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Agathocle ou le mirage de l’« Alexandre occidental »
A la conquête du territoire africain de Carthage
La délicate situation dans laquelle se trouve Agathocle le contraint à adopter un plan d’une audace qui n’a d’égale que sa féroce ambition. Alors que les Puniques commencent le siège de Syracuse, il prend la décision de transporter le champ de bataille en Afrique, qu’il escompte surprendre, assoupie qu’elle est par des décennies d’accalmie et de prospérité : il espère ainsi desserrer l’étau autour de Syracuse – de toute façon bien gardée par une forte garnison confiée à son frère Antandre –, piller les riches contrées du domaine de Carthage et obtenir le soutien des Libyens en suscitant leur rébellion contre le joug exercé par la métropole punique. Sa réussite dépasse ses plus folles espérances : après avoir déjoué la vigilance de la flotte punique qui bloque le port de Syracuse, Agathocle, accompagné de ses deux fils Archagathos et Héraclide, réussit à prendre la haute mer à la tête d’une escadre de 60 vaisseaux et à atteindre – in extremis, car talonné par la flotte punique – les côtes africaines en août 310, après une harassante course-poursuite de sept jours. Il débarque sur une grève située entre Dagla et Mraissa (les antiques Missua et Siminina), sur la côte septentrionale du cap Bon, et de là repousse au large, par une vigoureuse attaque, la flotte carthaginoise. Puis, pour responsabiliser ses soldats et les mettre devant le fait accompli, il fait brûler ses propres vaisseaux, arguant d’une promesse faite aux dieux dans le cas où il aurait réussi son entreprise. Le message est clair : faire résolument face à l’ennemi et choisir entre la victoire et la mort ! C’est là une vulgate de l’histoire universelle puisque le général berbère Tariq Ibn Zyad réalisera, un millénaire plus tard, la même action pour galvaniser ses troupes dans la perspective de la conquête de l’Espagne.
Les Carthaginois n’ayant prévu aucune force pour protéger cette partie de leur territoire, le tyran de Syracuse peut dès lors piller sans aucune opposition les riches domaines de la région que Diodore de Sicile (XX, 8) nous décrit dans un passage célèbre : « Tout le pays intermédiaire, qu’il fallait traverser, était entrecoupé de jardins et de vergers arrosés par de nombreuses sources et par des canaux. Des maisons de campagne bien construites et bâties à la chaux bordaient la route et annonçaient partout la richesse ; les habitations étaient remplies de tout ce qui contribue aux jouissances de la vie, et qu’une longue paix avait permis aux habitants de mettre en réserve. […] En un mot, dans ces lieux se trouvait accumulée cette opulence variée des propriétaires les plus distingués de Carthage. » Il s’empare ainsi de Megalepolis, probablement l’actuelle Kerkouane, qu’il livre au pillage, puis se dirige vers Tynès la Blanche – à distinguer de Tunis, prise plus tard –, qu’il emporte. A Carthage, c’est la panique tant les rumeurs les plus folles courent sur l’état des choses : on croit même un instant que les troupes d’Amilcar ben Gisco ont été défaites en Sicile. Une fois rassuré, le sénat nomme dans l’urgence deux commandants des armées, dont Bomilcar, le neveu d’Amilcar l’Hannonide. On lui adjoint un certain Hannon, membre d’une famille rivale. Le but est évidemment de museler toute ambition politique, d’autant que Bomilcar est soupçonné de vouloir accéder à la tyrannie.
Le temps presse : Agathocle continue ses ravages, le mécontentement local gronde et va retomber sur Carthage. Une armée de 40 000 fantassins et de 1 000 cavaliers, renforcée par 200 chars, est finalement mise sur pied. Puis, sans même attendre les renforts alliés africains, l’armée carthaginoise se porte au-devant de l’ennemi et, après avoir occupé une colline aux environs de Tunis, se met en ordre de bataille. Agathocle choisit soigneusement le terrain, de manière à gêner les mouvements de la phalange ennemie. Hannon commande l’aile droite et le bataillon sacré composé de jeunes nobles carthaginois, alors que Bomilcar dirige l’aile gauche. La phalange dut s’adapter au terrain et prit de la profondeur à défaut de pouvoir se déployer ; la cavalerie et les chars, postés devant la phalange, reçurent l’ordre de déclencher les hostilités. En face, Agathocle déploie son armée en circonstance : il prend le commandement de l’aile gauche formée de sa garde et de 1 000 hoplites, face au bataillon sacré carthaginois, alors que son fils Archagathos se met à la tête de l’aile droite composée de 2 500 hommes. Cinq cents archers et frondeurs sont partagés entre les deux ailes. Le centre grec comprend 3 500 Syracusains, 3 000 mercenaires grecs et 3 000 Samnites, Tyrrhéniens et Celtes.
