Introduction
La fondation
de Carthage :
entre légende, histoire et archéologie
La légende de la fondation de Carthage par Elyssa, telle qu’elle nous a été rapportée par la littérature gréco-latine, résume à elle seule le rapport étroit entretenu avec la chose hellène, évoqué dans l’avant-propos, puisque des modules grecs y ont été reconnus, à côté d’éléments sémitiques et même romains. Il est d’ailleurs permis d’affirmer que l’on est ici en face d’un conte étiologique, propre aux grandes cités méditerranéennes, c’est-à-dire d’une histoire destinée à légitimer la grandeur de la métropole punique aux yeux du reste du monde connu en lui attribuant les origines les plus anciennes et les plus nobles. La conception d’un récit sur la fondation de Carthage se fait en effet à une époque, le IVe siècle, où les cités hellénistiques se dotent de légendes destinées à expliquer et à légitimer à la fois leur présence et leur statut. Et LES mythes de la fondation de Carthage alternatifs au plus célèbre d’entre eux – la légende d’Elyssa –, comme ceux d’Azoros (ou Zôros) et Karchédôn, mentionnés par Philistos de Syracuse et Eudoxe de Cnide, auteurs grecs du IVe siècle, participent bien de cet intérêt de la littérature historique hellénistique qui se fait jour à partir du IVe siècle, par rapport à tout ce qui a trait à Carthage. On aura l’occasion de revenir sur ce point. L’existence du mythe d’Elyssa nous est parvenue à travers les œuvres grecques de Timée de Taormine, de Ménandre d’Ephèse, et a été mentionnée plus tard par les auteurs latins, Justin et Tite-Live notamment, avant que le récit ne soit profondément altéré par Virgile dans L’Enéide. Cette version de l’histoire de la fondation de Carthage ne semble pas remonter plus haut que la fin du IVe siècle ou le début du IIIe, puisqu’une tradition littéraire la fait remonter jusqu’à Timée de Taormine1, historien sicilien mort à l’époque de la première guerre punique et auteur d’une histoire de la Sicile achevée vers 270. Il semble bien, en tout cas, qu’il a existé une source commune à laquelle auraient notamment puisé Virgile et Trogue Pompée, via son abréviateur Justin.
Les récits rapportés par ces auteurs présentent un tronc commun articulé autour de la tragédie familiale vécue par Elyssa à Tyr : son mari Acherbas, grand prêtre de Milqart, y est assassiné par son frère, le roi Pygmalion, qui convoitait depuis un moment le trésor du dignitaire religieux. Prétextant vouloir rejoindre le palais de son frère pour fuir le souvenir de la mort d’Acherbas, Elyssa profite de cette ruse pour embarquer avec une partie de la notabilité tyrienne et prendre le large. Au cours d’une escale à Chypre, le prêtre local de Junon se joint – de son gré – à l’expédition alors que quatre-vingts jeunes vierges, venues s’adonner à la prostitution sacrée, sont enlevées pour assurer la pérennité de la future cité. C’est donc accompagnée et renforcée par une structure sociopolitique complète qu’Elyssa débarque en Libye. Là, la princesse tyrienne recourt à une deuxième ruse pour atténuer les craintes des indigènes sur les prétentions foncières des nouveaux arrivants : suite aux tractations avec les autochtones, Elyssa est autorisée à s’approprier autant de terrains que pourra recouvrir une peau de vache. Contournant l’accord, elle fait découper la peau de l’animal en un maximum de fines lanières avec lesquelles elle pourra, par la suite, recouvrir un vaste espace, beaucoup plus grand en tout cas que ce qu’elle aura feint de demander. Encouragée à fonder une cité, notamment par ses voisins d’Utique venus la visiter en amis, Elyssa fait creuser les premières fondations de la nouvelle ville à l’endroit initialement choisi ; mais y ayant déterré une tête de bœuf, interprétée comme un mauvais présage, les nouveaux arrivants décident de se déplacer et exhument alors une tête de cheval, jugée de meilleur augure pour la destinée de la nouvelle cité, car synonyme de puissance et de félicité guerrière.
Plus tard, une fois bien installée, Elyssa est sollicitée par le roi des Maxitani, Hiarbas, qui souhaite l’épouser. Ne pouvant se permettre de refuser, pour ne pas mettre en péril le nouvel édifice patiemment constitué, celle qui est devenue Didon depuis son arrimage à l’Afrique se fend d’une ultime ruse. Faisant croire au roi africain qu’elle accepte sa demande en mariage, Elyssa/Didon prétexte alors l’organisation de cérémonies sacrificielles aux mânes de son mari. Pour résoudre l’équation qui lui est soumise par l’ultimatum royal africain adressé aux Carthaginois et la fidélité envers la mémoire de son mari, Elyssa décide, au terme d’un délai de trois mois, de faire élever un bûcher et s’y jette après s’être poignardée. Ce passage de la légende sert ensuite de trame à une des parties de L’Enéide : Virgile, dépassant l’anachronisme pourtant manifeste de cette rencontre improbable, y rend Didon éperdument amoureuse d’Enée, en transit vers l’Italie. Cette passion a été orchestrée par l’auteur latin pour conforter la propagande impériale sur la prétendue supériorité originelle de Rome sur Carthage. Il ne fait aucun doute, en effet, que la légende d’Elyssa a été utilisée par Virgile pour commenter de manière partisane les conflits qui opposèrent Rome à Carthage, comme le montrent les imprécations de la reine au moment de se suicider, mais aussi pour servir le prestige personnel de son protecteur, l’empereur Auguste2.
La légende d’Elyssa reproduit néanmoins un topos bien connu en Orient, notamment en Phénicie : lorsque Elyssa choisit de se suicider, elle ne fait qu’appliquer l’indispensable sacrifice royal pour le renouvellement de la prospérité de la communauté et de la nature. De manière générale, la trame de l’histoire appartient à l’univers sémitique par le déroulement des faits – une expédition maritime de la Phénicie vers les côtes africaines via Chypre –, quelle que soit sa valeur historique, par l’onomastique utilisée (Elishat, Pygmalion) et par le récit didactique ; d’autant qu’il est apparu que des auteurs comme Timée de Taormine et Ménandre d’Ephèse ont pu consulter des sources phénico-puniques : Polybe indique en effet que l’historien sicilien avait puisé sa source dans des « ouvrages d’historiens tyriens », alors que Ménandre, d’après Flavius Josèphe, aurait consulté des annales tyriennes. Mais peut-on considérer ces écrits comme étant de nature phénico-punique ? On ne peut, en effet, exclure l’interprétation de V. Krings qui voit, à travers les Τυρίων ύπομνήματα « Annales tyriennes » de Polybe, une mention d’un genre d’érudition alors en vogue dans la sphère hellénistique, les « travaux d’histoire » ; ainsi, ceux traitant de la Phénicie auraient très bien pu être rédigés par certains auteurs de langue grecque, d’origine phénicienne ou non. D’autant que des éléments étrangers, grecs et romains, ont été reconnus à côté des éléments sémitiques. La présence grecque est notamment perceptible à travers l’épisode de la peau de bœuf, dans lequel Elyssa/Didon se fit attribuer un terrain accordé par les Africains. C’est pour cette raison que, selon la tradition classique, l’endroit choisi fut appelé Byrsa, du grec βύρσα3. On pourrait également rappeler que la présence bovine dans l’imagerie mythologique à Carthage s’inscrit dans la longue tradition orientale sollicitant l’espèce bovine, représentante multiséculaire de la force fertile. En tout cas, qu’il recouvre ou non un mot phénicien avec une prononciation voisine, ce mot trahit l’origine grecque de ce passage, probablement élaboré à l’époque de Timée et que l’on retrouve par la suite chez Virgile. Le silence de Tite-Live, de Justin et d’Appien sur les détails de l’épisode de la peau de vache et la ruse qu’il implique montre d’ailleurs que c’était une histoire connue de tous et que, d’après J. Scheid et J. Svenbro, ces historiens latins « dépend[ai]ent d’une tradition qui avait déjà assuré le succès du récit ». D’autre part, la ruse d’Elyssa pour tromper les Libyens rappelle le mode opératoire qu’utilisaient les Grecs dans leur rapport avec les indigènes auxquels ils étaient confrontés. Un autre épisode de la fondation de Carthage a retenu l’attention des philologues intéressés par la dimension hellène du récit : Justin, abréviateur de Trogue Pompée, et Virgile nous rapportent que les émigrés phéniciens, dans le cadre de la recherche du lieu de fondation de la future cité, s’arrêtèrent à un emplacement où fut déterrée une tête de cheval, symbole d’un peuple belliqueux et conquérant. Il n’en fallait pas plus pour opérer un rapprochement avec l’iconographie des monnaies puniques et plus précisément celles émises en Sicile, lesquelles montraient fréquemment, au revers, la représentation d’un buste de cheval ou d’un cheval en pied. L’exercice scientifique a, dès lors, consisté à essayer de déterminer si cette iconographie résultait de la légende ou, au contraire, si la légende fut élaborée sur la base de la représentation monétaire, cette dernière interprétation recueillant le plus de faveur : on peut penser que la dimension héraldique de l’emblème monétaire antique en général a pu conditionner l’élaboration grecque du récit étiologique sur la fondation de Carthage dans la mesure où cette pratique était courante dans la sphère hellène. Tout porte à croire, donc, que le récit tel qu’il nous est parvenu a été réalisé directement ou indirectement par la littérature grecque à partir de sources puniques qu’il est impossible de définir : orales, écrites ? Si le naufrage de la littérature punique ne permet pas de trancher, l’existence d’écrits mythographiques n’est pas impossible, comme le prouve la tradition phénicienne dans ce domaine. Les écrits de nature religieuse sont d’ailleurs l’un des rares genres de la littérature punique dont l’ensemble de l’érudition scientifique s’accorde à reconnaître l’existence. Comment croire, en outre, s’interroge un éminent punicisant, que des aventuriers phéniciens s’installant à des milliers de kilomètres de leur mère patrie se soient passés de textes fondateurs liés à leur tradition ? Le mythe de fondation de Carthage, tel qu’il nous est parvenu – sous la forme d’une tradition indirecte –, apparaît donc, dans une vue d’ensemble, comme une représentation que Grecs et Romains entendent imposer de la métropole africaine à partir d’éléments narratifs authentiquement puniques et qui sont réinterprétés de manière à répondre au logiciel idéologique classique.
Destiné à légitimer la présence de Carthage, alors au faîte de sa gloire, dans le concert des grandes cités méditerranéennes, le récit de fondation de la métropole punique n’en recèle pas moins une trame historique qui suscite toujours autant de débats. Plusieurs questions sont, encore en ce début de XXIe siècle, âprement discutées. La question de la datation de la fondation s’est longtemps appuyée sur la seule documentation littéraire gréco-latine, peu avare d’informations sur le sujet. Une fois n’est pas coutume, serait-on tenté de dire dans le cas de la Carthage punique, qui n’a intéressé que lorsqu’elle fut confrontée à la civilisation grecque et latine ou pour disserter sur les clichés colportés sur les Puniques comme la perfidie innée ou les sacrifices d’enfants ! De fait, et avant que les données archéologiques ne commencent, il y a de cela plus d’un siècle déjà, à apporter leur expertise, les datations proposées ont été classées en trois groupes : une datation haute, le XIIIe siècle, en gros une génération avant la guerre de Troie ; deux datations basses : la première en 814/813 ou 813/812, établie à partir de la date de fondation de Rome, et la seconde, entre 825 et 820, à partir du règne de Pygmalion de Tyr. L’historiographie contemporaine a très tôt retenu les sources qui ramènent la fondation de la cité à une datation basse, plus particulièrement la date traditionnelle de 814, d’abord parce que cette chronologie est la plus citée par les auteurs anciens, ensuite parce qu’elle est beaucoup plus logique que celle remontant à l’époque de la guerre de Troie ; enfin, et surtout, parce qu’elle repose sur une documentation officielle phénicienne utilisée, directement ou indirectement, par la littérature grecque, qui aura ainsi contribué à témoigner de son existence. La chronologie timéenne se trouve, du reste, confortée par la documentation archéologique amassée ces dernières décennies à Carthage et qui atteste d’une présence consistante sur le site dès la première moitié du VIIIe siècle4.
