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De la défaite du Crimisos à la paix de 338
Timoléon en Sicile
Une fois les crises politiques surmontées à Carthage et à Syracuse, le contentieux militaire entre les deux cités reprend de plus belle. Les Syracusains sollicitent une aide de leur métropole, Corinthe : elle se matérialise assez rapidement par l’envoi d’une petite armée dirigée par le stratège Timoléon. De plus, l’alliance militaire conclue dans l’intervalle entre les parentes doriennes Syracuse et Tarente a de fait brisé la politique de blocus initiée par Magon autour du détroit de Messine et compliqué la tâche des Puniques dans la région. La réaction carthaginoise est à la mesure de la situation. Reprenant le thème de la liberté à son compte, Carthage entame une vaste campagne diplomatique dans l’île et au-delà, destinée à dénoncer le retour de la politique hégémonique syracusaine et le danger représenté par les mercenaires campaniens : établis dans l’île depuis la fin du Ve siècle, ces derniers venaient de se rendre maîtres de Catane et surtout d’Entella, une cité traditionnellement acquise à la cause de Carthage. Des alliances sont nouées avec certains tyrans de Sicile, dont le pythagoricien Hikétas de Syracuse – ami de Dion et qui fut un temps tyran des Léontins –, le plus à même de garantir la coexistence punico-grecque sur l’île. La vieille entente avec Rome, qui remonte à 509, est pragmatiquement renouvelée en 348, après que l’Urbs se fut définitivement imposée à la puissance étrusque entre 354 et 350. L’alliance romaine lui est d’autant plus indispensable que Rome s’apprête à déclencher les guerres samnites, jugulant ainsi d’éventuels renforts osques en Sicile. Une fois le réseau d’alliances établi, une imposante armée punique est dépêchée dans l’île en 345 sous les ordres d’Hannon le Navarque : 300 chars de guerre, 2 000 chars à deux chevaux et une flotte de 150 navires sont mis à la disposition du Carthaginois.
La région d’Entella est la première étape de l’expédition : sa campagne est ravagée et une petite armée de secours, envoyée par la cité de Galéria, anéantie. Mais Hannon le Navarque ne réussit pas à empêcher le débarquement en Sicile de Timoléon, lequel est parvenu à déjouer la vigilance carthaginoise à Rhegium. Cet échec lui coûte son poste, puisqu’il est remplacé par un nouveau stratège, un certain Magon. Timoléon s’est entre-temps solidement implanté à Tauroménium, où le roi Andromachos – le père de l’historien Timée – l’a accueilli à bras ouverts malgré l’ultimatum carthaginois à son sujet. De là, le stratège corinthien peut agir à sa guise : après un coup de main audacieux contre l’armée d’Hikétas en campagne autour d’Adranum, Timoléon, suite à un raid inopiné, réussit à occuper les quartiers de l’Achradine et de Néapolis, à Syracuse, en 344. La situation dans la cité grecque est à ce moment confuse puisque la citadelle est encore occupée par Denys le Jeune alors qu’Hikétas en maîtrise le reste. Magon fait alors investir le port de Syracuse : une flotte de 150 trirèmes et de 50 000 hommes vient ainsi en aide à son allié Hikétas. Mais cette démonstration de force ne réussit pas à desserrer l’étau autour d’Hikétas : la flotte punique est contrainte au retrait face à l’afflux de renforts obtenus par Timoléon de la part des Catanéens, surtout, et de Corinthe. Le stratège corinthien vient également de se faire livrer la citadelle de l’île d’Ortygie : pour cela, il consent à laisser filer Denys le Jeune avec sa fortune privée ; ce dernier négocie son exil à Corinthe, où il finit ses jours démuni et raillé par ses contemporains. De son côté, Magon paie chèrement l’échec de sa stratégie : il choisit de se suicider plutôt que d’être jugé et crucifié par le tribunal des Cent-Quatre.
La décision de lever le siège de Syracuse se révèle être un mauvais signal à destination des alliés du moment, et de ceux qui auraient été tentés de le devenir : elle décrédibilise la puissance carthaginoise, qui se montre ainsi fébrile et peu fiable finalement. De plus, elle permet à Timoléon de prendre l’initiative sur le terrain. Ce n’est plus Carthage qui dicte l’ordre du jour, mais bel et bien le stratège grec. Après avoir rasé la citadelle de l’île d’Ortygie, et tout ce qui symbolise le pouvoir tyrannique, Timoléon, désormais maître absolu de Syracuse, s’en va assiéger Leontium (342) où se sont réfugiés Hikétas et son armée. Sans succès. Il réussit néanmoins à s’emparer au passage d’Engyum. Puis, après avoir pillé la Sicile occidentale, se constituant ainsi un important trésor de guerre, il emporte la cité d’Entella, ce qui lui permet de perturber la connexion entre les régions de Panormos et Sélinonte dans la zone punique. Le ralliement à Timoléon de cités sicules et sicaniennes, traditionnellement acquises à la cause punique, incite Carthage à agir plus conséquemment, ne serait-ce que pour réparer l’erreur stratégique de Magon et revenir à une situation plus conforme à son statut de métropole en Sicile. Une armée composée de citoyens carthaginois et d’auxiliaires africains, renforcés par les habituels mercenaires ibères, celtes et ligures, est levée. Une flotte est constituée à grands frais. Le tout vient renforcer, à Lilybée, les forces puniques déjà présentes en Sicile. Preuve de la gravité de la situation, une unité d’élite, le « bataillon sacré », composé de plus de 2 500 jeunes nobles carthaginois, participe à l’expédition. C’est donc une grande armée de 70 000 fantassins et de 10 000 cavaliers, accompagnée par une flotte de 200 vaisseaux de guerre, d’après Diodore, qui se prépare à investir la Sicile orientale. Deux généraux ont été nommés à la tête de cette imposante armée, Amilcar et Asdrubal.