L’attaque des chars puniques est contenue par les balistes grecques alors que les fantassins grecs résistent efficacement à la cavalerie punique. Les centres de chaque armée peuvent alors en découdre dans un choc engagé entre les phalanges. Le bataillon sacré carthaginois combat héroïquement au milieu de la mêlée, bousculant sérieusement l’armée d’Agathocle ; la détermination d’Hannon est telle qu’il trouve la mort prématurément. Cet événement a pour conséquence de revigorer les forces grecques, et Bomilcar choisit opportunément de retirer ses troupes d’un champ de bataille qui ne semblait pas favorable aux manœuvres puniques. Le bénéfice est en fait double pour lui : préserver des forces intactes pour la suite de la guerre et maintenir une pression suffisante sur le sénat carthaginois, qui servirait à terme ses ambitions futures. De fait, les pertes de part et d’autre sont limitées : 200 du côté grec et plus de 1 000 du côté punique, d’après Diodore, 3 000 pour Justin. Ce revers inquiète la métropole, qui sollicite Amilcar ben Gisco pour qu’il lui envoie des secours. Ce dernier tente bien d’utiliser les armatures d’airain de la flotte consumée d’Agathocle – qu’on lui avait fait parvenir d’Afrique – afin de faire croire aux Syracusains que la flotte et l’armée d’Agathocle avaient été détruites : le but est évidemment de décourager ainsi les défenseurs de la cité grecque. Le stratège ne reçoit pour réponse que le bannissement de ceux – au nombre de 8 000 – qui feignent de croire à ce subterfuge. Face au refus des responsables de Syracuse de se rendre, Amilcar vient mettre le siège devant la métropole sicilienne. L’échec d’une tentative d’assaut le décourage et il se résout enfin à envoyer un détachement de 5 000 hommes pour renforcer la défense de Carthage. Ce renfort n’est pas de trop, le succès d’Agathocle près de Tunis ayant eu pour effet le ralliement, de gré ou de force, des cités proches de Carthage, dont Tunis. Puis, après avoir renforcé son camp dans cette cité, le Syracusain se dirige vers le sud pour amasser un butin et tenter de soulever les Libyens. Néapolis (Nabeul), Hadrumète (Sousse), Thapsus (Bekalta) ainsi que plusieurs autres cités de la Byzacène tombent et Agathocle finit par obtenir l’alliance du roi des Libyens, Elymar.
Entre-temps, les Carthaginois ont profité de l’absence du tyran pour vaincre un corps d’armée et s’emparer du camp syracusain, mais ils ne réussissent pas à emporter Tunis. L’arrivée des renforts de Sicile et l’enrôlement d’auxiliaires libyens relancent l’offensive carthaginoise qui insiste devant la cité de Tunis. Agathocle, qui en a fini avec la Byzacène et a projeté ses troupes vers l’ouest du territoire carthaginois, revient sur ses pas et tombe à l’improviste sur les troupes puniques devant Tunis. Agathocle tue 2 000 hommes et fait des milliers de prisonniers. Ce succès, ajouté à la défaite d’Elymar, qui s’était retourné contre lui, consacre ses positions en Afrique. L’annonce de la défaite d’Amilcar ben Gisco sous les murs de Syracuse en 309 finit de plonger Carthage dans le doute. Une tentative d’assaut par surprise de la métropole grecque mal négociée, car éventée, a en effet raison du valeureux stratège punique : Amilcar, qui ne peut s’extraire du piège dans lequel il s’est laissé enfermer, est fait prisonnier et livré à la foule, avant d’être décapité ; sa tête est envoyée en trophée à Agathocle en Libye. Les restes de son armée réussissent tant bien que mal à se rallier sous les ordres de Dinocrate, le banni syracusain, et des seconds d’Amilcar. Agathocle, comblé par ce succès inespéré en Sicile, tente bien de décourager les défenseurs de Carthage en leur exhibant la tête d’Amilcar ben Gisco. En vain. Car malgré la douleur que leur cause la perte du glorieux général, auquel ils rendent les honneurs, les Carthaginois persistent dans leur lutte, forts du caractère inexpugnable de leurs défenses ; d’autant qu’une sérieuse sédition parmi les troupes d’Agathocle leur offre l’occasion de reprendre la main. Croyant avoir réussi à débaucher une partie des troupes grecques, les Carthaginois se laissent approcher ; mais Agathocle, ayant entre-temps rétabli la situation, se sert de ce fâcheux épisode pour tromper les Puniques et leur tombe dessus à un moment opportun. La victoire qu’il obtient ainsi par la ruse calme un temps ses troupes. Il parachève ce