Si l’extension, l’orientation et la délimitation exactes de la métropole punique archaïque font encore l’objet de recherches, sa topographie est désormais connue dans ses grands traits : la cité apparaît à ses débuts circonscrite par le croissant formé par la ceinture des nécropoles dans sa partie septentrionale et, au sud, par l’aire sacrée, improprement vulgarisée par le terme de « tophet5 », et la zone marécageuse du lieu-dit Salammbô. Les fouilles allemandes de F. Rakob ont également révélé la présence d’ateliers artisanaux dans cette partie méridionale, mais aussi dans sa partie orientale, du côté de la mer. Ces délimitations nous permettent donc d’avoir une idée générale de l’emplacement de la cité archaïque contenue par la ceinture funéraire au nord et à l’ouest et la ceinture industrielle au sud et à l’est. Les contours de la « vieille ville » se présentent comme suit : au nord, les anciennes nécropoles de Douïmès et de Dermech ; au sud, la zone stagnante et lagunaire de Salammbô ; à l’est, les bords de la mer ; à l’ouest, les premières pentes des collines de Junon et de Byrsa : c’est d’ailleurs en contrebas du versant est de cette colline, à Bir Massouda, qu’a été découvert le plus ancien secteur funéraire de la cité. S’étalant sur une surface d’environ 25 hectares, entre les premières pentes sud-ouest de la colline de Byrsa et la plaine qui lui fait face à environ 400 mètres de la côte, on peut déjà considérer, par l’extension de l’établissement primitif et par la perspective d’expansion qui lui est offerte, que Carthage se présente, dès ses débuts, non pas comme un simple comptoir ou une simple escale – ce qui aurait pu paraître logique de prime abord, vu qu’il existait déjà une cité importante, Utique, à une trentaine de kilomètres au nord –, mais véritablement comme une cité, au sens plein du terme.
La comparaison avec les fondations des colonies grecques de Sicile et d’Italie méridionale – desquelles la cité punique se rapproche – et avec celles des autres cités de l’Occident phénicien, dont elle diffère, nous le confirme, d’autant que comme les grandes cités grecques, et à la différence notable des cités phéniciennes – hormis Gadès (Cadix) en Espagne –, Carthage dispose d’une légende de fondation. L’abondant matériel céramique d’importation récolté sur le site de Carthage atteste par ailleurs que la cité d’Elyssa était déjà une ville organisée dès la première moitié du VIIIe siècle6. Du reste, une subtile analyse philologique du récit de fondation montre que la « Nouvelle Ville » (Qrtḥdšt en punique : Carthage) se dote dès le début d’une stratification sociopolitique complète puisque la légende d’Elyssa, telle que rapportée par Justin, atteste que des senatores et quatre-vingts virgines vouées au culte de Vénus, enlevées lors de l’escale de Chypre, accompagnent la princesse. Enfin, la présence des sacra Herculis – le mobilier liturgique du dieu phénicien Milqart – dans le récit de la fuite apporte à la colonie fraîchement constituée une consécration religieuse d’autant plus indispensable que Milqart se présentait non seulement comme la divinité poliade de la cité mère Tyr, mais aussi comme la divinité qui présidait à l’expansion maritime et coloniale tyrienne. Carthage se voyait ainsi parée, dès ses débuts, de toutes les structures politiques, sociales et religieuses devant asseoir le statut particulier qui lui était destiné au carrefour des réseaux commerciaux méditerranéens.
D’une manière générale, la fondation de Carthage, Qrtḥdšt, s’insère dans le mouvement d’édification de nouvelles cités propre au monde phénico-punique avec pour métropole Tyr. La cité d’Elyssa jouera elle-même ce rôle, notamment avec la fondation de Carthagène en Espagne par les Barcides en 227 : le caractère particulier de cette « nouvelle ville » marque certainement la volonté qu’elle devienne, en Ibérie, une de ces nombreuses Carthages que compte le monde phénicien. Il est particulièrement intéressant de relever ici que, tout comme Carthage, Carthagène bénéficie, dès ses débuts, d’une autorité politique quasi autonome dans sa région – même si les décisions majeures devaient être entérinées par la métropole –, au point que la littérature latine accusera le pouvoir barcide de velléités monarchiques. Il n’en reste pas moins que les « Nouvelles Villes », d’origine phénicienne ou punique, gardaient avec la métropole une relation étroite7.
Une cité en avant-garde de l’expansion phénicienne en Occident
On retiendra donc que la fondation de Carthage au IXe siècle était un acte réfléchi, programmé, s’inscrivant dans le cadre de la stratégie phénicienne d’expansion commerciale vers la Méditerranée occidentale. Elle s’insère parfaitement dans le cadre chronologique – entre le IXe et le VIIIe siècle – qui a vu se développer les grandes initiatives coloniales des cités phéniciennes, précédant ainsi le mouvement de colonisation grecque. C’est donc à cette époque, entre le IXe et le VIIIe siècle, que les Phéniciens s’établissent de manière durable autour du bassin méditerranéen. D’abord en Orient : des communautés s’installent en Palestine et en Syrie, puis un peu partout sur l’île de Chypre, où les Phéniciens fondent Kition, leur première colonie d’outre-mer, mais également dans de nombreuses cités riveraines de la mer Egée, comme Rhodes et Thasos par exemple, et dans la vallée du Nil. A l’ouest, comme on le verra, le commerce et/ou l’exploitation des métaux – mais aussi la route menant vers les mines d’extraction – vont contribuer à structurer de manière décisive l’établissement géographique des Phéniciens. Leur expansion des IXe-VIIIe siècles accompagne le phénomène « orientalisant » : connu en mer Egée, mais aussi en périphérie des colonies phéniciennes en Occident, il fait suite au phénomène « proto-orientalisant » qui accompagne la « précolonisation » du pourtour méditerranéen. De fait, il n’est pas étonnant de constater, à peu de chose près, le caractère superposable de la carte de ces établissements avec celle de la « précolonisation » phénicienne. Conditionnée par la littérature classique, l’historiographie a longtemps attribué aux premières datations des fondations coloniales phéniciennes d’Occident, Lixus (aujourd’hui Larache) et Utique en Afrique ou Gadès en Ibérie, une haute chronologie (fin XIIe-début XIe siècle), avant que l’archéologie ne vienne apporter son expertise et ne les abaisse d’environ trois siècles (première moitié du VIIIe siècle dans le meilleur des cas)8 !
Les fondations phéniciennes se présentent toutes selon un même type d’implantation, conforme à la topographie des cités mères (Tyr, Sidon, Byblos, Berytus) : elles sont établies sur des îles, face au continent, ou alors sur une péninsule, adossées de préférence à un ensemble collinaire ou montagneux, avec un accès facile sur l’arrière-pays. Des considérations sécuritaires et d’approvisionnement commandent la topographie des implantations coloniales phéniciennes. Celles-ci se caractérisent donc, du moins pour les premiers siècles, par une culture urbaine prononcée, résolument tournée vers la mer, contrairement aux autres civilisations contemporaines qui voient leurs centres urbains plus étroitement attachés aux campagnes immédiates, comme pour la chôra des Grecs. Mais la communication avec l’hinterland n’est pas négligée, bien au contraire, puisque ces établissements ont été fondés pour donner plus de consistance aux échanges avec les populations indigènes. Ces dispositions topographiques seront scrupuleusement respectées par les premières colonies phéniciennes en Méditerranée occidentale, comme en témoigne Thucydide (VI, I, 2) pour la Sicile dans un célèbre passage : « [Les Phéniciens] prirent possession d’un certain nombre de promontoires et d’îlots situés dans le voisinage. » De fait, un chapelet de fondations phéniciennes, plus ou moins durables, est établi, sous l’impulsion de Tyr notamment, en deux vagues successives, entre le milieu du VIIIe siècle et celui du siècle suivant, puis entre le dernier quart du VIIe siècle et la fin du VIe. Les cités sardes du golfe de l’Oristano (Tharros, Othoca), des côtes de l’Iglesiente, du Campidano (Sulcis, Monte Sirai, Bithia) et de la Gallura (Olbia), les cités de Sicile de l’Ouest (Motyé, Panormos, Solonte), celles d’Afrique du Nord (Lixus, Utique, Carthage ainsi qu’Auza en Libye, fondée sous le roi de Tyr Ithobaal Ier), d’Ibérie du Sud (Gadès donc, Morro de Mezquitilla, Toscanos, Almuñécar, La Fonteta) et des Baléares (Ibiza), celles de l’archipel maltais (dans les îles de Malte et de Gozzo) appartiennent à la première vague. A cette expansion phénicienne va se superposer aux alentours du VIIe siècle une expansion punique, catalysée par l’émergence irrésistible de Carthage, comme on le verra. La fondation de ces établissements s’accompagne évidemment de l’attribution d’un nom propre à la culture phénico-punique, dont le plus célèbre est qrtḥdšt.
Cette expansion phénicienne a été rendue possible par une évolution radicale de la carte géopolitique de la Méditerranée orientale, après une période de troubles divers et encore assez méconnus. Alors que les grandes puissances orientales du bronze récent – au nord, l’Empire hittite, à l’ouest, les Etats mycéniens, au sud, l’Egypte – ont disparu de la scène levantine, les cités de la bande côtière syro-palestinienne, qui s’étend depuis les environs de Gaza au sud jusqu’à Ougarit au nord, se débarrassent de la tutelle hittite ou égyptienne et s’investissent pleinement dans le dynamique commerce de la Méditerranée orientale à la fin du IIe millénaire, considérée comme la première période phénicienne9. Il s’agit de petites cités-Etats vouées principalement au commerce des ressources locales, en particulier le cèdre du Liban, et aux échanges entre les différentes cultures de l’Orient méditerranéen et mésopotamien. La situation géographique du Levant – à la croisée des grandes routes commerciales du Sud égyptien et du Nord hittite, mais aussi de l’Orient mésopotamien et de l’Ouest méditerranéen – constitue alors un avantage pour le développement des cités côtières. La participation des Syro-Palestiniens et de Chypriotes à un vaste circuit commercial transméditerranéen dès les XIIIe-XIIe siècles, à la suite des Mycéniens, tend à accréditer la thèse d’une récupération de ce réseau et de ses routes commerciales, notamment celles menant vers les régions impliquées dans le commerce des métaux dès l’âge du bronze, à savoir l’Ibérie, la Sicile et la Sardaigne, par les marchands phéniciens. On peut donc voir les premières installations phéniciennes durables en Méditerranée occidentale comme la conséquence de cet héritage commercial de la fin de l’âge du bronze, où les voies menant vers les gisements de métaux étaient une des priorités. Les Phéniciens ne feront, finalement, que prolonger cette « coexistence » commerciale entre Syro-Palestiniens et Egéens.
