6

Le statu quo espagnol (215-211)

L’offensive romaine vers le sud

Les renforts militaires amenés par Amilcar ben Bomilcar et Magon Barca permettent à Asdrubal Barca de se relever en Espagne, après sa cuisante défaite, fin 216, sur les bords de l’Ebre. Les trois commandants puniques viennent mettre le siège, en 215, devant Iliturgi, en Bétique, qui vient de passer aux Romains. Les frères Scipion, à la tête d’une armée de 16 000 hommes, parviennent néanmoins à se mouvoir entre les trois camps ennemis et à ravitailler la cité assiégée. Puis, après avoir organisé sa défense, ils décident d’attaquer Asdrubal Barca. Tardivement appuyé par ses collègues, le Barcide essuie une nouvelle déroute. Les Puniques sont obligés de lever le siège de la cité. Mais les pertes ne sont pas aussi sévères que celles avancées par Tite-Live – un tiers des effectifs puniques totaux d’après l’auteur latin – puisque les trois commandants sont en mesure de reprendre très vite l’offensive, en mettant le siège devant Intibili. Une nouvelle défaite face à l’armée romaine oblige une fois de plus les Puniques à lever le siège. Mais là encore, leurs pertes semblent avoir été mineures, puisque Magon et Asdrubal parviennent tout de même, pendant l’été 214, à vaincre une imposante coalition espagnole, au point de susciter l’indécision des nouveaux alliés des Romains quant à la politique à adopter. La cavalerie punique réussit même à surprendre l’arrière-garde de l’armée romaine et lui causer la perte de 2 000 soldats. Seule, en réalité, une intervention énergique de P. Scipion, en deçà de l’Ebre, empêche la défection des populations alliées. Mais les offensives ennemies le contraignent très vite à rejoindre son frère Cnaeus pour faire face efficacement aux Puniques.

Une armée dirigée par un nouveau stratège dépêché par le sénat, Asdrubal ben Gisco – le fils du malheureux général supplicié pendant la guerre des Mercenaires –, vient camper en face des Romains, de l’autre côté du fleuve Guadalquivir, en Bétique. Partie en reconnaissance sous la direction de P. Scipion, l’avant-garde romaine ne doit son salut qu’à une énergique action de son frère Cnaeus. Cela n’empêche pas les Romains d’obtenir le ralliement de Castulo, cité majeure d’où est originaire Imilcé, l’épouse d’Hannibal Barca. Cnaeus parvient même à dégager l’étreinte punique sur Iliturgi, après avoir obtenu de convaincants succès sur les troupes puniques assiégeantes. Un mouvement non moins énergique lui permet de mettre fin au siège de Bogarra (près de l’actuelle Albacete), autre alliée des Romains. Les armées belligérantes finissent par se rencontrer frontalement sur la plaine de Munda, au sud du Guadalquivir, à la fin de l’automne 214. Longtemps indécise, la bataille tourne à l’avantage des Romains ; la victoire, néanmoins, n’est pas totale du fait de la blessure de P. Scipion, qui retarde l’avancée des troupes vers le camp carthaginois. L’armée punique perd 12 000 soldats et 3 000 autres sont faits prisonniers, nous affirme Tite-Live. Asdrubal ben Gisco profite de ce retard pour opérer une retraite sur Auringis (l’actuelle Jaén, en Andalousie), mais il y est assez vite rejoint par l’armée romaine, qui le défait une nouvelle fois. Les pertes importantes subies par les forces puniques nécessitent de nouvelles levées de troupes, que Magon Barca effectue chez les Gaulois. Les rangs ainsi reconstitués permettent aux Barcides de tenter leur chance une nouvelle fois contre les Scipions dans les premiers mois de l’an 213. La défaite est encore une fois au rendez-vous : 8 000 soldats, essentiellement gaulois, sont tués, parmi lesquels deux de leurs chefs. Cette victoire permet aux Scipions de s’emparer définitivement de Sagonte et de soumettre les Turdétans, après avoir détruit leur cité. Plusieurs populations espagnoles rallient alors le camp romain.

