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Les réformes militaires
Les velléités d’attaques grecques contre Carthage décident la cité d’Elyssa à opérer de profondes réformes pour faire face efficacement à des défis et des menaces toujours plus précis. Le monde nouveau né des conquêtes macédoniennes et l’émergence irrésistible de la puissance romaine obligent donc la métropole à accélérer des programmes d’ajustement entamés des décennies auparavant pour adapter ses forces et sa perspective aux nouvelles contraintes méditerranéennes. Les longues guerres menées en Sicile et en Afrique débouchent, à partir du IVe siècle, sur une réelle restructuration des forces armées puniques. Même si l’utilisation des chars à faux, au moins jusqu’au premier tiers du IVe siècle, démontre qu’elles conservent, longtemps, des caractères archaïques, la mise en place d’un imposant système défensif, l’institutionnalisation du mercenariat et l’adoption de la disposition en phalange vont contribuer à réorganiser la manière de combattre des armées puniques. La structure des armées hellénistiques offre pour cela un modèle d’inspiration, notamment après les foudroyantes conquêtes d’Alexandre le Grand et le prestige qu’elles leur ont conféré.
Le mercenariat
Phénomène grec, dans la mesure où elle prit son essor surtout à partir de la guerre du Péloponnèse, l’activité mercenaire tend, dès la seconde moitié du Ve siècle, à se généraliser et à prendre de plus en plus d’importance dans les expéditions militaires des grandes puissances méditerranéennes. Attesté dans les armées carthaginoises au moins à partir de la seconde moitié du VIe siècle, à la suite des réformes militaires opérées par les Magonides, et bien que perpétuant une pratique déjà ancrée en Orient phénicien, le phénomène du mercenariat ne se développa vraiment qu’au IVe siècle à Carthage. C’est en effet au contact des armées grecques de Sicile, où ce phénomène prit un essor sans commune mesure à partir de l’expédition athénienne (fin Ve siècle), que Carthage finit par véritablement institutionnaliser l’usage du mercenaire ; Polybe peut dès lors affirmer, à l’époque de l’insurrection des mercenaires de l’armée carthaginoise (seconde moitié du IIIe siècle), la constance de l’enrôlement de troupes mercenaires dans les armées puniques. La pratique du mercenariat est facilitée en outre par l’absence, à Carthage, de liens structurels entre les droits politiques et les devoirs militaires, à l’instar de ce qui se passe ailleurs, dans le monde grec ou romain par exemple.
La pratique institutionnelle du mercenariat impliquait diverses régions avec lesquelles la métropole punique était en contact. Il faut ici faire la différence entre ceux qui combattaient en tant que mercenaires professionnels et ceux qui le faisaient en tant que sujets, alliés ou auxiliaires, différence que les sources littéraires ne nous aident pas à distinguer tant les confusions sont nombreuses : en tout cas, à Himère (480), l’armée punique comprenait des « mercenaires » libyens, ibères, corses, sardes, c’est-à-dire des soldats issus de régions où la domination punique ne faisait aucun doute. Ces « mercenaires » de l’aire d’influence punique étaient recrutés de manière régulière dans les armées puniques. Le recrutement de mercenaires issus de régions « indépendantes » de la domination punique était fonction des fluctuations politiques : celles-ci expliquent d’ailleurs l’évolution de l’origine géographique des peuples concernés. Ainsi, le recrutement lors des guerres siculo-puniques du IVe siècle repose en grande partie sur le marché campanien, mais aussi, d’une manière plus générale, italien : des Etrusques, des Samnites, puis, plus tard, des Bruttiens sont engagés lors des guerres contre Agathocle et Pyrrhos. Les Ligures et les Celtes, déjà enrôlés auparavant, sont de plus en plus sollicités à partir de la première guerre punique, Rome interdisant désormais à Carthage tout recrutement sur le sol italien. Mais c’est surtout dans le monde grec que Carthage va chercher à compléter ses effectifs. On assiste en effet, à partir de la seconde moitié du IVe siècle, au recrutement de plus en plus important de mercenaires hellènes, conséquence directe du renforcement de la présence punique dans la partie occidentale de la Sicile et de la constitution d’une véritable épikrateia : de fait, c’est à partir de la bataille du Crimisos (340) que l’on constate la présence toujours plus nombreuse de mercenaires grecs dans les armées puniques, à un moment où la mise sous tutelle romaine de la Campanie, sensiblement à la même époque, prive la métropole punique d’un important marché. Il n’est donc pas étonnant que les effectifs grecs de l’armée réunie par la métropole africaine soient quantitativement les plus importants de l’histoire militaire de la Carthage punique lors de la première guerre punique. Carthage saura profiter de cette source à une époque où ses finances étaient au mieux, comme le montre l’émission de monnaies d’or d’excellent aloi avant les guerres puniques. Cette politique de recrutement de mercenaires grecs est notamment trahie par l’iconographie des monnaies puniques diffusées en Sicile : celles-ci portaient souvent au droit un palmier lequel en grec se disait phoinix ; ce mot désignait justement les Phéniciens, bien que ces derniers ne se reconnussent nullement ainsi dans leur propre langue. Il s’agissait en fait d’un jeu de mots grec, une sorte de calembour destiné à être reconnu par ceux pour qui étaient principalement conçues ces monnaies, à savoir les mercenaires enrôlés par Carthage en Sicile.