succès, en 308, par une autre victoire sur une armée punique envoyée en Numidie sécuriser sa principale source d’enrôlement militaire. Cette victoire lui offre l’occasion de se débarrasser par la même occasion d’une unité de cavaliers grecs et syracusains opposés à son pouvoir. Dirigés par un certain Clinon, ils s’étaient ainsi engagés sous la bannière punique : ils étaient déjà établis sur place au moment du débarquement du tyran syracusain en Afrique. C’est d’ailleurs à l’oppressante tyrannie d’Agathocle que nous devons le plus d’attestations littéraires concernant la présence, à Carthage, de réfugiés politiques syracusains. Le grand-père grec sicilien d’Epicyde et d’Hippocrate, membres de l’état-major d’Hannibal Barca, fut accueilli à Carthage après avoir, d’après Polybe, fomenté un complot contre le fils du même Agathocle.
L’épisode Ophellas
Les succès d’Agathocle demeurent néanmoins stériles puisqu’il ne dispose pas d’une armée suffisante pour soumettre définitivement les Carthaginois. Aussi se décide-t-il à donner à son expédition un caractère hellénistique, puisqu’il sollicite l’aide des Ptolémées à travers Ophellas, leur gouverneur de la Cyrénaïque. Arrêtons-nous un instant sur les événements survenus dans les régions frontalières à la zone d’influence carthaginoise et la Cyrénaïque. Le ralliement de la Libye grecque, Cyrène en tête, sous la bannière macédonienne en 331, a marqué en quelque sorte un jalon géographique pour de futures conquêtes vers l’ouest, c’est-à-dire en direction de la zone d’influence punique. De fait, la mainmise sur l’Egypte par un des lieutenants d’Alexandre le Grand, Ptolémée, le fondateur de la dynastie des Lagides, va tout de suite se traduire par des prétentions sur la Cyrénaïque. Le prétexte sera fourni par l’instabilité politique à Cyrène et les événements qui vont en découler. Confinée au territoire de la cité grecque, cette instabilité finit par prendre une autre dimension avec l’intervention de l’aventurier spartiate Thibron. Sollicité par un groupe de démocrates cyrénéens exilés, car opposés à la faction aristocrate au pouvoir à Cyrène, le Spartiate débarque sur la côte africaine à la tête d’un corps de mercenaires, s’empare d’Apollonia, vainc les Cyrénéens et met le siège devant la métropole grecque. Afin de fédérer autour de son action, il cherche aussitôt des alliances avec Barca et Euhésperides (faubourg de Benghazi) dans la perspective d’une guerre contre les territoires sous influence punique. Mais les exactions commises par Thibron finissent par mettre tout le monde d’accord contre lui, et notamment les Cyrénéens. Pour faire face au péril, ceux-ci – démocrates et aristocrates – s’entendent pour solliciter l’appui punique et libyque plutôt que celui du satrape d’Egypte, Ptolémée : bien trop conscients des conséquences de l’aide du Macédonien sur la souveraineté cyrénéenne, les Grecs de Cyrène sont assurés de revenir, avec Carthage, à une situation de statu quo antérieure à Thibron. Il n’est plus question pour Cyrène de se laisser embarquer par la politique belliqueuse de l’usurpateur spartiate contre Carthage. Les relations qu’entretient l’Etat carthaginois avec Cyrène s’étaient stabilisées dès lors qu’avaient été définies les aires d’influence aux confins des frontières sahariennes puniques, vers le milieu du IVe siècle, à la suite d’une guerre illustrée par l’épisode des frères Philènes. Les Carthaginois, considérant la cité grecque comme une indispensable zone tampon avec l’Egypte lagide, acceptent de soutenir les Cyrénéens. L’entente est même matérialisée par une émission de monnaies cyrénéennes représentant, sur le revers, le silphion à côté du palmier, emblème punique par excellence. Mais la coalition est vaincue par Thibron, qui vient aussitôt mettre le siège devant la métropole grecque. Un conflit interne dégénère entre démocrates et aristocrates et aboutit à l’exil de ces derniers. Les exilés finissent par solliciter l’aide de Ptolémée : celui-ci, saisissant l’occasion, dépêche une armée sous les ordres d’Ophellas, un ancien cadre de l’armée d’Alexandre le Grand, qui vainc Thibron et ses alliés de circonstance, les démocrates cyrénéens, et finit par soumettre la Cyrénaïque à l’autorité ptolémaïque. C’est au nom de Ptolémée Ier qu’Ophellas dirige Cyrène. L’Empire lagide est désormais limitrophe des territoires soumis à l’autorité punique.