De fait, boostés par les besoins croissants des élites de l’Egypte et de l’Empire assyrien – qui commence dès le début du deuxième âge du fer à exercer une pression militaire et fiscale sur les cités de la façade levantine – en objets de luxe et en métaux, les Phéniciens, grâce à un réseau de comptoirs commerciaux, vont organiser un vaste commerce transméditerranéen, reliant le bassin occidental à l’Orient. Cette grande entreprise va se traduire par l’une des périodes les plus fastes de l’histoire des cités phéniciennes. Paradoxalement, l’embellie du commerce tyrien et sidonien – dès le règne d’Ithobaal Ier (887-856), les rois tyriens se présentent comme « roi de Tyr et de Sidon » – va se trouver favorisée par la stabilité du cadre politique constitué par l’hégémonie assyrienne, surtout entre 744 et 630, alors que l’on avait longtemps considéré le danger assyrien comme une des causes principales de l’expansion phénicienne en Occident : l’extension remarquable des réseaux sous contrôle assyrien va de fait concerner la côte syro-palestinienne et même les royaumes de l’arrière-pays. Fournisseurs attitrés des cours orientales en général, et de l’assyrienne en particulier, en produits en tout genre, les Phéniciens font donc du contrôle des sources d’approvisionnement en matières premières une priorité de leur stratégie commerciale. Ainsi, placée dans une configuration géographique analogue à sa métropole Tyr, avec son île parallèle au rivage, la fondation de Gadès semble avoir été programmée pour le contrôle de la région du Guadalquivir inférieur, s’assurant ainsi l’exclusivité du commerce des métaux. C’est en effet dans cette région que la littérature scientifique contemporaine s’accorde pour situer le fabuleux pays de Tarshish (Tarsis), mentionné dans plusieurs passages de la Bible et dans l’inscription du roi assyrien Asarhadon, qui semble avoir constitué une destination privilégiée pour la stratégie commerciale phénicienne, si l’on en croit l’insistance des textes anciens sur le sujet. Quasiment toutes les attestations littéraires mentionnent la richesse minière et métallifère de Tarshish, présentant la région comme un Eldorado que les Phéniciens s’évertuaient à préserver des éventuels concurrents commerciaux10. Plus à l’est, sur les côtes nord-africaines, la fondation de Carthage par Tyr, à la fin du IXe siècle, semble avoir revêtu une signification particulière comme le montre, dès ses débuts, sa structuration politique, sociale et religieuse. De fait, la fondation de Carthage s’inscrit dans la stratégie commerciale tyrienne. Ni « tête de pont » vers l’extrême Ouest ou à la pointe du Maghreb, comme les premières fondations (Gadès, Lixus, Utique), ni « comptoir » ou « factorerie », la cité d’Elyssa se trouvait à mi-chemin sur la route menant, de Tyr, vers les mines d’extraction du sud de l’Ibérie (étain, argent, cuivre, plomb) dans une situation géographique stratégique, à l’entrée de la Méditerranée occidentale, la plaçant pratiquement dans un rôle de « gendarme » des routes commerciales tyriennes, voire phéniciennes. Le circuit phénicien du sud de la Méditerranée occidentale, repris par la suite par les Puniques, épousait les formes d’un commerce circulaire : à l’aller, au nord, les navires phénico-puniques empruntaient le trajet passant par la Sicile, la Sardaigne et les îles Baléares avec pour destination finale l’Espagne. Au retour, ces mêmes navires longeaient les côtes africaines en direction de Carthage et de la Sicile : les navigations s’y trouvaient facilitées par le « Carthage Stream », courant très particulier qui, du détroit de Gibraltar au cap Bon, se distinguait par une vitesse importante allant en décroissant vers l’est. Le but de ce commerce circulaire était simple : initialement munis d’une cargaison diversifiée, les navires phénico-puniques faisaient escale pour vendre une partie de leurs marchandises presque à chaque étape de l’aller, de sorte que sur le chemin du retour ils ne soient plus chargés que par des productions espagnoles, notamment minières. De récentes découvertes archéologiques vont néanmoins contribuer à remettre en question le dogme historiographique selon lequel la colonisation phénicienne serait essentiellement la conséquence du contrôle du commerce des métaux. En effet, les cités phéniciennes occidentales exportaient déjà du vin, et sans doute d’autres produits. C’est ce qu’a notamment suggéré l’analyse des amphores présentes dans la cargaison d’une épave d’un navire de commerce phénicien datée de la fin du VIIIe siècle. Découverte au large de Gozzo, à Malte, cette épave – la plus ancienne, à ce jour, découverte en Méditerranée occidentale – a montré que sa cargaison avait été assemblée à partir de différents arrivages, dans un port de commerce avec des entrepôts : Carthage, le golfe de Naples, peut-être l’ouest de la Sicile et la région romaine étaient concernés par le commerce de ce navire. Le commerce phénicien bénéficiait donc déjà d’une organisation importante en Méditerranée occidentale, qui ne paraît pas étrangère à l’irrésistible ascension de Carthage.
Aménagée selon des critères propres au modèle d’implantation phénicien, sur une portion de terre avancée vers la mer permettant ainsi d’être bien protégée du continent, Qart Hadasht se présente en effet comme un navire prêt à affronter les vicissitudes du grand commerce maritime et de la défense de ses intérêts économiques, et donc politiques.
Les Magonides
Dès le premier quart du VIIIe siècle, la pression militaire assyrienne sur la façade levantine se fait plus forte, puisque la Phénicie septentrionale est intégrée en tant que province assyrienne à l’Empire, alors que le contrôle sur la Phénicie méridionale se fait toujours plus contraignant. C’est d’ailleurs à partir de la moitié de ce siècle que l’on observe l’installation d’établissements coloniaux phéniciens en Méditerranée centrale, et notamment en Sardaigne, à Monte Sirai et à Sulcis. Le double royaume de Tyr-Sidon, qui a perdu le contrôle de Chypre sous Sargon II (fin du VIIIe siècle), prend fin avec l’offensive de Sennachérib et la fuite du roi Lulî au début du VIIe siècle : Sidon devient une province assyrienne vers 677, après s’être rebellée sous le règne d’Asarhadon. Tyr, après une courte période de répit, se voit privée de son territoire continental, qui est intégré à l’Empire assyrien, la cité phénicienne se résumant dès lors à des îles-Etats. L’intégration de Sidon à l’Empire assyrien et la fin de la domination tyrienne sur Chypre ne sont pas sans conséquences sur la stratégie commerciale de Tyr vers l’Occident : l’approvisionnement en matières premières est affecté et le statut des principaux centres phéniciens en Méditerranée occidentale rehaussé. De là à envisager l’émergence de Carthage sous cet angle, il n’y a qu’un pas, qui a été vite franchi. Toujours est-il que l’on constate au VIIe siècle un regain de développement des colonies occidentales qui deviennent de véritables centres urbanisés après l’aménagement d’édifices civils et religieux monumentaux (sanctuaires, enceintes, quartiers artisanaux et d’habitation), notamment en Sardaigne. A Carthage, la documentation archéologique témoigne d’un dynamisme commercial affirmé. Apparus très tôt dans le mobilier funéraire de la métropole africaine, dès la fin du VIIIe siècle, les kotyles protocorinthiens et la céramique corinthienne en général se rencontrent en abondance jusqu’au milieu du VIIe siècle à Carthage et à un degré moindre à Kerkouane. A Carthage, cette production est progressivement supplantée par l’étrusque (vases en bucchero nero, mais aussi les imitations étrusques des vases corinthiens). Des coupes eubéennes, datées autour du milieu du VIIe siècle, et de la céramique ionienne sont également attestées dans les deux cités, tout comme la céramique attique à figures rouges et celle à vernis noir dès la fin de ce siècle.
La trame urbaine connaît également un développement prononcé à cette époque. Situé à l’origine dans le secteur nord de la plaine littorale, au plus près des collines de Junon et de Byrsa, le noyau urbain se développe ensuite vers la mer, à l’est : un nouveau quartier est édifié sur les remblais de la cité archaïque. Une rue de direction est/ouest est aménagée perpendiculairement à la côte, et qui devait structurer un ensemble d’axes définissant un système en damier. Au sud, l’extension urbaine se réalise en direction du sanctuaire de Salammbô : elle a d’abord été le fait de quartiers artisanaux qui séparent les quartiers d’habitation du bord de mer, à l’est, et du sanctuaire de Salammbô, au sud, ce qui fait que la cité nouvelle est entourée d’une ceinture industrielle. Au centre de la plaine, les restes d’un temple érigé au VIIe siècle sont exhumés près de la rue Ibn Chaâbat. D’une manière générale, la Carthage du VIIe siècle s’étend sur une grande partie de la plaine littorale, sur des centaines de mètres sur les deux axes, alors que l’implantation urbaine s’était réalisée selon une orientation organisée et parallèle au rivage.
L’une des manifestations les plus révélatrices de ce développement est le fait que, progressivement, Carthage est à même de reprendre la gestion de l’aire d’influence phénicienne en Méditerranée. Les bouleversements que connaît la péninsule Ibérique au milieu du VIe siècle ont pour conséquence le déclin des établissements phéniciens : certains, comme Trayamar ou Toscanos, sont abandonnés. La métropole africaine intervient alors pour réorganiser le domaine phénicien de la péninsule en concentrant les populations sur les sites les plus importants et les plus stratégiques. C’est que la pression des Grecs, des Ioniens plus précisément, qui occupent progressivement le golfe du Lion, jusqu’à l’embouchure de l’Ebre, se fait toujours plus menaçante en direction des ressources minières de la péninsule. Le cas d’Ebysos (Ibiza) est à ce titre éloquent : longtemps considérée comme une fondation carthaginoise, sur la base du témoignage de Diodore de Sicile selon lequel Ebysos aurait été fondée cent soixante ans après Carthage – soit vers 654 si l’on retient la date traditionnelle de la fondation de la métropole africaine –, il est apparu en fait, d’après les investigations archéologiques menées sur place, que la cité avait été conçue sur l’initiative de Phéniciens venus du sud de l’Ibérie. Mais l’évolution du faciès du mobilier funéraire et des structures tombales de la nécropole de la cité, au pied de la colline de Puig des Molins, montre néanmoins l’influence grandissante de Carthage sur l’île, dès le début du VIe siècle, à travers l’adoption de caractéristiques culturelles propres à l’aire punique.
C’est vers cette époque, au milieu du VIe siècle, que Carthage se lance dans une politique d’expansion en Afrique, mais aussi en Méditerranée. La stratégie militaire punique a surtout consisté, les premiers temps, à défendre son réseau commercial, ses sources d’approvisionnement et ses débouchés en Méditerranée occidentale, notamment face au mouvement de colonisation grecque et aux méfaits de la piraterie. Sur le littoral corse, c’est une coalition punico-étrusque qui est suscitée par le dynamisme maritime phocéen. Les Phocéens y avaient en effet établi une colonie à Alalia dès 565/560 – tout près donc d’une autre fondation phocéenne, Massalia (Marseille) – à partir de laquelle ils s’adonnaient à la piraterie et au pillage. Cet état de fait constituait une claire menace pour l’équilibre du commerce tyrrhénien et les intérêts économiques puniques et étrusques dans la région. La défaite navale des Phocéens en 540, face à leurs concurrents et voisins près d’Alalia, provoqua l’évacuation de la colonie phocéenne – et par conséquent son déplacement à Elée, en Italie du Sud – et l’occupation du site par les Etrusques (Hérodote, I, 165-167) ; les Carthaginois, de leur côté, obtinrent de leurs alliés conjecturels toute latitude en Sardaigne pour affermir leurs positions11.
En Afrique, on voit un chef militaire carthaginois, « Malchus12 », guerroyer avec succès en Libye, où il y vainquit les Africains. C’est sans doute de cette période que date la domination punique sur la côte nord-africaine, comme le montre la disparition d’établissements phéniciens temporaires comme Rachgoun ou Mersa Medakh. Carthage s’était déjà affranchie du tribut d’assujettissement qu’elle payait aux Africains, après avoir soumis les Maxili, et avait, dès les premières décennies du VIe siècle, initié une politique d’expansion en Afrique, illustrée à l’ouest par la fondation de Kerkouane vers 580.
