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La marche vers l’Italie

Sur les pas de Milqart/Héraclès : entre propagande personnelle et universelle

Anticipant le déclenchement de la guerre avec Rome, Hannibal, magnanime, renvoie ses troupes dans leurs foyers au début de l’hiver 219, pour les retrouver reposées et s’assurer de leur disponibilité pour le début du printemps 218. Lui-même hiverne à Carthagène, où il peaufine son plan de campagne. Mais, avant de prendre la direction effective de ses troupes, Hannibal met un point d’honneur à symboliquement faire précéder son expédition par une sorte de pèlerinage au temple de Milqart à Gadès. Cette visite est vite apparue comme une manière de placer sa grandiose entreprise sous la protection bienveillante de la vieille divinité sémite, avant d’emprunter la via Heraclea : venant de Gadès, cette route commençait par remonter la vallée du Guadalquivir, puis traversait la région minière de Castulo et Linarès avant de rejoindre la côte sud-est de la péninsule pour prendre la direction de l’Italie à travers les Pyrénées, la côte gauloise et les Alpes. Asdrubal Barca reproduira le même rituel (visite à Gadès-route héracléenne) une dizaine d’années plus tard, lorsqu’il tentera de rejoindre son frère aîné en Italie vers 207 ; c’est de Gadès enfin que leur père, Amilcar Barca, entama la pacification de l’Espagne. On a d’ailleurs interprété le rituel du départ des armées puniques à partir de Gadès comme l’expression symbolique du caractère exceptionnel de la nouvelle entreprise ainsi entamée, et qui marquait une rupture avec ce qui s’était fait auparavant dans le domaine militaire. Le but était avant tout de rassurer les troupes sur la faisabilité de l’expédition d’Italie – à travers des terres inconnues peuplées de tribus farouches et belliqueuses – en la faisant reposer sur la bénédiction du héros. En désignant Milqart/Héraclès comme la divinité tutélaire de l’expédition, Hannibal choisit la mieux adaptée aux attentes de ses soldats ibères, africains ou celtes : la proximité fonctionnelle de Milqart/Héraclès avec leur divinités facilite le travail de propagande d’Hannibal, ce qui crée autour du jeune chef punique une aura et un charisme équivalents à ceux des capitaines hellénistiques. Cette idéologie, certainement encouragée par Hannibal lui-même, faisait en effet du général punique un être d’exception, un peu comme le modèle militaire de l’époque, Alexandre le Grand, tenu pour le descendant Héraclès, et, à sa suite, les monarques hellénistiques. De fait, les historiens d’Hannibal s’arrangent pour diffuser des récits extraordinaires comportant de prétendues interventions divines aux côtés du héros carthaginois. Un passage de l’historien grec Silénos – mentionné par Cicéron, qui dit le tenir lui-même de Coelius Antipater – développe la thèse selon laquelle le stratège punique, déporté en songe devant le conseil des Dieux, fut chargé par Zeus d’aller guerroyer en Italie, mené par un guide divin – très probablement le héros grec à la léonté. Tite-Live, repris par Valère Maxime, rapporte ce songe – fait, ici, avant le franchissement de l’Ebre au printemps 218 et sans mention de convocation devant un conseil divin – au cours duquel apparut à Hannibal « un jeune homme d’apparence divine qui, lui dit-il, avait été envoyé par Jupiter » pour lui servir de guide jusqu’en Italie et lui enjoignit de ne pas regarder derrière lui. La curiosité lui donna néanmoins un aperçu de la désolation – matérialisée par un énorme serpent dévastateur – qu’allait apporter son expédition en Italie.