Reprenant à son compte l’esprit d’expansion si cher à son maître Alexandre, Ophellas, régent de la Cyrénaïque grecque de 322 à 309, développe alors une politique agressive à destination de l’aire carthaginoise. Celle-ci se matérialise très vite par une extension du territoire cyrénéen vers l’ouest : la frontière occidentale, d’après Strabon, est désormais marquée par la tour d’Euphrantas, à 200 kilomètres de l’ancienne frontière fixée quelques décennies plus tôt à l’autel des Philènes. Bien que manifestant des velléités d’autonomie par rapport à Ptolémée Ier, il semble bien que cette politique expansionniste a été soutenue par le royaume lagide. C’est ce qui explique la retenue de Carthage face à ces empiétements : la métropole punique, engagée militairement en Sicile, est prête à faire des concessions en Tripolitaine plutôt que d’avoir à gérer deux fronts qui lui seraient fatals. Les liens étroits d’Ophellas avec la cité d’Athènes, ses prétentions maritimes ainsi que le canal diplomatique entretenu avec Carthage démontrent que le régent de Cyrène développe en effet une politique toujours plus ambitieuse vers l’ouest.
Cette ambition va très vite rencontrer celle d’Agathocle. Ce dernier sait qu’il ne peut rien tenter contre Carthage tant que celle-ci a la maîtrise des mers ; aussi, espère-t-il le concours de la flotte ptolémaïque pour bloquer le ravitaillement de la métropole africaine : le but est de l’asphyxier en opérant un blocus terrestre et maritime. Agathocle s’occuperait des opérations terrestres et Ophellas des actions maritimes. En échange de son soutien contre Carthage, le tyran promet la Libye tout entière au pouvoir lagide, qui compte y installer une colonie, tandis que lui se contenterait de la Sicile. Bien en vue à Athènes – alors sous le joug macédonien –, où il dispose de solides relations, Ophellas réussit à enrôler des mercenaires en Grèce. De fait, c’est Cassandre, le roi de Macédoine, qui l’aurait encouragé à attaquer Carthage aux côtés d’Agathocle. Considérant cette intervention politique macédonienne comme une ingérence dans son aire d’influence africaine, Alexandrie refuse la participation de la flotte lagide à l’expédition contre Carthage. Le meurtre d’Ophellas par Agathocle (308) semble d’ailleurs satisfaire les Ptolémées, puisqu’ils ne réagissent pas à l’élimination de leur lieutenant. En réalité, c’est surtout la perspective de la constitution d’un empire grec d’Occident à côté de l’Empire lagide qui inquiète les Ptolémées, d’autant que ces derniers abandonnent progressivement la vision expansionniste héritée d’Alexandre le Grand – s’ils en eurent une – au profit d’une consolidation politique de leur assise régionale.