En Sicile, malgré un climat de coexistence pacifique et d’échanges culturels et commerciaux, les intérêts phéniciens se sont malgré tout très vite heurtés au mouvement de colonisation grecque. Thucydide (VI, I, 2) témoigne à ce propos des changements stratégiques opérés par les Phéniciens en Sicile : « Mais, lorsque les Grecs commencèrent à débarquer dans l’île en grand nombre, ils (les Phéniciens) évacuèrent la plupart de leurs établissements et se regroupèrent à Motyé, Soloéis et Panormos, à proximité des Elymes, sur l’alliance desquels ils pouvaient compter. » Quelques décennies auparavant, entre 580 et 576, Pentathlos, à la tête de colons cnidiens renforcés par des Rhodiens, avait déjà tenté d’installer une colonie en Sicile occidentale sur le chemin menant aux îles Lipari, but ultime de l’expédition grecque ; mais il fut repoussé et tué par les Elymes (Diodore, V, 9), sans doute soutenus par leurs alliés phéniciens. Mais c’est contre les cités phéniciennes de l’île qu’intervient victorieusement le général carthaginois Malchus, vers le milieu de ce siècle. La métropole africaine est décidée à reprendre localement les choses en main : comme en Espagne, les cités phéniciennes de Sicile occidentale, Motyé, Panormos et Solonte, sont mises au pas. Après avoir raffermi ses positions en Espagne du Sud et en Sicile occidentale, Carthage peut s’occuper alors de la Sardaigne, dans le cadre de la compétition commerciale que la métropole punique livre aux Phocéens en Méditerranée occidentale. Le succès n’y fut cependant pas au rendez-vous. Jusque-là, la présence phénicienne sur l’île se cantonnait aux sites côtiers, Monte Sirai, Tharros, Bithia, etc., avec des échanges soutenus avec les indigènes de l’hinterland, et même avec la présence phocéenne. L’intervention carthaginoise à partir du milieu du VIe siècle redessine radicalement l’emprise territoriale et les rapports politiques en Sardaigne. La campagne militaire qu’y effectua Malchus à l’époque du règne de Cyrus II, d’après Orose, soit entre 559 et 529, s’acheva par une déroute. Destinée d’abord à soumettre à l’hégémonie punique les vieilles cités phéniciennes de Sardaigne, dont les rapports avec les Grecs menaçaient à court terme les intérêts puniques en mer Tyrrhénienne13, l’expédition de Malchus sur l’île, puis la défaite qui s’est ensuivie n’eurent pas d’impact réel sur la nouvelle dimension prise par la présence politique et militaire carthaginoise punique en Méditerranée centrale. L’activité militaire de Carthage se fait du reste toujours plus insistante en Méditerranée centrale et se concentre sur trois théâtres d’opérations, à savoir la partie occidentale de la Sicile, où se trouve l’essentiel des colonies phéniciennes, l’Afrique et surtout la Sardaigne. La défaite de Malchus sur cette dernière île entraîne une grave crise politique interne, au cours de laquelle le général punique, exilé sur ordre du sénat carthaginois, s’empare du pouvoir après un coup d’Etat. Il est très vite destitué et vraisemblablement exécuté, sans que l’on soit en mesure de déterminer si c’est son glorieux successeur, Magon le Grand, fondateur de la dynastie éponyme, qui est l’auteur de cette brutale éviction. Toujours est-il que c’est sous le généralat de ce dernier que l’Etat carthaginois est en mesure de reprendre l’initiative en Méditerranée centrale, notamment grâce à une politique résolument tournée vers la rigueur militaire. Justin insiste en effet sur le rôle majeur de Magon le Grand dans la gloire et la puissance accumulées par Carthage en ce dernier tiers du VIe siècle.
L’action énergique de Magon, qui balise en quelque sorte la voie des futurs triomphes, pose les bases de la pacification définitive de la Sardaigne par ses successeurs : les succès accumulés en Sardaigne par son fils Asdrubal – récompensé par onze dictatures et quatre triomphes –, mort sur le champ d’honneur, expliquent l’éclat de ses funérailles à Carthage. Mais l’œuvre de Magon le Grand ne sera définitivement scellée que par son petit-fils Amilcar, fils d’Hannon et d’une Syracusaine, qui reprend, victorieusement, le combat sur l’île à la mort de son oncle. La question sarde est réglée au moins à partir de 509, comme le montrent les clauses du premier traité romano-punique14, lesquelles scellent la domination punique en Méditerranée centrale et le contrôle de ses principales routes commerciales. Les Puniques entament alors une politique de colonisation des terres fertiles des plaines du Campidano et de la région d’Oristano, comme le montre le développement de cités comme Karalis (l’actuelle Cagliari) et Tharros. Alors qu’en Sicile les cités phéniciennes sont autorisées à s’administrer de manière autonome, la Sardaigne, elle, est entièrement rattachée à l’Etat carthaginois et son commerce extérieur étroitement contrôlé : les Romains, et donc les Etrusques, font notamment l’objet de sévères restrictions, comme le montre le traité romano-punique de 509 (cf. annexe 1A). C’est ce qui explique notamment le déclin des établissements phéniciens de la côte orientale de l’île, celle faisant face aux ports étrusques : il coïncide du reste avec le monopole des relations commerciales avec les cités étrusques. Les mercenaires libyques, qui constituent une grande partie des effectifs des armées puniques, participent activement au contrôle et à la politique de mise en valeur agricole de ces régions. Les cités phénico-sardes détruites, comme Monte Sirai, sont repeuplées par des colons nord-africains : l’installation de populations libyques se laisse du reste entrevoir à travers les nombreux petits établissements disséminés dans les plaines fertiles de Sardaigne. Ainsi contrôlée, l’île est même en mesure de fournir mercenaires et ravitaillement en blé à l’expédition punique en Sicile en 480.
La situation n’est pas aussi évidente en Afrique et en Sicile où les deux Magonides, Asdrubal et Amilcar, rencontrent des fortunes diverses dans leurs entreprises. En Afrique, les Carthaginois parviennent à écarter la menace représentée par la tentative du Spartiate Dorieus, frère aîné du héros des Thermopyles Léonidas, d’imposer une colonie dans la région du Kynips, à l’est de Leptis Magna, vers le dernier quart du VIe siècle (Hérodote, V, 39-48), à la limite des territoires des Carthaginois et de la tribu indigène des Maques. Le moment choisi par Dorieus pour s’implanter sur le continent n’est pas anodin : il coïncide avec l’époque des déboires militaires de la métropole punique contre les Africains de l’arrière-pays de Carthage. Ces derniers sont parvenus à obtenir de la métropole africaine la reprise du versement annuel du tribut, dont Carthage avait un temps réussi à se soustraire. C’est donc en s’appuyant sur les Maques, tribu africaine des confins libyens, que les Carthaginois réussissent, au bout de trois ans, à chasser les Spartiates de Libye. Cyrène, malgré une communauté d’origine avec Sparte, n’interviendra pas pour secourir Dorieus, l’intervention carthaginoise s’étant cantonnée à un aspect défensif et limité ; la cité grecque entretient en outre des rapports cordiaux avec Carthage en ce temps-là. La deuxième tentative de colonisation du Spartiate quelques années plus tard, en Sicile cette fois, près d’Eryx, connaîtra le même sort : l’aventurier spartiate est tué lors d’un engagement contre les Ségestains, qui peuvent compter sur le soutien des Phéniciens de l’île et des Puniques ; Héracléa, la colonie qu’il a fondée, est anéantie. Là encore, les cités grecques de Sicile ne se mobilisèrent pas pour soutenir l’expédition coloniale du Spartiate ; il n’était pas question pour elles de mettre en péril l’équilibre politique et commercial établi avec les cités phéniciennes de l’île et Carthage, d’autant que celles-ci n’intervinrent pas directement dans le conflit. L’arrivée au pouvoir des Deinoménides à Géla, puis à Syracuse, aggrave quelque peu les tensions : la politique agressive menée de concert par Gélon, tyran de Géla puis de Syracuse, et son frère Hiéron, qui lui succède à Géla, provoque en effet une intervention plus franche des Puniques dans les affaires intérieures siciliennes. On les voit ainsi se rapprocher de cités grecques hostiles aux Deinoménides, comme Rhégion (Rhegium) ou encore Himère, pour contrer les prétentions syracusaines. Aussi, lorsque le tyran d’Himère, Térillos – chassé de son trône par le tyran d’Agrigente Théron, soutenu par Gélon de Syracuse –, fait appel à elle, Carthage n’hésite pas à secourir son allié face à ce qu’elle considère être à terme une menace pour ses intérêts : l’hégémonie toujours plus affirmée des Deinoménides en Sicile. Lié par un lien d’hospitalité à Térillos, Amilcar ben Hannon débarque avec une armée punique importante en Sicile, en appui des troupes de son hôte, secondé par son beau-fils Anaxilas, tyran de Rhegium. L’armée conduite par le Magonide est écrasée à Himère en 480 par une coalition syracuso-agrigentine, dirigée par Gélon et Théron, et le stratège punique est tué.
Malgré l’ampleur de la propagande syracusaine – relayée par des auteurs grecs panhellénistes comme Ephore (IVe siècle) repris par Diodore de Sicile (Ier siècle) –, qui a contribué à amplifier la menace punique, la bataille d’Himère n’a pas eu, sur Carthage, l’impact que lui a longtemps prêté l’historiographie contemporaine15. Même si l’engagement militaire punique apparaît important à Himère, il a été réalisé en partenariat avec des acteurs grecs locaux. Le temps de l’affrontement direct entre Grecs et Puniques n’était pas encore venu. Il s’agissait surtout pour Carthage, du moins jusqu’à la fin du Ve siècle, de préserver les routes commerciales et les aires d’échanges, dominées par les comptoirs phénico-puniques, dans le cadre d’une compétition commerciale acharnée entre les différentes puissances maritimes de Méditerranée occidentale ; d’où cette succession de combats localisés en Méditerranée centrale, où Carthage intervient surtout pour soutenir ses alliés locaux naturels ou de circonstance. A l’établissement phénicien de type « factorerie » – qui avait néanmoins besoin du concours commercial de l’hinterland, comme le montrent les relations d’hospitalité et d’échanges entre Puniques et des cités comme Sélinonte et Himère – répond une colonisation grecque plus agressive, plus directe, qui ne pouvait se réaliser sans heurts. Et l’expansion coloniale grecque vers la Méditerranée occidentale, qui heurta directement les intérêts puniques en Sicile, mais aussi en Afrique, se traduisit, de fait, par une longue série de conflits. Car les relations entre Grecs et Puniques, et entre Grecs et Barbares, demeuraient toujours tributaires de la vision manichéenne qu’avaient les Hellènes du monde, qu’ils voyaient divisé entre eux et les « Barbares », mais aussi de la conception qu’ils avaient de l’établissement de rapports politiques qui ne pouvaient se déterminer qu’en fonction de la balance guerrière. C’est dans ce cadre qu’il convient d’insérer les velléités offensives en direction de Carthage maintes fois exprimées par Athènes lors de son apogée maritime, dans les deux premiers tiers du Ve siècle16.
On est donc encore bien loin de l’image du conflit généralisé entre Grecs et Puniques que la littérature classique, reprise longtemps par l’historiographie contemporaine, s’efforçait, en Sicile, de dramatiser. Du fait de la constance des guerres, les relations entre Grecs et Puniques, en Méditerranée occidentale, ont longtemps été placées sous le signe d’un antagonisme de type ethno-culturel, avant qu’une reconsidération des sources classiques ne permette de remettre en cause ce schéma classique de « guerre des mondes17 ». On s’est finalement aperçu que le principe d’une opposition fondamentale entre Grecs de Sicile et Puniques, et d’une manière générale entre Grecs de Sicile et Barbares, est surtout orchestré et structuré par l’idéologie syracusaine qui mobilisa les ardeurs locales sur deux thèmes principaux. L’unicité grecque contre l’envahisseur barbare d’abord : la propagande antipunique en Sicile – appuyée et exagérée par l’emphase d’une historiographie antique surtout occupée à présenter le choc de deux cultures à travers le prisme militaire – s’évertuait à décrire la lutte des tyrans siciliens comme le pendant occidental du combat que menait le monde grec contre les Perses. La menace punique, ensuite, constituait un épouvantail qu’ils agitaient, selon la politique du moment, pour donner un sens à leur tyrannie et, par la même occasion, pour consolider leur pouvoir. C’est surtout à travers cet angle que doivent être appréhendés les conflits gréco-puniques en Sicile après Himère (480). Dans les faits, elle n’apparaît que comme une simple vue de l’esprit : on en a pour preuve l’expédition athénienne, initiée par Alcibiade, sur l’île (415-413), qui dévoile une réalité plus complexe où chaque cité, grecque ou barbare, apparaît surtout guidée par ses intérêts propres, comme le montre la tentative athénienne de s’attirer l’alliance carthaginoise.