Plus concrètement, l’emprunt par Hannibal de la via Heraclea pour son expédition italienne lui permet de poser ses pas dans ceux d’Héraclès. La geste mythologique du héros grec l’avait en effet mené de l’Extrême-Occident, où il avait terrassé le géant aux multiples bras Géryon, au Latium, après avoir traverser les Pyrénées et les Alpes ; et c’est au pied de l’Aventin, une des collines de Rome, qu’il affronta et tua le géant Cacus. En suggérant le rapprochement de son expédition italienne avec la geste du héros grec, Hannibal se pose en défenseur de l’ordre et renforce la propagande selon laquelle le combat qu’il mène contre Rome va opposer la civilisation à la barbarie. Cette littérature prohannibalienne mettant en scène Milqart/Héraclès permet la diffusion d’une propagande punique assimilable par le monde grec : en établissant un lien entre l’expédition d’Hannibal et la geste légendaire d’Héraclès/Milqart, Silénos légitime l’entreprise italienne du stratège et la rend conforme et réceptive à l’idéologie en vigueur dans l’opinion publique grecque.

Mais à côté de ces considérations stratégiques, quel rôle a pu jouer l’idéal hellénistique du chef favorisé par la Victoire – et, à travers cet idéal, l’exaltation de l’héroïsme, le prestige et la reconnaissance universels – dans le caractère offensif de l’entreprise barcide ? Car le récit des expéditions militaires barcides est incontestablement parcouru d’un souffle épique, celui qui avait transporté, en son temps, Alexandre le Grand ou Pyrrhos. L’écho des glorieuses entreprises de ces derniers a pu constituer une source de motivation. C’est d’ailleurs à travers le prisme des récits de ces grandes figures de la littérature hellénistique – dépeints comme frappés par la grâce et auréolés d’une gloire éternelle – que les Barca vont développer leur propre action. Plus que tout autre, Hannibal incarne le type du capitaine aventurier qui, nonobstant les obstacles à venir, se lance au cœur de l’adversité et de l’inconnu, sûr de sa « baraka » militaire que lui assure la bienveillance de Milqart/Héraclès. L’occasion est d’autant plus belle que le stratège punique est trop conscient de l’ascendant naval acquis par la marine romaine pour risquer un débarquement en Italie par voie maritime. Même mue par des considérations stratégiques, la fabuleuse entreprise d’Hannibal peut être interprétée comme la quête d’une gloire immortelle, relayée par une littérature épique alors en pleine expansion. Le Barcide, comme les rois hellénistiques, s’évertue d’ailleurs à immortaliser le souvenir de ses exploits en s’entourant d’historiens chargés de relater sa geste. Les nombreuses récriminations de Polybe contre cette littérature grecque prohannibalienne, prompte à entourer le personnage et l’action du Barcide d’une aura surnaturelle, montrent qu’elle fut particulièrement efficace. Le dépôt du récit de ses exploits dans le temple d’Héra/Junon Lacinia au cap Lacinion, près de Crotone, participe de cette propagande personnelle : l’utilisation du grec – la langue-véhicule de l’époque – et le choix d’un temple respecté du monde hellénique étaient destinés à en rendre la portée plus accessible et plus diffuse. Et il faut croire que cette attitude porta ses fruits, puisque l’image d’Hannibal Barca reçut un accueil favorable auprès de l’opinion publique grecque.

De Carthagène au Rhône

Une fois rassuré sur la bienveillance des principales tribus celtes, au-delà des Pyrénées, Hannibal quitte Carthagène à la tête de son armée pour atteindre l’Ebre en juin 218. Le franchissement du fleuve indique, de facto, le déclenchement de la deuxième guerre punique. Les farouches tribus de l’Espagne du Nord, comme les Bergusii, acquis à la cause romaine, ne facilitent pas l’avancée des troupes puniques, qui sont contraintes au combat. Ce n’est qu’au prix de pertes importantes qu’Hannibal parvient à sécuriser le territoire de l’actuelle Catalogne. La maîtrise de la jonction entre Carthagène et les cols des Pyrénées est un impératif stratégique, que le Barcide va confier à un de ses officiers, un certain Hannon, à la tête d’une troupe de 10 000 fantassins et 1 000 cavaliers. Le stratège punique se déleste également de 10 000 soldats ibères, jugés peu fiables, qu’ils renvoient dans leurs foyers, dont 3 000 Carpétans qui en avaient manifesté la volonté. C’est donc avec une armée de plus de 40 000 hommes, renforcée de 37 éléphants qu’Hannibal franchit les Pyrénées, non sans avoir préalablement contourné la région de la colonie grecque d’Ampurias. De là, vers la fin juillet 218, il longe la côte, au plus près du rivage, devant Ruscino (l’actuel Château-Roussillon), après avoir dû y rassurer les chefs des tribus gauloises locales inquiètes du passage de cette force armée. En un mois, vers la fin août 218, l’armée punique parvient à proximité du Rhône, à quatre jours de marche de la mer.