Toujours est-il que c’est à la tête d’une armée de plus de 10 000 fantassins et 600 cavaliers, renforcée par 100 chars, qu’Ophellas prend la route de Carthage. Des milliers de personnes accompagnent cette armée, décidées à aller faire fortune en Afrique par l’acquisition de terres, conformément à la politique de fondations coloniales pratiquée par Alexandre le Grand. Après une éprouvante marche de deux mois, qui le voit traverser le désert libyen, Ophellas parvient à rejoindre Agathocle en 308. Le tyran, tout comme Ophellas probablement, n’a en réalité nullement l’intention de partager les bénéfices d’une probable victoire finale. Du reste, les choses ne se sont pas passées comme Agathocle l’espérait : la flotte ptolémaïque brille par son absence alors qu’Ophellas exerce de surcroît un commandement terrestre. C’est la raison pour laquelle Agathocle, dès que l’occasion se présente, fond sur le camp se son allié, installé non loin du sien, et élimine le stratège macédonien. Le gain est double pour lui : enrégimenter les troupes de l’aventurier grec, et donc renforcer ses forces contre Carthage, tout en gardant pour lui seul la totalité des dividendes d’une potentielle victoire sur la métropole africaine. La situation devient plus compliquée pour Carthage, qui doit faire face, cette fois-ci, à deux armées expérimentées.
C’est pourtant le moment que choisit Bomilcar pour concrétiser ses ambitions politiques. Le stratège est convaincu que la cité ne trouvera son salut qu’aux mains d’une direction centralisée, aux pouvoirs étendus pour optimiser ses chances de succès. Il considère le régime oligarchique comme incapable de faire face efficacement au danger constitué par Agathocle. Les nombreux revers subis par Carthage l’encouragent donc à prendre son destin en main. Après avoir réuni à Mégara (La Marsa/Gammarth), le jardin de Carthage, un corps de 4 000 mercenaires encadrés par 500 citoyens tout acquis à sa cause, Bomilcar passe à l’action. Lançant ses troupes dans les rues de la ville, il se proclame souverain de Carthage. Mais son coup de force, visiblement mal préparé, est finalement contenu par la résistance acharnée du peuple carthaginois. Bomilcar est jugé et crucifié sur ordre du sénat. Cette crise interne est gérée à temps. Agathocle venait à peine de régler le cas d’Ophellas ; il n’a donc pas eu le temps de saisir l’occasion qui venait de se présenter à lui. Il ne lui reste plus qu’à poursuivre sa politique d’encerclement de la métropole, avec l’espoir de la priver de ses ressources et de ses alliés. Il s’empare ainsi, en 307, d’Utique, qui vient de se révolter, puis, après une victoire navale, d’Hippo Akra (Bizerte). Agathocle se rend ainsi maître de la plupart des cités du littoral et de l’arrière-pays du territoire de Carthage ; des alliances sont même nouées avec des tribus numides.
Le retour d’Agathocle en Sicile
Entre-temps, en Sicile, la déroute des Carthaginois devant Syracuse et la situation même de la métropole grecque, affaiblie par des années de guerre, incitent Agrigente à saisir cette occasion unique pour enfin s’affirmer en Sicile : mobilisant les cités grecques sur le thème de la liberté, les Agrigentins réussissent à rallier à leur cause les Géléens et les habitants d’Enna, avant de s’attaquer aux places fortes de l’épicratie punique, mais aussi du domaine de Syracuse. De nombreuses villes sont déclarées libres par Xenodokos, le stratège des Agrigentins, suscitant des velléités d’indépendance dans toute la Sicile. Le danger se précise sur les arrières d’Agathocle, qui s’est, dans l’intervalle, déclaré roi, à l’instar des diadoques, les successeurs d’Alexandre le Grand dans l’Orient hellénistique. Ni une ni deux, le nouveau roi de Syracuse s’embarque pour la Sicile avec une troupe de 2 000 hommes, laissant le reste de son armée sous le commandement de son fils Archagathos. Agathocle vient à peine de débarquer en Sicile, à Sélinonte, que la nouvelle de la défaite finale des Agrigentins lui parvient. Il s’attelle néanmoins à faire rentrer dans les rangs les cités qui se sont déclarées indépendantes : Héracléa Minoa, Thermae, Cephalidium, Apollonia. Mais il doit s’incliner face à Dinocrate, le chef des bannis syracusains : ce dernier a repris à son compte l’élan libérateur initié par Agrigente et a ainsi réussi à réunir une armée de 20 000 fantassins et 1 500 cavaliers. Agathocle n’est plus en mesure d’affronter ses rivaux en Sicile.