La défaite du Magonide Amilcar ben Hannon à Himère (480), entraîne, si l’on en juge sur la durée, un statu quo dans l’île : les Carthaginois, malgré tout, y maintiennent leurs positions, puisque aucune concession n’est mentionnée, ce qui infirme l’impression de repli punique et atténue l’ampleur des conséquences de la défaite pour Carthage. Cela peut s’expliquer par une implication – qui, rappelons-le, s’est faite sur la demande et aux côtés d’alliés grecs de l’île, Térillos d’Himère et Anaxilas de Rhegium – moins importante que la propagande grecque n’a voulu la présenter ; d’autant que la période postérieure à Himère n’apparaît pas particulièrement comme une succession d’événements militaires entre Grecs et Puniques. Amilcar ben Hannon a même droit à de grandioses sacrifices et des monuments sont érigés en son honneur dans l’ensemble des colonies phéniciennes et puniques de Méditerranée occidentale, ce qui tend à montrer que la défaite subie n’avait pas été ressentie comme décisive ; d’autant que la dynastie magonide arrive à se maintenir au pouvoir sans problème apparent. Du reste, le successeur et fils d’Amilcar ben Hannon, Imilco, mena ensuite une guerre victorieuse contre les Grecs de l’île avant que son armée ne soit anéantie par une épidémie.
Les rapports entre Carthage et l’Orient phénicien
La réelle reprise en main du monde phénicien d’Occident par la métropole punique doit donc être portée au crédit des premiers Magonides. Outre le fait d’assurer une stabilité politique à la cité d’Elyssa, mise à mal un temps par la défaite sarde de Malchus et ses conséquences politiques à Carthage même, cette famille de stratèges la place résolument dans une perspective plus active en Méditerranée centrale. Magon le Grand et ses héritiers vont donc poser les bases de la puissance carthaginoise en Méditerranée, relayant progressivement Tyr/Sidon comme garante des intérêts de l’aire phénicienne d’Occident, notamment face à la menace grecque. Cette prise en charge des intérêts phéniciens en Occident s’explique essentiellement par l’affaiblissement politique des principales cités phéniciennes : passée sous l’autorité juridique babylonienne dès 564, après un long siège de treize ans mené par Nabuchodonosor, puis sous la domination perse à partir de 539, Tyr n’est plus en mesure d’assurer pleinement ses responsabilités en Occident.
La reprise en main du monde phénicien d’Occident par Carthage ne signifie aucunement la fin de la présence phénicienne dans cette partie du bassin méditerranéen, ou le relâchement de la relation de la colonie avec sa métropole. Bien au contraire, la documentation amassée sur les liens entre Carthage et l’Orient phénicien, aussi imparfaite soit-elle, témoigne de liens culturels étroits qui ne se sont jamais démentis au cours des siècles puniques de la métropole africaine. La poterie des premiers temps, à Carthage, demeure largement inspirée de celle de l’Orient, dont elle emprunte les formes et les décors : c’est le cas de la forme la plus typique de la production des potiers de Carthage, la jarre à épaulement, très répandue dans les zones d’influence punique, et qui perdura jusqu’à la basse époque punique, tout comme l’œnochoé à bobèche, caractéristique de l’aire syro-palestinienne ou encore les lampes monotubes ou à deux becs. Les jarres à queue, apparues dans les tombes puniques au IVe siècle, sont connues de l’Orient phénicien depuis très longtemps. C’est le cas également des amphores à base conique, des fioles, des unguentaria, des vases-biberons, largement majoritaires dans les dépôts funéraires puniques postérieurs18. Les quelques lampes d’importation grecque – une dizaine antérieures au IVe siècle – sont en outre quantitativement insignifiantes par rapport aux productions locales. Bien que différentes de leurs homologues proche-orientales, dont elles se distinguent par une forme originale à deux becs, dépourvues de poignées mais constamment accompagnées de patères, les lampes puniques sont indéniablement d’origine orientale par certaines caractéristiques.
Les figurines en terre cuite présentent également des modèles caractéristiques de l’Orient phénicien. Le thème de la déesse mère est toujours présent au IVe siècle : on retrouve l’image de la femme se pressant les seins, les figurines représentant des femmes enceintes ou d’autres tenant un enfant dans les bras ou sur les genoux, les statuettes au tympanon, qui demeurent fidèles à l’art oriental par le traité en bas-relief, l’ornementation peinte et l’aspect momiforme. On rencontre encore en nombre, dans la première moitié du IIe siècle, les statuettes représentant Baʽal assis sur un trône, dans l’attitude hiératique, les statuettes de type momiforme ou encore les figurines tournées, représentant exclusivement des orants, et celles du dieu Bès, pour ne citer que celles-là, c’est-à-dire des représentations qui témoignent de la persistance de schémas orientaux et égyptiens à la basse époque punique19. La représentation de la déesse assise, les mains posées sur les genoux, les pieds sur un piédestal et coiffée, ou non, de la haute tiare (cidaris), type caractéristique des ateliers de la Grèce de l’Est au cours du VIe siècle, était très en vogue dans la métropole africaine à l’époque archaïque.
Apparus vers le premier quart du VIIe siècle, les premiers exemplaires de masques grotesques de type grimaçant sont de type sémite (front bas, nez plus ou moins crochu et charnu, les yeux perforés et en forme de croissant) et sont issus directement de la sphère syro-phénicienne, alors que les protomés-masques de femmes de style gréco-phénicien, produits entre la fin du VIe et la seconde moitié du Ve siècle, dérivent directement des exemplaires de style égyptisant plus ancien. Les petits masques douloureux supplantent à Carthage les figures de grotesque à basse époque punique, comme à Chypre, tandis qu’ils sont produits à la même période en Phénicie. Les techniques d’origine orientale dans la fabrication des bijoux carthaginois sont prépondérantes jusqu’à la basse époque punique : la monture à section semi-cylindrique, particulièrement bien représentée sur les bagues sigillaires à chaton fixe, représente les vieilles techniques nilotiques utilisées. De même, les anneaux de nez, ou nezem, restés fidèles au vieux modèle oriental, demeurent en usage à l’époque hellénistique si l’on en croit le percement de la narine gauche des nombreux petits masques en verre. Cette fidélité est d’ailleurs confirmée dans le Poenulus de Plaute.
Quant aux stèles archaïques, de style égyptisant, elles sont le prolongement des cippes phéniciens, alors que l’iconographie utilisée sur les stèles votives, plus ou moins fidèlement reprise par les cités d’obédience punique, s’inspire du répertoire de l’Orient phénicien : les représentations géométriques (bétyles en forme de pilier rectangulaire, d’hexagone, de losange ou encore de bouteille) et anthropomorphiques, le signe de Tinnit, les motifs végétaux, comme la fleur de lotus, d’origine nilotique, ou la feuille de lierre, et les symboliques astrales, qui font une timide apparition dès l’époque classique20. C’est surtout à l’époque hellénistique que ces thèmes anthropomorphiques, végétaux et astraux vont se rencontrer de manière très fréquente.
L’agencement et les techniques d’aménagement des édifices religieux puniques dévoilent un conservatisme jamais démenti au cours de l’histoire punique de Carthage. Les sanctuaires bâtis de Salammbô et celui de Sidi Bou Saïd, pourtant datés de la première moitié du IIe siècle, présentent un schéma tripartite et en enfilade selon le modèle du temple syrien et sont systématiquement dotés d’une toiture plate. Par ailleurs, la cour centrale, élément important dans la structure du sanctuaire phénicien, apparaît de rigueur comme on a pu le constater dans le grand édifice religieux mis au jour par l’équipe allemande de F. Rakob près de la mer. C’est le cas également de la banquette, élément architectural commun à la civilisation phénico-punique, attestée dans les chapelles de Salammbô et de Sidi Bou Saïd21. Le sanctuaire non bâti, communément appelé « tophet », découvert près des lagunes de Salammbô en 1922, et attesté un peu partout dans le monde punique, répond bien à la conception syro-palestinienne des lieux de culte, modestes et non bâtis – même si ce type de sanctuaire à ciel ouvert n’est pas encore attesté dans l’Orient phénicien ; et force est de constater que cet esprit oriental perdure encore au IIe siècle, puisque cette aire sacrée demeure en activité jusqu’à la destruction de Carthage. Même dans l’architecture portuaire de la cité, on retrouve les techniques d’aménagement phéniciennes : le quadrilatère de Falbe est une sorte d’avancée portuaire artificielle et de brise-lames largement utilisés en Phénicie. Les bassins artificiels des ports de la Carthage punique, les « cothons », apparaissent comme la structure la plus caractéristique des installations phéniciennes : la racine qt ou qtt de ce terme d’origine punique signifierait d’ailleurs « couper », « tailler »22.
Les différentes structures tombales des nécropoles carthaginoises, quant à elles, ne connaissent presque pas de transformations : Carthage continue ainsi à creuser les tombes à puits à basse époque punique, notamment dans la nécropole punique dite de Sainte-Monique, perpétuant ainsi une tradition phénicienne en fait liée à la volonté de séparer les morts des vivants. En réalité, c’est surtout sur le plan stylistique et décoratif que l’architecture religieuse et funéraire, ainsi que portuaire, « trahira » l’héritage architectural de l’Orient phénicien. Si l’architecture domestique punique subit une influence profonde des techniques d’aménagement grecques, les techniques de gros œuvre des bâtiments dégagés (murs de façade, murs de refend mitoyens ou de distribution intérieure), elles, restent généralement fidèles à celles des traditions orientales (constructions à harpes verticales comblées de place en place par de la petite maçonnerie), tout comme d’ailleurs l’unité de mesure employée (la coudée punique : environ 0,52 mètre). Et si le plan avec cour centrale, autour de laquelle sont distribuées les différentes pièces, et l’entrée en baïonnette, disposée perpendiculairement à la cour – observées dans la plupart des habitations du quartier « Hannibal » et « Magon » à Carthage, ou encore à Kerkouane –, sont des structures architecturales communes au monde méditerranéen, leur fréquence en milieu phénico-punique finit toutefois par les rendre spécifiques à cette aire.
Sur le plan spirituel et religieux, le panthéon carthaginois se présente incontestablement comme l’héritier des traditions religieuses phéniciennes en Occident, comme le montre, notamment, la quasi-correspondance du panthéon et des cultes entre le monde punique et le phénicien ; et ce, même si le panthéon punique, public ou privé, est, comme tous les panthéons sémitiques, ouvert aux phénomènes de « syncrétisme » et d’assimilation. Religion de « diaspora » du fait du caractère dynamique et toujours mouvant des Phéniciens, la religion punique est, par définition, évolutive.