Entre-temps, les Romains ont dû gérer, au début de l’été 218, l’insurrection des Boïens, soutenus par les Insubres, galvanisés par la venue prochaine de l’armée punique. C’est que l’établissement récent des colonies romaines de Crémone et Plaisance, en Gaule Cisalpine, a amplifié le sentiment antiromain dans la région. Les colonies romaines sont attaquées dès fin juin 218 : l’armée du préteur Manlius Vulso, harcelée, doit opérer une retraite stratégique après avoir subi de sérieuses pertes.

Encerclée par les Gaulois, elle ne doit son salut qu’à l’intervention de l’autre préteur, Caius Atilius, accouru à la tête d’une légion empruntée à Publius Scipion. C’est ce qui contraint d’ailleurs le consul Scipion à entamer de nouvelles levées de troupes auprès des alliés, pour compenser la légion cédée à Atilius. Trois mois s’écoulent avant que le consul romain parvienne enfin à faire appareiller la flotte mise à sa disposition, durée dont profite grandement Hannibal. Longeant les côtes étrusques et ligures, la flotte romaine parvient au bout de cinq jours à la première embouchure du Rhône, non loin de son alliée Massalia. C’est à ce moment précis qu’elle apprend, à son grand désarroi, qu’Hannibal est à proximité du Rhône. Le stratège punique venait de déjouer les plans du consul romain qui pensait lui couper la route à sa sortie des Pyrénées ! Afin d’en savoir plus sur la position ennemie, celui-ci envoie aux nouvelles 300 cavaliers, guidés par des auxiliaires gaulois, pendant qu’il fait reposer le reste de son armée. Comme il est illogique que le stratège punique longe la côte, du fait de l’hégémonie marseillaise dans la région et du brigandage ligure, Scipion se laisse persuader que la traversée punique se fera entre Arles et Avignon, là où le passage du Rhône est le plus aisé, avant d’atteindre la plaine du Pô par la vallée de la Durance. De fait, Hannibal choisit bien de passer le Rhône aux alentours de son confluent avec la Durance. Tout le nécessaire a été préparé pour franchir le fleuve, lorsque les Volques, peuple celte de la région, viennent occuper la rive opposée, bien décidés à s’opposer à l’armée punique, sans doute à l’instigation de Massalia. Il charge alors son neveu Hannon ben Bomilcar – à la tête d’une troupe composée en grande partie d’Ibères – de remonter le fleuve, de le traverser et de se tenir prêt à tomber sur les arrières ennemis au moment voulu. Hannon parvient à destination au bout de deux ou trois jours. Alerté de la position de son neveu, Hannibal ordonne la traversée du fleuve à ses troupes, au moment même où Hannon s’empare du camp ennemi et fond sur l’arrière de ses premières lignes. Les Volques, pour éviter l’encerclement, prennent la fuite. Mille de leurs soldats gisent sur le terrain. Hannibal peut alors terminer la traversée du fleuve, particulièrement pénible à cause des 37 éléphants qu’il a emmenés avec lui. Le stratège profite de cette étape pour détacher un contingent de 500 cavaliers numides : ordre leur est donné d’apporter le maximum de détails sur la situation et les projets romains. Les Numides rencontrent sur le chemin la cavalerie dépêchée par Scipion. Plus lourdement équipée, celle-ci s’impose tant bien que mal : 200 cavaliers numides sont tués.