En Afrique, ses intérêts ne se portent pas mieux. Son fils Archagathos a, au début, remporté quelques succès : les premières expéditions menées par son lieutenant Eumachos en Haute-Libye (nord-ouest de l’actuelle Tunisie) aboutissent à la soumission de ses plus grandes cités, Thugga et Akris entre autres, et à la constitution d’un riche butin de guerre. Mais la contre-attaque de Carthage est foudroyante. Trois armées, comptant au total plus de 30 000 hommes, sont constituées, avec pour chacune d’elles un terrain d’action précis : la première, commandée par Adherbal, doit défendre les emporia de la Byzacène et du cap Bon ; la deuxième, dirigée par Hannon, les domaines agricoles de l’arrière-pays, c’est-à-dire les territoires de Zeugei et Muxsi ; enfin la troisième, menée par Imilcon, les territoires de la Tushkat et de Gunzuzi. Les buts recherchés sont clairs : élargir le front militaire afin de diviser les forces ennemies, montrer aux alliés et aux tributaires qu’ils peuvent compter sur la puissance de Carthage afin de les éloigner de la tentation ennemie et enfin préserver les sources d’approvisionnement alimentaire et les voies commerciales maritimes et terrestres. Il était temps, la disette guettant à Carthage et les liens avec les alliés et les tributaires se distendant toujours plus. La stratégie carthaginoise se révèle payante puisque Archagathos, épaulé par ses lieutenants Eumachos et Aeschrion, est contraint de diviser ses forces en trois corps. Hannon s’acquitte de sa mission avec succès : il parvient à surprendre et à vaincre Aeschrion, qui laisse sur le terrain 4 000 de ses soldats et des milliers de prisonniers grecs. Imilcon, quant à lui, doit user pour venir à bout de l’habile Eumachos en Haute-Libye, d’un efficace stratagème. Suivant de près son ennemi, il le contraint à la bataille, non sans avoir préalablement cantonné la moitié de son armée dans une ville avec ordre de fondre sur les troupes ennemies lorsque ces dernières seraient suffisamment proches de ses murs. Engageant résolument le combat contre les troupes d’Eumachos, Imilcon feint la panique et réussit à entraîner les Grecs dans une course-poursuite en direction de la ville-refuge. Le plan réussit à merveille et le piège se referme sur l’armée grecque qui est décimée : sur les 9 000 soldats de l’armée d’Eumachos, une centaine seulement échappent au massacre. Archagathos, abattu par ces défaites et lâché par ses alliés locaux de circonstance, est contraint de se retrancher à Tunis avec son armée et les débris de celles de ses lieutenants, tous tués au combat. Le camp grec doit désormais gérer un véritable blocus terrestre et maritime : pendant qu’Adherbal – qui s’était jusque-là employé à pacifier le littoral de l’Etat carthaginois – verrouille la zone sud-est de Tunis, Imilcon s’attelle à contrôler les entrées nord-ouest. Seul le retour d’Agathocle, sollicité en ce sens par un fils découragé, est susceptible de sauver les Grecs de ce mauvais pas.
Agathocle, ballotté en Sicile, décide de forcer le blocus que lui impose la maîtrise maritime punique. Confiant les opérations terrestres à son lieutenant Leptine – le vainqueur de l’Agrigentin Xenodokos –, le roi de Syracuse équipe 17 vaisseaux au long cours dans l’optique d’un proche débarquement en Afrique. Puis, renforcée par 18 navires étrusques, cette escadre réussit, en 307, à mettre en déroute une patrouille navale carthaginoise de 30 vaisseaux au large des côtes siciliennes. Ce succès, en même temps qu’il permet la reprise du ravitaillement de la métropole grecque, a pour effet de redistribuer les cartes en Sicile. Profitant de l’instabilité politique à Agrigente, Leptine ravage le territoire de la cité rivale et vainc une seconde fois Xenodokos, qui doit se réfugier à Géla pour échapper à la colère de ses concitoyens. La situation assainie en Sicile, Agathocle peut enfin prendre le large, non sans avoir, encore une fois, mis hors jeu les notables les plus susceptibles de nuire à sa tyrannie en son absence.