Les théophores – anthroponymes composés à partir de noms de divinité – sont nombreux dans le monde punique, bien plus que dans les mondes grec ou romain, ce qui témoigne d’un rapport social étroit avec la religiosité. La religion phénicienne et punique privilégie le rituel dans son rapport au divin. Ainsi, les pratiques culturelles y apparaissent comme des réglementations sur le partage des parties sacrificielles entre les différents protagonistes : le tarif dit de Marseille, en fait un texte provenant du sanctuaire de Baʽal Ṣaphon à Carthage, montre comment les aliments sont répartis entre les dieux, les serviteurs du temple et les fidèles. On retrouve à Carthage les mêmes divinités que dans la sphère phénicienne. Parmi les plus significatives : Ešmoun, la divinité tutélaire de Sidon, le dieu guérisseur ; Aštart, déesse de la fécondité et associée à un contexte de guerre ; Baʽal Šamim, le « maître des cieux » ; Baʽal Ṣaphon « maître du Nord », le maître de la montagne Ṣaphon, divinité tutélaire des navires et des navigateurs ; Tinnit du Libanon, c’est-à-dire du mont Liban. Ces derniers théonymes, liés à des ensembles montagneux, ont servi d’arguments pour expliquer l’étymologie de Baʽal Ḥammon, qui deviendrait le « maître de l’Amanus », du nom de cette montagne de l’Amanus (aujourd’hui Kizil Daği, dans le sud-est de la Turquie). L’éloignement géographique et la présence de ce théonyme à Tyr ne permettent pas de retenir cette thèse : aujourd’hui, on s’accorde plutôt à retenir l’interprétation de M. H. Fantar, « Baʽal notre protecteur ». Considéré comme l’une des divinités les plus importantes de Carthage, Baʽal Ḥammon est lié au monde solaire, agricole et chtonien, ce qui a facilité son identification avec le Saturne de l’Afrique romaine. Plus en retrait, nous avons le culte de Milqart, la divinité poliade de Tyr, « le roi de la ville », dont les liens originels avec le système royal l’ont de fait minoré : à Carthage, cité républicaine, les caractéristiques principales du culte de Milqart sont surtout celles d’une divinité qui rappelle les racines tyriennes et préside à l’expansion maritime et coloniale. Le panthéon carthaginois présente néanmoins des différences, avec ceux de Tyr ou de Sidon, en ce qui concerne le rang ou la préséance de certaines divinités. C’est le cas donc de Milqart, principalement sollicité dans les cultes privés, mais surtout de Tinnit. Inconnu en Afrique et à Carthage à l’époque archaïque23, le culte de Tinnit est autrement plus attesté dans la métropole punique à partir de l’époque préhellénistique. En réalité, les mentions massives de cette déesse sont à attribuer au fait qu’elles ont été découvertes, dans leur quasi-majorité, à l’intérieur de l’aire sacrée de Salammbô. Tinnit y semble en effet cantonnée à un rôle particulier mais déterminant, et où elle y fait l’objet, aux côtés de Baʽal Ḥammon, d’un culte officiel comme le montre le caractère liturgique des inscriptions : une formule votive se répète de manière invariable sur les stèles, s’adressant constamment à Tinnit et/ou Baʽal Ḥammon : lrbt ltnt pn b’l wl ‘dn lb’l ḥmn… (« à la Dame, à Tinnit, face de Baʽal Ḥammon et au seigneur à Baʽal Ḥammon ») ; dans le reste du monde punique, les vœux concernent plutôt Baʽal seul. La popularité de Tinnit à Carthage doit donc être tempérée, vraisemblablement, par le fait qu’elle ne concerne qu’une préoccupation constante et particulière liée aux problèmes de cette aire sacrée mise au jour aux alentours du quartier dit « Salammbô » de la Carthage contemporaine ; la déesse apparaît, en effet, comme une sorte de « spécialiste » aux côtés de la divinité omnipotente qu’est Baʽal Ḥammon. Le qualificatif pn baʽal, « face de Baʽal », qui est souvent adjoint à Tinnit sur les inscriptions votives, montre bien, d’autre part, le rapport de dépendance liant la déesse à Baʽal.
Les Phéniciens continueront à exercer une influence certaine en Extrême-Occident, laissant la Méditerranée centrale sous le contrôle exclusif des Puniques. C’est la raison pour laquelle, sans doute, ils ne suivirent pas leur suzerain, le roi perse Cambyse, dans son projet d’attaquer Carthage (Hérodote, III, 17, 19). Jamais Carthage, du reste, ne faillira à son devoir d’honorer la cité mère. Déjà au milieu du VIe siècle, Carthalon, le propre fils du général Malchus, est, d’après Justin, chargé d’apporter la dîme à Tyr, sans doute en tant que prêtre de Milqart à Carthage. Arrien témoigne – à l’occasion du récit du siège de la ville par les troupes d’Alexandre le Grand en 332 – de la fidélité punique au sacrifice annuel en l’honneur de Milqart, la divinité tutélaire de Tyr : des théores carthaginois, sorte de représentants officiels chargés de remplir un office religieux, étaient présents à cette fête – laquelle avait lieu au cours du mois phénicien de Péritios (en gros, notre mois de février) – célébrant la résurrection de la divinité. Une ambassade carthaginoise se rendait ainsi de manière coutumière dans le royaume phénicien pour rendre hommage à une divinité qui se trouvait être celle qui rappelait – à Carthage – les racines tyriennes de la métropole africaine et présidait à l’expansion maritime et coloniale. D’autres témoignages confirment le respect et la fidélité entretenus par les Carthaginois aux cultes de Tyr, et ce, sans discontinuité apparente dans le temps : des offrandes (récoltes, œuvres d’art) étaient régulièrement envoyées à la métropole phénicienne pour honorer les vieilles divinités locales. Ce devoir religieux s’accompagnait du versement régulier d’une dîme à la cité mère, ce qui implique clairement une certaine forme d’assujettissement par rapport à Tyr. Si elle est réelle à l’époque de Malchus, il apparaît, d’après le récit de Diodore, qu’elle n’est plus aussi contraignante au IVe siècle qu’aux premiers temps de la métropole africaine, ce qui corrobore la thèse de son affranchissement politique progressif de la tutelle de la cité mère. Il n’en reste pas moins que Carthage continuera par la suite à entretenir d’étroites relations avec l’Orient phénicien, dans le domaine commercial ou dans le domaine politique. Tyr, loin de pâtir de la puissance carthaginoise en Méditerranée occidentale, semble au contraire en tirer profit, dans la mesure où une forme de complémentarité s’installe, dans une mer Méditerranée où la cité mère et la cité fille partagent les mêmes aires et les mêmes intérêts commerciaux. L’apport logistique, les réseaux commerciaux et les relations publiques de la métropole phénicienne constitueront un atout constant pour la puissance carthaginoise. En plus de liens commerciaux directs et continus entre Tyr et Carthage jusqu’au IIe siècle, on voit la cité phénicienne servir d’intermédiaire dans des transactions entre la métropole punique et Athènes vers le milieu du IVe siècle. Il est évident que l’expérience et l’intégration de la présence phénicienne en terre grecque et la tradition séculaire phénicienne dans le rôle d’intermédiaire commercial ont pu jouer un rôle non négligeable dans les relations entre Puniques et Grecs. Les liens commerciaux entre Carthage et l’Orient phénicien sont confirmés encore au début du IIe siècle : Hannibal Barca, en fuite vers l’Orient, se rendit dans l’île de Cercina où « étaient réunis plusieurs navires marchands avec leurs cargaisons. Lorsqu’il prit terre, on accourut en foule au-devant de lui pour le saluer ; on le pressa de questions : il fit répondre qu’il était envoyé en ambassade à Tyr ». Le même auteur croit bon de préciser, plus loin, qu’Hannibal fut reçu à Tyr « comme dans une seconde patrie ». Un autre extrait de Tite-Live raconte comment un marchand tyrien, du nom d’Ariston, fut utilisé par Hannibal pour espionner à Carthage, montrant au passage que les marchands phéniciens devaient être suffisamment nombreux pour que celui-ci puisse passer inaperçu dans la métropole punique. Même démasqué et interrogé, Carthage ne prit pas le risque de le mettre aux arrêts, car, pour le sénat carthaginois, c’était « donner un fâcheux exemple que d’arrêter sans preuves des étrangers. Les Carthaginois seraient exposés à de pareils affronts, soit à Tyr, soit dans les autres marchés où ils se rendaient en si grand nombre ». Les marchands carthaginois devaient assurément être tout aussi nombreux. Une épave (milieu du IIIe-début du IIe siècle) découverte dans la passe des Sanguinaires, à la sortie de la baie d’Ajaccio, témoigne de ce rôle d’intermédiaire : une cargaison de verre brut en provenance de la côte syro-palestinienne y est associée à un assemblage classique d’amphores puniques, rhodiennes et gréco-italiques, énième témoignage du commerce de vin en Méditerranée occidentale. Plus révélateur encore, Tyr est clairement associée aux intérêts carthaginois dans un des traités – celui de 348 – signés entre la métropole africaine et Rome, délimitant les aires d’influence. Cette association de Tyr dans les traités romano-carthaginois est maintenue dans le traité de 279, puisque l’historien précise que celui-ci « maintenait toutes les clauses des pactes précédents ». La documentation épigraphique témoigne à son tour de la présence de Phéniciens d’Orient à Carthage, de même qu’elle montre la présence de Carthaginois dans l’Orient phénicien. La prise de Tyr par Alexandre en 332 a notamment été l’occasion d’une émigration de réfugiés tyriens vers la métropole africaine.
La maîtrise des mers
La maîtrise des mers a constitué pour Carthage, tout au long de son histoire punique, une nécessité, même après ses défaites face à Rome. La thalassocratie punique fondait en effet sa puissance sur les relations avec l’extérieur, à travers un commerce tentaculaire toujours plus porté vers la conquête de fructueux marchés. La métropole africaine pouvait compter sur l’héritage maritime de ses ancêtres phéniciens et syro-palestiniens. Cette précocité navale, les Phéniciens la doivent avant tout à leurs qualités de grands marins, reconnues par leurs rivaux grecs eux-mêmes : les témoignages, d’Homère à Appien en passant par Hérodote, sont éloquents à ce sujet. L’image du marin phénicien, qui recoupe celle du commerçant, deviendra même une vulgate de l’Antiquité tant les Phéniciens auront marqué de leur empreinte l’activité maritime dans et au-delà du bassin méditerranéen24.
Les Phéniciens bénéficiaient en effet d’une tradition bien ancrée dans le domaine naval puisque des textes d’Ougarit insistent sur l’importance de la marine cananéenne au IIe millénaire. De fait, les entreprises maritimes phéniciennes vont tout de suite se caractériser par des expéditions au long cours, et celles entreprises en mer Rouge et au-delà, à l’époque de la coopération stratégique entre Hiram de Tyr et le roi d’Israël Salomon au Xe siècle, démontrent à elles seules la capacité technique de Tyr à atteindre par la mer d’improbables destinations. Du reste, la découverte de l’étoile de Kochab – qui représente la partie antérieure de la constellation de la Petite Ourse – est traditionnellement attribuée aux Phéniciens : importante pour la navigation en haute mer, elle était connue sous la dénomination de Stella Phoenicia ou Phoiniké. Enfin, les « vaisseaux de Tarshish », ou « flotte de Tarshish », font sans doute référence à une catégorie de navires au long cours, spécifique à une destination habituelle, ici Tarshish, ou spécialisée dans le commerce des métaux et de leurs minerais. Sa mention dans les textes anciens apparaît, en tout cas, comme une mesure de la renommée qu’ont pu avoir ces vaisseaux chez les contemporains.
Plus sûrement, le principal type de navire commercial phénicien était le gaulos, dérivé grec du terme phénicien GWL, qui exprime la rondeur : lourd bateau à voiles ventru et à coque arrondie, il était réservé au transport de marchandises. Héritiers des grands navires syro-cananéens de la seconde moitié du IIe millénaire, les navires marchands phéniciens semblent avoir servi de modèles aux bateaux utilisés par les Hellènes au VIe siècle. Attesté sur de nombreux supports glyptiques, notamment sur des bas-reliefs du palais de Sennachérib à Ninive, des textes ougaritiques du XIIIe siècle témoignent de sa capacité à charger jusqu’à 450 tonnes, alors que L’Odyssée rapporte que ce type de navire avait parcouru 400 miles en quatre jours. Sa longueur pouvait varier entre 18 et 25 mètres, sa largeur dépassait les 8 mètres et on estime sa profondeur à 18 mètres. Un autre type de navire semble avoir caractérisé la flotte commerciale phénicienne : il s’agit d’un bateau parfaitement symétrique et dont la proue était ornée d’une tête de cheval, d’où la dénomination d’hippos (Strabon, II, 3, 4), et dont on peut voir une représentation sur un bas-relief en bronze aux portes du palais de Salmanazar III à Balawat (IXe siècle), et sur un autre dans le palais de Sargon II à Khorsabad (VIIIe siècle). Essentiellement tractées par la voile et la rame, les navigations commerciales phéniciennes et puniques, même si elles privilégiaient le cabotage, plus sûr, n’hésitaient pas à affronter la haute mer, même de nuit. C’est donc sur ces bâtiments de mer que le commerçant phénicien et punique va s’imposer sur tous les rivages et ports de la Méditerranée, et bien au-delà des Colonnes d’Hercule, suscitant rivalité et émulation, voire jalousie devant l’insolente réussite de leurs entreprises maritimes. Il n’y a qu’à voir l’image du commerçant punique pirate et rapace qui est véhiculée dans les œuvres d’Homère et d’Hérodote, même si cette image évolue, comme le montre le ton certes moqueur mais dénué de toute hostilité avec lequel il est présenté dans le Poenulus de Plaute, dont on sait qu’il est inspiré d’une pièce grecque du IVe siècle.