C’est surtout avec le débarquement de Regulus en Afrique, donc, que les mercenaires grecs prennent une grande importance dans l’armée punique autant par leur nombre que dans la stratégie militaire avec l’arrivée du Lacédémonien Xanthippos et de ses hommes : l’importance et l’urgence de cette sollicitation nécessitent même l’émission exceptionnelle de pièces d’or puniques pour les payer1. La Sicile et la Grèce ont constitué les principales régions de recrutement, la première pour sa proximité géographique et la seconde pour le prestige militaire de ses combattants. La disponibilité d’hommes armés et prêts au combat en Grèce propre – témoignage de la bonne santé du marché grec des mercenaires à cette époque – facilite, du reste, cet emploi. L’enrôlement de condottiere était certainement le moyen le plus rapide et le plus efficace de constituer une troupe de mercenaires immédiatement opérante, dans la mesure où ce type de chef disposait généralement d’un groupe d’hommes structuré et habitué à évoluer sous ses ordres.
On assiste en effet, lors de la première guerre punique, à l’enrôlement de véritables techniciens de guerre grecs. S’agissait-il de ces condottiere issus d’un mouvement né au IVe siècle – vulgarisé à la suite de l’épopée d’Alexandre – et dont Timoléon fut le premier à introduire le concept en Occident ? Comme eux, les capitaines engagés par Carthage lors de la première guerre punique, tels l’Achéen Alexôn et le Spartiate Xanthippos, possédaient un charisme militaire suffisant pour pouvoir disposer de troupes professionnelles : il n’y a qu’à voir la manière avec laquelle Alexôn intervint auprès de ses mercenaires pour les empêcher de livrer Agrigente aux Romains lors de la première guerre punique. Mais si ces techniciens participent activement à ces conflits, leur rôle se cantonne toutefois à l’encadrement militaire. Xanthippos n’avait en réalité pas de pouvoir exécutif et apparaît subordonné aux ordres d’un état-major punique : l’ordre de bataille qu’il a adopté contre Regulus à Tunis n’est appliqué qu’après sanction de l’exécutif punique. Le spartiate agissait surtout comme un conseiller technique très expérimenté, chargé de l’entraînement et de la tactique militaire à adopter. Le départ de Xanthippos, tout de suite après la victoire contre Regulus, nous donne l’impression d’un homme venu accomplir une mission précise. En apportant la rigueur de la structure militaire hellénistique et en faisant prendre conscience aux Puniques du potentiel de leur armée, il apparaît, à la lecture de Polybe, comme le principal artisan du renouveau militaire punique. L’adoption de la disposition en phalange de type macédonien par les armées puniques en est une des conséquences majeures : les lignes d’infanterie serrées et compactes présentées lors des engagements militaires de Tunis (255) et du Bagradas (239) consacrent une tactique alors en vogue depuis l’épopée d’Alexandre le Grand. L’exercice punique put compter pour cela sur l’expérience des Libyens, qui avaient été utilisés comme phalangites en tant que mercenaires des monarchies hellénistiques. Avec le fameux « bataillon sacré », composé de citoyens-soldats sacrifiés à la bataille du Crimisos, mais probablement aussi lors de la première bataille engagée contre Agathocle en Afrique (310), on serait en présence d’un corps d’infanterie formé d’hoplites, comme on en voit se constituer, à la même époque, dans toutes les armées hellénistiques et prêt à être employé pour former le système en phalange. La tradition classique, reprise par l’historiographie contemporaine2, attribue même au Lacédémonien l’enseignement aux Puniques de la tactique de l’enveloppement. Le généralat punique ne semble pas, en effet, avoir utilisé cette manœuvre avant le milieu du IIIe siècle : lors du premier engagement livré, en Afrique, contre Agathocle (310), la cavalerie est placée devant l’infanterie lourde sur l’aile gauche.
Le recrutement de mercenaires était géré par le sénat, après que le général en eut manifesté la volonté : des sommes d’argent étaient ensuite allouées à des notables carthaginois, parfois des magistrats, pour leur enrôlement. Progressivement, ce sont les cadres militaires qui se chargèrent de lever des troupes. L’argent servait à l’équipement du soldat et à la fourniture de blé, et d’autres ravitaillements. Les relations d’amitié et d’alliances établies par Carthage, parfois par l’intermédiaire des cités phéniciennes présentes depuis longtemps dans les zones de recrutement, pouvaient jouer un rôle primordial dans l’enrôlement des mercenaires. Le spartiate Xanthippos, en revanche, aurait été envoyé par Sparte sur demande expresse du gouvernement carthaginois, d’après Appien. Le déplacement du stratège grec et de ses hommes en Afrique s’était effectué dans le cadre d’un traité entre la métropole africaine et Sparte, conformément à ce qui se faisait entre les régions pourvoyeuses de mercenaires grecs et l’acquéreur. Les troupes recrutées étaient le plus souvent réunies en Afrique, où elles recevaient une préparation, quand le temps le permettait, avant d’être envoyées sur les théâtres d’opérations. Excepté le cas épineux des Libyens, les mercenaires étaient le plus souvent engagés par contrat, qui durait, généralement, le temps d’une guerre. Alexôn, Xanthippos et leurs hommes semblent bien avoir établi de rigoureux contrats pour le mode et la durée de versement, puisqu’ils rentrèrent sans encombre après avoir rempli leur mission, même si certains passages malveillants de la littérature classique prétendent le contraire.
