compreniez. Donc si on est là, c’est parce que Malone raconte qu’on n’est pas ses vrais parents et que le psy scolaire prend ça au sérieux ? Mais comment, mademoiselle, on peut prendre ça au sérieux ? On vit avec Malone depuis qu’il est né. On vous a apporté toutes les photos, ses premiers pas, ses anniversaires, les fêtes avec les voisins, les vacances, les balades en forêt, à la mer, au centre commercial. Le plus qu’on l’a laissé depuis qu’il est né, c’est deux jours à ma sœur pour un mariage, il y a un an, au Mans. Ils nous l’ont pas échangé pendant ce temps-là, hein, on s’en serait tout de même rendu compte !

Clotilde se força à sourire. Dimitri Moulin suivait de la pointe de son pied la route qui ondulait sur le tapis de jeu.

— Enfin quoi, mademoiselle, insista Amanda Moulin, demandez à tous ceux qu’on connaît, les voisins du square Maurice-Ravel, ma famille, celle de Dimitri, la nounou de Malone, les mères du parc des Hellandes qui y promènent leur bébé. C’est mon gamin, quoi ! Vous le savez bien, je vous l’ai amené en mai dernier, pour l’inscription. Et puis ils le savent aussi quand même, à la mairie ! On l’a déclaré à sa naissance. Y a tous les papiers.

— Bien entendu, madame Moulin, personne n’en doute.

De longues secondes de silence tombèrent sur la classe, celles que Clotilde ne parvenait jamais à obtenir complètement avec ses enfants. Amanda écrasa soudain la pâte à modeler rose contre sa jupe en velours.

— On ne va pas nous le retirer, hein ?

Dimitri avait sursauté. Son pied heurta une petite ambulance blanche. La directrice n’eut que le temps d’esquisser un geste d’étonnement, Amanda continuait déjà.

— On s’en occupe comme on peut du petit, mademoiselle. On a acheté la maison à Manéglise quand j’étais enceinte. C’était une folie, Dimitri pourra vous le dire, on n’avait pas d’apport, on s’est endettés sur trente ans, même avec les prêts à taux zéro, mais bon, on n’allait pas l’élever aux HLM du Mont-Gaillard tout de même. Et puis, je savais que c’était une bonne école ici. Je croyais, du moins.

Dimitri Moulin tourna un regard agacé vers sa femme. Elle ne parut même pas le remarquer.

— On fait comme on peut, mademoiselle. Comme on nous dit de faire. Un jardin pour qu’il joue, des repas avec des légumes qu’on le force à manger, pas trop de télé, des livres plutôt. On essaye, on apprend, pour lui donner la chance qu’on n’a pas tout à fait eue. (Elle sortit un mouchoir de sa poche.) Mademoiselle, si vous saviez comme je tiens à ce gosse. On fait ce qu’on peut, je vous jure.

Clotilde s’approcha et s’arrêta à quelques centimètres d’Amanda Moulin, comme lorsqu’elle mouchait ou recoiffait un enfant.

— Personne n’en doute, madame Moulin, répéta l’institutrice. Vous faites pour le mieux. Mais pourquoi alors Malone raconte-t-il ces histoires ?

— Les histoires de fusées, de château, de pirates, celles d’une autre vie qu’il aurait eue avant nous ?

— Oui.

— Tous les enfants racontent des histoires, non ?

— Oui… mais rares sont ceux qui racontent que leurs parents ne sont pas les leurs.

Amanda prit un long temps pour réfléchir. Dimitri étira à nouveau ses jambes. Il semblait désormais pressé de partir et remonta ostensiblement la fermeture de son blouson. Amanda n’en tint pas compte.

— C’est parce qu’on s’occupe mal de lui, c’est ce que vous croyez ?

— Non, répondit trop vite Clotilde. Pas du tout.

— Parce que quand j’y pense, je crois que c’est pour ça. Parce que Malone est mieux que nous. Plus intelligent, je veux dire. Il est en avance pour son âge, le psy nous l’a dit au premier rendez-vous, c’est même pour ça qu’on avait accepté qu’il le voie. Il y a plein de choses dans la tête de Malone, des histoires, des aventures, son monde à lui, tous ces trucs qui nous dépassent, Dimitri et moi.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— On est peut-être pas les parents que Malone aurait voulus, voilà ce que je veux dire. Il en aurait sûrement préféré d’autres, plus riches, plus jeunes, plus cultivés, des qui l’emmènent en avion, au ski, aux musées. Et peut-être que c’est pour ça qu’il s’en invente d’autres, des parents…

— Madame Moulin, un enfant ne raisonne pas ainsi.

— Moi si ! J’ai quitté mes parents pour ça. Parce que je voulais vivre autre chose qu’eux. Autre chose que la campagne, le turbin, les patrons. J’y croyais à ce moment-là. Je croyais même avoir réussi, avant que vous me convoquiez.

— Je ne vous ai pas « convoquée », madame Moulin. Et ce sont les adolescents qui rêvent d’une autre vie, d’autres parents, pas les enfants de trois ans.

— C’est bien ce que je vous disais, mademoiselle, Malone est un gamin en avance sur son âge !

Dimitri Moulin se leva à ce moment précis. Son mètre quatre-vingts se déplia et sa silhouette écrasa soudain la pièce, meubles miniatures, jouets minuscules, et directrice d’école naine.

— Je crois qu’on a fait le tour, cette fois ! Je suis déjà en retard pour prendre mon quart. Et puis ça fait un sacré temps que mon gosse attend seul dans la cour.

Sa femme n’eut pas d’autre choix que de se lever. Dimitri prit tout de même le temps de toiser l’institutrice. A l’autre bout de la cour, Malone sortait des toilettes.

Il ne pleuvait plus.

— Regardez mon gosse, prévint Moulin. Tout va bien ! Alors passez un petit message à ce psy : s’il lui cherche des emmerdes, on s’expliquera à deux, entre hommes. Mon gosse n’est ni battu, ni violé, ni quoi que ce soit. Il va bien, vous comprenez ? Il va bien. Pour le reste, je l’élève comme je veux !

— Je comprends.

Clotilde Bruyère leur ouvrit la porte, hésita, observa Malone qui s’approchait, puis se lança.

— Mais si je peux me permettre un conseil, puisque je vois Malone évoluer dans la classe depuis quelques mois, et ne le prenez pas mal, monsieur et madame Moulin, il faut davantage couvrir votre fils.

— Parce qu’il va faire froid ? s’inquiéta Amanda.

— Parce que votre fils a froid. Souvent. Presque toujours. Même les jours de soleil.

*
*     *

La Skoda Fabia roulait rapidement dans les rues désertes de Manéglise. Route de Branmaze. Pa-di tapait sur le volant avec ses doigts. Derrière lui, sur le rehausseur, Malone serrait Gouti dans ses bras.

Petite aiguille sur le 1, grande aiguille sur le 4.

Il était pressé de rentrer chez lui, de monter dans sa chambre et de se cacher avec son doudou dans le lit. Pour qu’il lui raconte tout…