Idéalement située entre le bassin occidental de la Méditerranée et le bassin oriental, Carthage allait mettre à profit les qualités de marin et de commerçant de ses citoyens, et devenir l’une des plus importantes plaques tournantes du commerce antique. Tout était mis en œuvre afin d’assurer la bonne marche du commerce et de fournir au négoce matières premières et débouchés. Maîtresse des principaux courants commerciaux, il lui fallait, néanmoins, déployer des efforts et une vigilance de tous les instants pour maintenir son rang. La flotte commerciale constituant le pilier économique de la puissance carthaginoise, il était naturel de lui adjoindre une flotte de guerre, afin de la protéger de la piraterie et autres menaces extérieures. C’était d’ailleurs sa fonction initiale. Du reste, les navires de guerre phéniciens et puniques vont également contribuer à leur réputation d’habiles armateurs. Contrairement aux navires marchands, à la coque arrondie, les vaisseaux de guerre phéniciens se présentaient sous la forme de galères allongées et fines, la proue relevée dans un évident souci de rapidité. L’ensemble privilégiait donc la légèreté, notamment pour optimiser les mouvements offensifs du navire. Cette réalité les rendait vulnérables face aux aléas des grandes traversées maritimes, ce qui explique que la grande majorité des batailles navales avaient lieu près des côtes. Si la documentation littéraire et archéologique n’est pas aussi exhaustive pour les cités phéniciennes que dans le cas de Carthage, il n’en demeure pas moins vraisemblable que les Phéniciens ont développé très tôt une marine de guerre, ne serait-ce que pour sécuriser les trajets de leurs circuits commerciaux. De fait, on leur attribue aujourd’hui l’invention des types de vaisseaux qui caractériseront la flotte de guerre punique et qui seront présents dans toutes les flottes de l’époque hellénistique. A commencer par la trirème, ou trière, vaisseau de guerre par excellence du VIe au IVe siècle. Conçue par les Sidoniens, d’après le savant chrétien Clément d’Alexandrie (IIe-IIIe siècle ap. J.-C.) (Thucydide, I, 13, affirme que les Corinthiens furent les premiers à construire des trières, mais cette affirmation ne concerne que la Grèce !), elle est en activité dans les flottes puniques depuis la fin du VIIe siècle, comme l’atteste son illustration sur de nombreux monuments figurés ; la trirème restera l’élément de base de la flotte de guerre pendant les guerres puniques. D’une longueur d’environ 35 mètres et d’une largeur légèrement supérieure à 5 mètres, elle est plus courte que sa devancière, la pentécontère, utilisée depuis le VIIIe siècle. Cent cinquante-quatre rameurs s’activaient sur trois files, sur chaque côté du pont, alors qu’une équipe se chargeait de la manœuvre des deux gouvernails et de la voile. A partir du IVe siècle, la trirème évoluera en quadrirème, ou tétrère, à Carthage, avec cette fois-ci une seule file de rames par côté, chaque rame étant actionnée par quatre rameurs. Le nombre total de ceux-ci passera alors à 200, auxquels s’ajouteront une trentaine de marins de pont. Vint ensuite celle qui s’affirmera comme le fleuron de la marine de guerre carthaginoise pendant les guerres puniques : la quinquérème, ou pentère. Imposante par ses dimensions (L. : 40 mètres ; l. : 6 mètres), on a supposé, d’après sa dénomination, qu’elle était actionnée par cinq rangs de rameurs superposés, ce qui, d’après S. Lancel, paraît impossible pour la stabilité du navire ; la logique voudrait plutôt que l’on ait un seul niveau de rames avec, sur l’aviron, cinq rameurs, ou alors deux niveaux de rames (trois rameurs au rang inférieur et deux au-dessus). Les fouilles archéologiques menées sur le port circulaire de Carthage, qui constituait le port de guerre de la métropole punique, ont du reste mis au jour des cales sèches pour galères allongées, sans doute des quinquérèmes.
La qualité des concepteurs et des artisans puniques, l’habileté des marins et la stratégie politique de Carthage, résolument tournée vers la mer et ses atouts commerciaux, font de la métropole punique l’une des puissances maritimes incontournables de la Méditerranée occidentale et elle n’aura de cesse de maintenir son statut face à une concurrence toujours plus agressive. Ayant pris le relais de la gestion des intérêts phénico-puniques en Méditerranée occidentale au cours du VIe siècle, Carthage développe en conséquence une stratégie militaire et diplomatique destinée à maintenir son hégémonie maritime, particulièrement en Méditerranée centrale, où la concurrence grecque se fait toujours plus menaçante pour ses intérêts immédiats. Cette stratégie passe en premier lieu par un rapprochement avec l’autre grande thalassocratie du moment, l’étrusque, dont les relations sont très tôt rodées par de fructueux échanges commerciaux dans le cadre du trafic tyrrhénien. C’est à partir de ces échanges entre Carthage et cités étrusques que se sont, en réalité, établis les liens politiques et militaires. On sait que les Etrusques et les Carthaginois formaient un axe économique et politique sans commune mesure avec les liens que pouvaient développer la métropole punique et ses partenaires autres que phéniciens. Mais cet axe n’avait pour raison fondamentale, en réalité, que le maintien de l’équilibre commercial en mer Tyrrhénienne, menacé par une certaine piraterie grecque. Ces liens sont illustrés par une documentation variée. La plus éloquente est représentée par les célèbres inscriptions bilingues punico-étrusques, datées de la fin du VIe siècle, gravées sur trois lamelles en or de Pyrgi et découvertes en 1963 : Théfarié Velianas, le plus haut dignitaire de Caere (l’actuelle Cerveteri), y consacre une chapelle dans le sanctuaire de Pyrgi (l’actuelle Santa Severa), un des ports de la cité étrusque, en reconnaissance à la déesse punique Aštart, la déesse Uni dans la version étrusque. Le second port de Caere se nommait d’ailleurs Punicum, saisissant témoignage toponymique de la présence commerciale – voire démographique – punique dans la région que corrobore une tessère d’hospitalité en ivoire découverte dans une tombe de Carthage. Datée du milieu du VIe siècle, avec pour inscription « Je suis un Punique de Carthage », elle servait de « carte d’identification » lorsque le défunt se rendait en Etrurie auprès de la famille « amie ». Ces liens étroits avec la région de Cerveteri sont, du reste, confirmés par une importante documentation archéologique. Un passage d’Aristote atteste à son tour l’existence d’accords commerciaux, civils et militaires entre les deux peuples, sans que l’on puisse déterminer exactement l’époque à laquelle il se réfère :
Les Etrusques et les Carthaginois et tous les peuples liés par des traités de commerce devraient être considérés comme citoyens d’un seul et même Etat, grâce à leurs conventions sur les importations, sur la sûreté individuelle, sur les cas de guerre commune ; ayant du reste chacun des magistrats séparés sans un seul magistrat commun pour toutes ces relations, parfaitement indifférents à la moralité de leurs alliés respectifs, quelque injustes et quelque pervers que puissent être ceux qui sont compris dans ces traités, et attentifs seulement à se garantir de tout dommage réciproque.
Le silence d’Aristote sur les détails de ces accords entre Puniques et Etrusques montre que leurs relations privilégiées devaient être suffisamment connues des lecteurs de l’époque pour se permettre l’économie de développements sur leur contenu ; sans que l’on soit en mesure toutefois d’affirmer avec certitude que ces interventions militaires étaient la conséquence d’une application directe d’accords dûment signés sur une longue perspective25. Si Carthage intervient militairement dans l’affaire d’Alalia – qui apparaît en fait comme une réaction conjointe punico-étrusque contre une entreprise phocéenne de piraterie –, elle privilégie néanmoins la diplomatie pour essayer de conserver l’exclusivité des zones commerciales que la cité africaine juge siennes, la guerre étant par nature préjudiciable au bon déroulement des échanges commerciaux. C’est ce qu’elle semble avoir réussi avec succès avec ses partenaires étrusques ; c’est ce qu’elle va réaliser avec sa voisine, Rome, dès 509, probablement dans la continuité d’accords anciens avec le monde étrusque et latin. La signature de ce traité, l’année où Rome devient une république, montre que la cité latine développe à cette époque une politique maritime suffisamment prononcée pour que l’Etat punique s’y intéresse ; d’autant que Carthage doit non seulement faire face au progressif repli de son allié étrusque vers la fin du Ve siècle/début du IVe siècle – provoqué par l’introduction du paramètre gaulois en Italie du Nord et l’émergence romaine, illustrée par la prise de Véies (396) –, mais aussi à sa contribution de plus en plus affirmée à la piraterie à mesure que sa puissance s’étiole en mer Tyrrhénienne. En passe d’absorber le pays étrusque, Rome devient aux yeux de Carthage la puissance avec laquelle il faut désormais s’entendre pour sécuriser les trafics maritimes. D’où la série d’accords signés entre les deux grandes cités.
Premier d’une série à laquelle Polybe consacre plusieurs parties du livre III de ses Histoires, l’accord de 509 nous dévoile – et nous confirme – d’emblée le domaine d’influence carthaginois à cette date, à savoir une aire qui englobe la Sardaigne, l’Afrique et la partie occidentale de la Sicile. En plus de garantir l’exclusivité de la navigation carthaginoise au-delà du « beau promontoire » (l’actuel cap Bon, en Tunisie), ce traité structure les relations commerciales entre les deux cités. Le deuxième traité, daté de 348, confirme la mainmise de Carthage sur cette aire, qui s’élargit même jusqu’à l’Ibérie du Sud puisqu’il y est expressément mentionné Mastia Tarséiôn ; il est même désormais interdit aux Romains de s’établir ou de commercer en Sardaigne et en Afrique, ainsi qu’en Ibérie du Sud, alors que la Sicile occidentale demeure ouverte aux marchands romains. Ces clauses sont reconduites dans le troisième traité, daté de 279, qui précise également les contours d’une alliance militaire contre l’ennemi commun, le roi d’Epire Pyrrhos.