Du Rhône à la plaine padane

Ce revers, bien qu’insignifiant, conforte Hannibal dans sa certitude qu’il faut éviter tout combat avant l’arrivée en Italie ; d’autant qu’un roitelet gaulois, Magile, venu à sa rencontre, lui promet toute l’aide voulue pour son expédition italienne, à commencer par le franchissement du massif alpin. Le renfort de guerriers gaulois promis permet en outre d’espérer ménager, un temps, les précieux effectifs libyens et ibères. Eviter la confrontation avec l’armée de Scipion, qui aurait été coûteuse également en terme de temps, nécessite donc un stratégique détour vers le nord, c’est-à-dire vers des voies à travers les Alpes bien plus contraignantes que celles qui prolongent la vallée de la Durance pour atteindre le col du Mont-Genèvre. L’armée punique se porte donc jusqu’au confluent que forme le Rhône avec l’Isère. Là, Hannibal arbitre opportunément, en faveur de l’aîné, un conflit opposant deux frères prétendants au trône des Allobroges. Ce choix pragmatique lui garantit des provisions, des fourrures et une escorte armée jusqu’au pied des Alpes, après avoir traversé la vallée intra-alpine de la Maurienne. Voyant que les Puniques refusent le combat, Publius Scipion, plutôt que de se lancer dans une poursuite hasardeuse – et pris de cours par le chemin choisi par Hannibal –, décide de retourner en Italie, non sans avoir, au préalable, confié la plus grande partie de son armée à son frère Cnaeus Scipion à qui, finalement, il délègue son imperium : ce dernier est chargé de porter la guerre contre Asdrubal Barca en Espagne, pendant que lui-même organisera la défense de la plaine du Pô, priorité de la stratégie romaine dans l’immédiat.

La voie adoptée par Hannibal à travers les Alpes pour atteindre l’Italie continue encore de diviser les spécialistes, partagés entre le passage par le col Clapier et celui empruntant le col du Petit-Mont-Cenis. Toujours est-il que les Puniques traversent péniblement, en deux semaines, les grands cols des Alpes au début de l’hiver 218, dans des conditions climatiques forcément défavorables. Le harcèlement des tribus peuplant les régions situées au pied et en dedans des Alpes complique davantage leur tâche. Hannibal doit s’employer pour sortir de situations périlleuses. Les Puniques n’atteignent finalement la plaine du Pô qu’au prix de pertes importantes. L’armée d’Hannibal ne compte plus que 20 000 fantassins – 12 000 Africains et 8 000 Espagnols – et 6 000 cavaliers à son arrivée en Italie. Les différentes garnisons laissées le long de la via Heraclea, les désertions, ainsi que les pertes enregistrées lors de la traversée – à marche forcée – de la Gaule et, surtout, des Alpes expliquent en grande partie la diminution des effectifs puniques en ce laps de temps relativement court. Hannibal commence évidemment par faire reposer ses troupes, exténuées par une si éprouvante traversée. La situation n’est pas telle qu’il l’espérait. Il s’attendait au ralliement de toute la plaine du Pô, d’où il aurait pu tirer les renforts et les ravitaillements souhaités. Au lieu de cela, il constate qu’il ne dispose réellement que du soutien de la moitié de la plaine : les Cénomans et les Vénètes, à l’est, lui sont hostiles ; au sud, les Ligures demeurent attentistes, tout comme les Insubres. Quant aux Boïens, sur lesquels Hannibal fonde de grands espoirs, leur territoire demeure menacé par les récentes installations coloniales romaines, comme Plaisance. Cette situation décide Hannibal Barca à passer à l’action : voyant que les renforts gaulois attendus tardent à se décider, que ce soit par crainte des Romains ou par défiance des Puniques, le stratège emporte la capitale des Taurinii et fait exécuter tous ses défenseurs, entraînant le ralliement forcé des tribus voisines. Conscient que cela ne suffira pas à convaincre l’ensemble des tribus gauloises, Hannibal cherche alors à provoquer ces ralliements par une persuasion psychologique : démontrer son ascendant militaire sur les Romains. L’impatience de Publius Scipion d’arrêter la progression punique va lui en offrir l’occasion. Après avoir gagné Pise par mer, et traversé l’Etrurie à la tête d’un petit détachement, le consul romain prend la tête des légions romaines qui combattent les Boïens, sous les ordres des préteurs Manlius Vulso et Atilius, et installe son campement à Plaisance, au sud du Pô.