Le traité de paix de 306
Arrivé en Afrique, Agathocle prend aussitôt l’initiative des combats. A la tête d’une armée de 22 000 fantassins – composée de 6 000 Grecs, 6 000 Celtes, Samnites et Etrusques, 10 000 Libyens –, 1 500 cavaliers et 6 000 chars libyens, il s’avance au-devant de l’armée ennemie, campée sur une hauteur près de Tunis. Le roi syracusain décide d’abord d’organiser un blocus pour isoler le camp punique. Mais, lassé, il se décide finalement à attaquer l’ennemi frontalement. Grave erreur. Mise en difficulté par le relief et assaillie par le nombre, l’armée d’Agathocle, après avoir un temps résisté, lâche prise et ne parvient à se réfugier dans son camp qu’au prix de sévères pertes. Lâché par les Libyens, qui désertent en masse vers le camp punique, Agathocle, tirant les conséquences de sa défaite, se résout à quitter l’Afrique. La maîtrise maritime étant punique, il décide de s’enfuir en catimini pour espérer échapper à la vigilance des patrouilles ennemies, mais aussi à celles de ses propres troupes, qu’il n’hésite pas à abandonner sur place. Ce n’est qu’à sa deuxième tentative qu’il parvient à ses fins. Ses fils, Archagathos et le jeune Héraclide, sont mis à mort par les troupes grecques, lesquelles offrent immédiatement la paix aux Carthaginois. Les soldats de l’armée grecque s’engagent à évacuer l’Afrique moyennant le paiement de 300 talents. Les militaires qui le souhaitent sont engagés comme mercenaires par Carthage. Beaucoup d’entre eux sont envoyés vers Solonte, où la puissance punique a besoin de renforcer sa présence, dans une zone frontalière de l’épicratie punique en Sicile. L’objectif est avant tout de canaliser ces forces vives au profit des intérêts puniques, mais aussi de les détourner de ceux d’Agathocle. Car la défaite finale et la fuite d’Agathocle n’ont pas mis fin au vieux rêve africain du roi syracusain, puisque ce dernier va consacrer les années suivantes à tenter de se constituer un trésor de guerre dans l’optique d’une prochaine expédition : la cité de Ségeste, notamment, en paya le prix fort. D’ailleurs, le roi de Syracuse ne se sent en rien concerné par le traité de paix signé par ses anciens soldats. Mais sa fragile situation politique en Sicile finit par avoir raison de son entêtement. Les exactions commises par Agathocle sur l’île ont lassé jusqu’à son propre camp, puisque même un de ses généraux, Pasiphilos, se décida à rejoindre le camp de l’exilé syracusain Dinocrate, entraînant dans son sillage une partie de l’armée du roi de Syracuse. Ce dernier ne consent à conclure un traité de paix avec Carthage que pour contrecarrer l’ambition grandissante de son opposant de toujours, Dinocrate : celui-ci nourrit en effet le secret espoir de se débarrasser d’Agathocle pour finalement prendre sa place, d’où l’échec des négociations entre les deux hommes, qui devaient aboutir au rétablissement de la démocratie à Syracuse. Aussi, le roi de Syracuse prend les devants et conclut un accord avec la métropole africaine. Le traité de paix de 306, favorable à Carthage, rétablit les frontières de l’épicratie punique en Sicile, alors que le roi sicilien reçoit, en contrepartie, 300 talents d’argent et 200 000 boisseaux de blé. L’avantage pour Agathocle, c’est que cet accord lui permettait de s’alléger du front punique – qu’il n’avait cessé jusqu’alors d’alimenter – tout en dénonçant l’alliance de Dinocrate avec les Carthaginois et les velléités autocratiques de l’exilé syracusain. La suite des événements donne raison à cette stratégie, puisqu’il vint à bout de ses ennemis et réussit même à rallier Dinocrate à sa cause. Agathocle est théoriquement en mesure de reprendre la guerre contre Carthage. Et son alliance avec les Etrusques constitue une menace non négligeable pour la cité d’Elyssa.