La Sardaigne, à chaque fois associée au sort de l’Afrique dans ces traités, fait l’objet d’un traitement particulier de la part de Carthage. Les clauses se font toujours plus restrictives, jusqu’à y interdire dès 348 toute présence romaine. Cet exclusivisme se trouve corroboré, comme nous l’avons vu, par l’installation de noyaux de populations puniques dans tout le sud-ouest de l’île, comme à Antas, à partir de la fin du VIe siècle, Monte Sirai ou Sulcis, c’est-à-dire dans les zones fertiles ou particulièrement riches en minerais de la plaine de l’Iglesiente. On assiste même au début du IVe siècle à une pénétration punique toujours plus poussée à l’intérieur des terres, matérialisée notamment par un renforcement du système défensif des noyaux urbains : c’est le cas notamment des défenses d’Olbia, sur la côte nord-est de l’île, face aux côtes italiennes, cité restructurée vers le premier quart du IVe siècle par Carthage pour remplir un rôle stratégique et économique dans la région de Gallura. D’une manière générale, la pacification de l’île se traduit très rapidement par une culture matérielle dominée par le faciès punique, grâce à l’implantation de populations africaines. Les productions agricoles sardes font même l’objet d’une régulation destinée à les harmoniser avec les africaines, ce qui montre un contrôle économique étroit de l’île : Carthage lui impose l’élimination des arbres fruitiers au bénéfice de la culture céréalière. L’île sera d’ailleurs une pourvoyeuse en blé pour l’armée carthaginoise en campagne. Les clauses des traités romano-puniques viennent donc confirmer le sens donné aux activités militaires puniques du VIe siècle, essentiellement centrées sur la Sardaigne : celle-ci apparaît en effet clairement intégrée à l’Etat carthaginois au moins depuis la fin du VIe siècle, comme l’atteste le premier traité signé entre Rome et Carthage. La Sicile, quant à elle, fait l’objet d’un contrôle moins serré, puisque les Romains et autres marchands sont autorisés à venir y commercer. En réalité, Carthage s’évertue surtout à maintenir la bande ouest de la Sicile sous son autorité ; il n’a jamais été question dans la stratégie d’ensemble punique de dominer l’île dans sa totalité, notamment parce qu’elle constituait un terrain d’échanges fructueux pour son commerce avec les Grecs ; et probablement aussi parce que la Sicile ne recelait pas les mêmes richesses minières que la Sardaigne.
Le but de ces manœuvres diplomatiques et militaires est clair : protéger les circuits commerciaux, comprenant les débouchés et les marchés. « Etudier le commerce de Carthage, c’est étudier sa politique », a écrit S. Moscati, résumant ainsi l’importance vitale, à Carthage, du négoce dont le bon déroulement devait canaliser toutes les énergies de la cité. La compétition commerciale devait être d’une telle intensité que la littérature antique nous rapporte des passages assez cocasses entrant dans le cadre de cette véritable « course » qui avait cours en Méditerranée occidentale. L’espionnage n’était pas la moindre des activités parallèles. Strabon nous rapporte qu’un armateur carthaginois cinglant vers les îles Cassitérides (Cornouailles britannique) coula volontairement son vaisseau afin d’empêcher le navire romain qui le suivait d’en découvrir la route ; les frais de son sacrifice furent entièrement couverts par l’Etat. D’une manière générale, les Carthaginois coulaient sans états d’âme tout navire s’aventurant sur le chemin des régions pourvoyeuses en mines, à savoir la Sardaigne et le détroit de Gibraltar. Même leurs alliés étrusques ne trouvaient pas grâce à leurs yeux : leur tentative de colonisation – au temps de leur puissance maritime nous précise Diodore (V, 20) – dans une île, riche par son sol, située au-delà des Colonnes d’Hercule (îles Canaries ?), est avortée par les Carthaginois qui y avaient déjà pris pied. Les Puniques n’avaient pas consenti tant de sacrifices dans l’exploration maritime et la découverte de lointains centres miniers pour se laisser ainsi doubler !
Les explorations maritimes et les navigations au grand large phéniciennes avaient surtout été motivées par la recherche et le contrôle de débouchés miniers destinés à satisfaire, au départ, nous l’avons dit, une demande matérielle orientale. Ce sera également une des constantes de la stratégie d’ensemble punique. Car c’est bien un minerai précieux, l’or, qui est recherché par les commerçants carthaginois dans le célèbre passage de troc à la muette rapporté par Hérodote (IV, 196) :
D’après les Carthaginois encore, il y a sur la côte libyenne un point habité, au-delà des Colonnes d’Héraclès, où ils abordent et débarquent leurs marchandises ; ils les étalent sur la grève, regagnent leurs navires et signalent leur présence par une colonne de fumée. Les indigènes, qui voient la fumée, viennent au rivage, déposent sur le sable de l’or pour payer les marchandises et se retirent ; les Carthaginois descendent alors examiner leur offre : s’ils jugent leur cargaison bien payée, ils ramassent l’or et s’en vont ; sinon, ils regagnent leurs navires et attendent. Les indigènes reviennent et ajoutent de l’or à la somme qu’ils ont déposée, jusqu’à ce que les marchands soient satisfaits. Tout se passe honnêtement, selon les Carthaginois : ils ne touchent pas à l’or tant qu’ils jugent la somme insuffisante, et les indigènes ne touchent pas aux marchandises tant que les marchands n’ont pas ramassé l’or.
Cet extrait montre que les Puniques étaient déjà familiarisés avec les côtes atlantiques de l’Afrique du Nord-Ouest, voire de l’Ouest, vers le milieu du Ve siècle : on a pensé notamment à la région du Rio de Oro en Mauritanie et au bassin du Haut-Sénégal. Un autre contact avec les côtes atlantiques, mais par des Phéniciens cette fois-ci, est attesté par le Pseudo-Scylax (II, 2) :
Lorsqu’ils arrivent dans l’île de Cerné, ils amarrent leurs bâtiments, tendent leurs tentes et, à l’aide de petits vaisseaux plats, ils transportent leurs marchandises sur le continent. Ceux avec lesquels ils trafiquent sont les Ethiopiens. Ils leur vendent des peaux de cerfs et de lions, et des pierres précieuses, des peaux et des dents d’éléphants, et des troupeaux de bêtes domestiques. […] Les commerçants phéniciens leur apportent [aux populations indigènes du Maroc] de l’onguent, de la pierre d’Egypte, des poteries attiques, des conges.
L’exploration des côtes atlantiques de l’Afrique est enfin confirmée par le fameux Périple d’Hannon. L’historiographie gréco-latine a mentionné à plusieurs reprises l’expédition maritime carthaginoise qu’aurait entreprise un certain Hannon dans le but de fonder de nouvelles colonies le long des côtes atlantiques africaines : 30 000 personnes auraient embarqué sur une soixantaine de navires. Pline l’Ancien évoque même des commentarii qu’aurait rédigés Hannon lui-même au sujet de son expédition. Une autre attestation du récit de cette expédition – présentant toutefois de notables différences avec les sources littéraires, notamment sur le trajet parcouru – nous est parvenue par l’intermédiaire d’une version grecque, dont une copie est conservée à Heidelberg. Selon cette version manuscrite, l’original se serait trouvé, d’après le titre de la traduction, sur une inscription affichée dans le temple de Kronos (Baʽal Ḥammon) à Carthage. Il est vite apparu, en fait, que le Périple d’Hannon tel qu’il nous est parvenu à travers le manuscrit semblait être la traduction-adaptation de deux écrits puniques : la première partie est constituée par une double introduction, exposée dans le temple de Baʽal Ḥammon, dans laquelle est précisé, après l’indication du titre et du lieu où était entreposé l’original, le but de l’expédition :
Récit du voyage du roi des Carthaginois, Hannon, autour des contrées de Libye qui sont au-delà des Colonnes d’Hercule. Il fut gravé sur des plaques suspendues dans le temple de Kronos. Les Carthaginois décidèrent qu’Hannon doublerait les Colonnes d’Hercule et fonderait des villes carthaginoises…
La seconde partie, relatée à la première personne du pluriel, laisse penser qu’elle est extraite d’une sorte de « journal de bord » qui pourrait être issu d’un fragment de ces fameux commentarii d’Hannon mentionnés par Pline l’Ancien. Une première partie du voyage se caractérise par la fondation des premières colonies, Thymiaterion (Tanger ?), Guttè, Akra, Melitta, Arambus. Le récit localise tous ces établissements dans la région du Cap Solocis, aujourd’hui le Cap Spartel, à la sortie océanique du détroit de Gibraltar. Du reste, les fouilles archéologiques menées sur le site de Kouass attestent d’une présence phénicienne dans cette zone pouvant remonter au VIe siècle.
Après avoir atteint Lixus, la suite du récit, parsemé de merveilleux et de créatures étranges conduit l’expédition à l’île de Cerné, où le dernier établissement colonial punique est établi, puis à un golfe nommé la « Corne de l’Occident ». Enfin, elle longe les terres de la grande montagne éruptive Theôn Ochéla, le « char des dieux », avant d’aborder un autre golfe, la « Corne du Sud ». L’historiographie a un temps envisagé de mener le voyage d’Hannon jusqu’au Cameroun, voire la baie de Biafra, en passant par la baie de Rio de Oro. Les conditions de navigation et les données géographiques et archéologiques ne permettent toutefois pas d’envisager un point extrême du périple d’Hannon au-delà du cap Juby, à proximité des îles volcaniques des Canaries, ce qui renforcerait la thèse de l’identification de Cerné à Mogador26.
La mission de renforcement des colonies confiée au chef punique, d’après le manuscrit grec, s’accorde bien avec la tradition carthaginoise rapportée par Aristote d’envoyer régulièrement un groupe de citoyens dans les villes assujetties. On retrouve d’ailleurs la même idée chez Julien II dit l’Apostat, dans le premier panégyrique de Constance II, dont la source est probablement le même Aristote : celui-ci affirme en effet que les parents demandaient très tôt à leurs enfants d’assurer leur propre subsistance. L’historiographie contemporaine s’accorde, d’ailleurs, pour reconnaître, à travers les descriptions géographiques de la version grecque du périple, la toponymie d’une côte atlantique africaine déjà phénicisée. D’autant que l’on a constaté, dans le récit de la version grecque, un silence autour du passage de l’expédition par la pourtant vieille fondation phénicienne de Lixus et une tendance à divaguer ensuite dans l’inconnu et le merveilleux : ces constats peuvent s’avérer être des arrangements stratégiques opérés déjà du temps de la rédaction de l’original afin, probablement, d’égarer la concurrence et que l’on retrouve, forcément, dans la version grecque. Rudement concurrencée en Méditerranée, il est plus que probable que Carthage a cherché, par tous les moyens, à préserver le secret des routes commerciales au-delà des Colonnes d’Hercule. Car l’intérêt grec pour la navigation atlantique s’était fait toujours plus insistant à mesure que les Grecs démythifiaient cet océan et qu’ils prenaient conscience, via les navigations phénico-puniques, des ressources commerciales qu’il recelait. D’autant que le périple a abordé des régions riches en minerais aurifères. Il paraîtrait invraisemblable que la mission punique ne se soit pas accompagnée de considérations marchandes. Dans tous les cas, la traduction du récit du Périple d’Hannon n’aurait pu se faire sans l’aval des autorités puniques, qui, d’une manière ou d’une autre, en auraient favorisé la diffusion par l’intermédiaire de sa traduction en grec, tout en préservant le secret des routes commerciales stratégiques. On est probablement en face du même cas de figure avec le récit du périple d’Imilcon qui raconte, d’après Pline l’Ancien, une expédition carthaginoise de quatre mois en direction du pays de l’étain, jusqu’aux îles Oestrymnides (Cornouailles, Irlande, Galice ?), où les monstres redoutables côtoient une nature luxuriante et hostile. Traduit en grec, d’après Festus Avienus, auteur latin du IVe siècle ap. J.-C. qui prétend s’être inspiré d’annales puniques, on ne lui connaît pas non plus d’original punique.
A quelle époque remonte le Périple d’Hannon ? Pline l’Ancien précise que ce voyage eut lieu alors que Carthage était florissante. On peut supposer, à partir de cette indication, plusieurs moments de l’histoire punique. On peut dès maintenant écarter une date haute comme le VIIe siècle, puisqu’il est improbable que Carthage ait été en mesure, déjà à cette époque, de déplacer des excédents de population ; la vraisemblance veut plutôt que ce voyage se soit déroulé à une époque où Carthage était une ville peuplée et en expansion. Et plutôt que de retenir la moitié du Ve siècle, date communément admise, où la métropole n’est pas encore en pleine expansion urbaine, on est plus sensible à une époque postérieure, comme les IVe-IIIe siècles : c’est en effet un moment où Carthage est maîtresse presque incontestée des réseaux commerciaux de la Méditerranée occidentale, et où elle commence à affermir sérieusement son assise africaine ; c’est également un temps de mutation urbaine de grande ampleur.