Timoléon, qui a réussi à obtenir la soumission et le retrait d’Hikétas à Leontium, décide de se porter au-devant de l’armée punique à la tête de ses troupes composées des Syracusains, de leurs alliés et des mercenaires osques. La rencontre a lieu sur les bords du Crimisos en 340. Les troupes grecques y surprennent l’armée punique en train de franchir le fleuve. La cavalerie grecque, dirigée par le lieutenant Démarètos, se charge de désorganiser les lignes ennemies, avant que le reste de l’armée grecque ne vienne porter l’estocade. Le centre grec, mené par Timoléon en personne, est constitué de troupes syracusaines et mercenaires, alors que les ailes sont garnies par les troupes alliées. Une fois son armée en ordre de combat, Timoléon fond sur le centre de l’armée punique, pendant que sa cavalerie se rabat sur ses flancs. Le combat fait rage lorsqu’un violent orage de pluie et de grêle, orienté vers la face de l’armée punique, éclate opportunément pour les Grecs confrontés au surnombre des troupes ennemies. Les eaux grossies du fleuve compliquent encore plus la tâche de l’armée punique. Et lorsque le « bataillon sacré » carthaginois, en première ligne, cède après une opiniâtre résistance, c’est la débandade. Ceux qui ne peuvent s’enfuir périssent noyés ou massacrés. Le « bataillon sacré » carthaginois, qui a vaillamment combattu, est décimé. L’armée punique laisse sur le champ de bataille plus de 12 000 tués et près de 15 000 prisonniers. L’immense butin constitué après le pillage de son camp est partagé entre les soldats.
La paix de 338
Dans le camp punique, c’est la consternation. Les débris de la grande armée rejoignent péniblement Lilybée, apportant avec eux le témoignage physique du désastre que vient de subir la cause punique. Les conséquences politiques ne se font pas attendre à Carthage : c’est sous la pression populaire que l’oligarchie au pouvoir est contrainte de rappeler de son exil, probablement grec, Gisco, le fils du malheureux Hannon le Grand. Vilipendés par la vindicte publique, les aristocrates carthaginois ne doivent leur salut qu’à la magnanimité de Gisco ben Hannon, qui, toutefois, ne se prive pas de les humilier au cours d’une déshonorante cérémonie. L’urgence est ailleurs pour Gisco, dont la mansuétude, en réalité, a pour objectif de renforcer ses positions à Carthage en jouant le thème de l’unité. Le but est d’optimiser ses chances en Sicile. Pressée par Hikétas et Mamercos, le tyran de Catane, inquiets de la dimension prise par Timoléon en Sicile, Carthage dépêche une nouvelle armée sous le commandement de Gisco ben Hannon. Le fils d’Hannon le Grand passait pour un homme de guerre remarquable, réputation probablement forgée au cours des expéditions africaines de son père. Le stratège punique prend soin, au préalable, de s’adjoindre, pour la première fois de l’histoire dans Carthage, des mercenaires grecs aux côtés des traditionnelles levées africaines et ibères. Sans doute est-ce la familiarité de Gisco avec le monde grec, acquise lors de son exil, qui a permis cet enrôlement.
Accompagnée d’une flotte de 70 vaisseaux de guerre, cette armée débarque évidemment à Lilybée. Le stratège punique se porte immédiatement vers l’est, où il remporte de convaincants succès sur les troupes de Timoléon près de Messine et de la cité de Iaitos, alors que ses alliés Hikétas et Mamercos subissent des revers respectivement près des fleuves Damyrias et Alabos. Parallèlement, une députation punique est chargée de faire fructifier les premières victoires de Gisco et de négocier au meilleur prix un traité de paix qui permettrait de sauver une situation compromise après le désastre du Crimisos. La diplomatie carthaginoise parvient, de fait, à conserver la frontière punique sur le fleuve Halycos, récupérant même Entella au passage. On peut légitimement s’interroger ici sur la « générosité » politique de Timoléon envers les Puniques, alors même qu’il venait de les écraser militairement et que la situation semblait à son avantage. Peut-être faut-il croire que cette victoire n’a pas été aussi décisive qu’elle le paraissait : Carthage, pratiquement dans la foulée, est en mesure de mettre sur pied une grande armée. Les succès de Gisco ben Hannon et la perspective d’un affrontement décisif, à quitte ou double contre le stratège punique, dont la réputation était connue des milieux avertis grecs, si l’on en croit les rapports de Plutarque, de Diodore et de Polyen, incitent Timoléon à la prudence. Les largesses diplomatiques de ce dernier peuvent également s’expliquer par sa sagesse : le salut grec ne pouvait se réaliser qu’à travers une pragmatique concentration de l’hellénisme dans la partie septentrionale de l’île. On le voit en effet s’évertuer – non sans avoir préalablement mis hors d’état de nuire son vieil ennemi Hikétas et son ex-allié Mamercos, tyran de Catane – à rassembler la Sicile orientale dans un hellénisme fédérateur face à une Sicile occidentale toujours plus punique. Timoléon réussit, de surcroît, à arracher à ses adversaires le droit pour les Grecs de l’éparchie punique à s’établir dans le domaine de Syracuse s’ils en émettent le souhait. Le traité de 338 interdit également aux Puniques de soutenir les tyrans de l’île en guerre contre Syracuse. Timoléon, plus que tout autre, avait compris que la principale force des Puniques en Sicile, finalement, résidait dans leur faculté à tirer le meilleur parti des luttes civiles et politiques à l’intérieur des cités grecques, des rivalités entre elles, mais aussi de leur méfiance à l’égard de Syracuse et de ses velléités impérialistes.