C’est, du reste, le moment que choisit la métropole africaine pour raffermir ses liens politiques avec Rome, elle-même en lutte avec les Etrusques : un accord est signé entre les deux cités en 306, pour contrebalancer la menace de l’axe syracuso-tyrrhénien. Cet accord punico-romain anticipe de surcroît un axe hellénistique que ne manquerait pas de susciter la cité de Tarente – autour d’Agathocle ou d’un autre monarque de type hellénistique –, effrayée par la dimension prise par Rome en Italie du Sud. Cette dimension hellénistique, portée par la volonté de reproduire l’action d’Alexandre en Occident, ne manquerait pas de se retourner vers les « barbares » en puissance de cet espace : les Puniques. Les années qui suivent la conclusion du traité de 306 entre Carthage et Syracuse voient en effet Agathocle déployer ses efforts en Italie et en mer Ionienne. Ces interventions lui permettent ainsi d’intégrer le complexe jeu politique hellénistique, comme l’illustre l’adoption du titre de roi, à l’imitation des diadoques qu’il prétend égaler : son mariage diplomatique vers 300 avec Théoxène, la fille du souverain d’Egypte Ptolémée Ier, et celui de sa fille Lanassa avec le roi d’Epire, Pyrrhos Ier, participent d’une vaste politique d’alliances stratégiques destinée à satisfaire la prétention du souverain de Syracuse de devenir l’« Alexandre » occidental, un objectif que visait déjà l’oncle du grand conquérant de l’Orient perse, Alexandre le Molosse, à travers son expédition en Italie du Sud vers 331.
Après l’épisode Ophellas, les relations entre le roi de Syracuse et Ptolémée Sôter finissent par gagner en convivialité1 : l’alliance matrimoniale contractée entre les Lagides et le basileus de Syracuse scelle la pérennité des liens diplomatiques et culturels entre la cité sicilienne et Alexandrie. C’est dans ce cadre diplomatique, du reste, qu’il faut comprendre l’expédition d’Agathocle contre Corcyre, entre 301 et 299, tenue par Cassandre de Macédoine, l’ennemi des Lagides. Ces liens expliquent également l’intérêt d’Agathocle pour les affaires de Grande-Grèce. S’appuyant sur une demande tarentine, il arrive très vite à étendre sa domination sur la Grande-Grèce et ses ports, après avoir combattu les Bruttiens et les Lucaniens et imposé son hégémonie aux cités grecques opposées à Tarente. Il apparaît ainsi, aux yeux des diadoques, comme le garant de la sécurité maritime en Méditerranée occidentale, d’autant que la prise de Rhegium, en face de Messine, lui assure un contrôle sur le stratégique détroit maritime. Le contrôle de la forêt de Sila, dans le Bruttium, lui procure, de plus, le bois nécessaire à la mise sur pied d’un outil qui lui a tant fait défaut pour son expédition africaine : une puissante flotte de guerre, composée ici de 200 navires. Car Agathocle, on s’en doutait, n’avait pas abandonné son projet africain et la nouvelle dimension politique acquise par le souverain, grâce à ses conquêtes et ses alliances, lui offrait une nouvelle occasion de mener une expédition contre l’Etat carthaginois. Les préparatifs étaient déjà largement entamés lorsque survint, en 289, l’assassinat d’Agathocle, empoisonné par un courtisan, Menon, sur ordre de son petit-fils Archagatos – le fils homonyme du général syracusain mort en Afrique –, pour des raisons de succession.
L’expédition d’Agathocle, malgré son échec final, a ouvert une sérieuse brèche dans ce qui était jusqu’alors considéré comme le sanctuaire africain de Carthage, brèche dans laquelle ne manqueront pas de s’engouffrer d’autres puissances. La facilité avec laquelle le roi de Syracuse parvient à débaucher certains alliés de Carthage – même si ceux-ci se montrent finalement fébriles dans leur défection – et se rendit maître d’une partie de son territoire africain, jusque-là inviolé, allait susciter plus d’une vocation par la suite. Les futurs adversaires de la métropole punique retiendront également la principale leçon de l’entreprise africaine du Syracusain : contrer la stratégie, payante, adoptée par Carthage qui consistait à s’appuyer sur ses remparts et la maîtrise maritime pour supporter un siège terrestre. Pour y parvenir, il était indispensable de disposer d’une flotte qui fût au moins égale en puissance à celle carthaginoise. Avec la mort d’Agathocle, le seul réel souverain hellénistique de la Méditerranée occidentale, s’achève l’âge d’or de la puissance suprarégionale de Syracuse : la cité ne jouera plus, par la suite, de rôle dynamique en Occident. Les décennies qui vont suivre le règne d’Agathocle ne seront à Syracuse qu’une succession de luttes intestines pour le pouvoir.