Le réaménagement militaire des armées puniques a un double mérite pour la politique de l’Etat carthaginois : il lui permet, dans un premier temps, de structurer ses armées en systématisant l’usage des mercenaires et des cadres grecs, à qui il confie l’organisation technique et tactique de ses armées. L’importance des effectifs mercenaires dans les armées carthaginoises permet, en outre, à la métropole punique de ménager sa politique mercantile, dans le sens où les citoyens purent se concentrer sur la bonne marche du commerce en même temps qu’elle facilitait le quadrillage territorial en Afrique du Nord et dans les provinces d’outre-mer. Seul l’état-major militaire, finalement, était marqué du sceau punique. L’usage du mercenariat à Carthage répondait donc surtout à des besoins structurels d’ordre interne, à un moment où la cité d’Elyssa investissait toujours plus dans des engagements militaires de longue durée.
Une professionnalisation de la direction militaire
La professionnalisation des corps d’armée puniques s’accompagne de celle de la direction militaire. Le généralat, à Carthage, était, jusqu’alors, étroitement surveillé par l’aristocratie au pouvoir. Celle-ci avait institué, vers le début du IVe siècle ou à la fin du premier tiers du IVe siècle, le tribunal des Cent, ou des Cent-Quatre, qui avait, entre autres compétences, celle de juger les activités militaires des généraux, à qui il était régulièrement demandé des comptes. Le sénat s’évertuait d’ailleurs à associer, aux commandes des armées puniques, deux généraux rivaux ou issus de familles rivales afin d’annihiler leurs ambitions : c’est ainsi qu’il opposa à Agathocle deux généraux rivaux, Hannon et Bomilcar. Il s’agissait là, en fait, d’une reprise en main du contrôle direct de la politique extérieure et militaire de la cité, que la vieille aristocratie carthaginoise avait laissé échapper – à une époque et pour des raisons qui demeurent encore floues – au profit de généraux aux pouvoirs élargis. L’institution de ce tribunal lui permit, en effet, de prévenir toute ambition politique venant de quelque général désireux de faire fructifier sa « baraka » militaire. Les institutions carthaginoises permirent donc à cette puissance oligarque de juguler toute velléité de pouvoir personnalisé, depuis la tentative de Malchus jusqu’à celles d’Hannon le Grand ou de Bomilcar. Par ailleurs, le contrôle du généralat permettait au pouvoir en place d’éviter les aventures guerrières particulièrement néfastes pour ses affaires commerciales.
Nous ne savons pas grand-chose de la formation militaire acquise par le généralat carthaginois avant les Barcides. Aristote nous précise que l’élection d’un magistrat à Carthage devait tenir compte non seulement du mérite, mais également de la richesse : les cadres militaires étaient donc choisis par le sénat parmi l’aristocratie. Rien ne nous indique cependant que le généralat punique ait alors fait l’objet d’une préparation spéciale en rapport avec la fonction à laquelle il était destiné. Les sources classiques nous renvoient plutôt l’image d’un commandement aux larges prérogatives (religieuses, militaires, politiques), nommé pour une mission donnée (guerre, expéditions punitives), avec toutefois la possibilité d’enchaîner ces missions : Asdrubal le Magonide avait cumulé, vers la fin du VIe siècle, jusqu’à onze « dictatures ». De même, les sources nous donnent l’impression d’une formation militaire acquise sur le tas ; d’autant que ce n’était pas forcément les meilleurs qui postulaient au généralat vu les dangers que représentait le poste : les punitions infligées aux généraux vaincus donnaient matière à réflexion. Dans tous les cas, la décision de faire ou non la guerre se décidant selon les intérêts commerciaux, il était normal d’en confier l’exécution à un représentant de la classe marchande au pouvoir. On constate toutefois, au moins à partir de la fin du IVe siècle, une certaine volonté de spécialiser le poste : d’une part, la fonction de chef militaire est désormais tenue distincte du suffétat, auquel elle semble avoir été liée jusqu’alors ; d’autre part, comme on l’a vu plus haut, l’état-major punique prend l’habitude de s’adjoindre les services de conseillers et de techniciens militaires grecs, la sphère hellénistique ayant opté, au moins depuis le milieu du IVe siècle, pour une professionnalisation de la guerre. Enfin, le développement de la masse monétaire donne à l’Etat les moyens de sa politique en facilitant l’enrôlement de troupes mercenaires.