L’échec d’un front numide de diversion

Forts de leurs succès, les Scipions décident d’élargir leur stratégie en 213, en fomentant une guerre contre Carthage en Afrique même. L’ambition du roi des Massaesyles, Syphax, en Numidie occidentale, va servir leur dessein. Basé à Siga, celui-ci a pour projet de réunifier la Numidie sous son sceptre. Evidemment, cette ambition heurte les intérêts carthaginois dans la région et la guerre devient inévitable. Les Romains font parvenir à Siga une ambassade qui conclut avec Syphax un traité d’amitié et d’alliance : en échange de l’entretien d’une guerre contre Carthage, celui-ci exige que ses troupes soient formées au combat d’infanterie par l’expertise romaine. Les techniciens romains permettent très vite à son armée de remporter une victoire en rase campagne sur une armée régulière punique. Pendant ce temps, des agents numides envoyés par le roi en Espagne se chargent de débaucher leurs compatriotes de l’armée punique. Mais la perspective d’un royaume massaesyle puissant n’enchante guère son voisin Gaïa, le roi massyle qui règne sur les territoires compris entre l’Etat punique et le royaume de Syphax. Aussi Carthage n’a-t-elle pas de mal à le convaincre d’une alliance contre Syphax. L’un des commandants de la coalition punico-massyle n’est autre que le jeune fils de Gaïa, Massinissa, alors âgé de 17 ans. Asdrubal Barca est néanmoins contraint de débarquer en Afrique avec une partie de son armée d’Espagne. Le Barcide et Massinissa ne tardent pas à écraser l’armée massaesyle dans une grande bataille. La lourdeur de la défaite et des pertes – Tite-Live parle de 30 000 tués – contraint Syphax à se réfugier chez les Maures, où il parvient néanmoins à lever une nouvelle armée considérable. Massinissa vient avec ses seules troupes numides combattre Syphax sur place. Les victoires qu’il y obtient contribuent à empêcher le roi des Massaesyles de passer ses troupes en Espagne, comme il en caressait le projet.

Le rétablissement de l’hégémonie punique (211)

En Espagne, les Romains parviennent à consolider leurs positions en enrôlant, pour la première fois, des mercenaires celtibères dans leurs armées : 20 000 de ces soldats sont recrutés pendant l’hiver 213-212. Trois cents nobles celtibères sont même dépêchés en Italie, pour tenter de rallier leurs compatriotes engagés dans l’armée punique. Forts de leurs acquis politiques et militaires, les Romains sont convaincus que le moment est venu d’en finir avec la présence punique en Espagne et mettent sur pied une ambitieuse politique offensive vers le sud en étendant le front des opérations dans la haute vallée du Guadalquivir. En face, les Puniques ne partent pas démunis. Débarrassés du front numide, après avoir fait la paix avec Syphax, ils parviennent à combler les pertes des défaites précédentes. Trois armées régulières sont constituées : deux sont réunies sous les ordres de Magon Barca et d’Asdrubal ben Gisco, renforcées par l’excellente cavalerie numide de Massinissa ; l’autre, de retour d’Afrique, est dirigée par Asdrubal Barca, qui campe alors à Amtorgis (l’actuelle Osuna, Andalousie). Les frères Scipion décident, contre toute attente, de diviser leurs forces pour affronter leurs adversaires : Publius est chargé de combattre les forces de Magon Barca et d’Asdrubal ben Gisco avec les deux tiers des forces romaines et des alliés, tandis que Cnaeus se porte au-devant d’Asdrubal Barca, plus proche, avec le tiers des légions romaines et les troupes mercenaires celtibères.

Au printemps 211, Cnaeus vient camper près de la cité d’Amtorgis, séparé de son adversaire par un bras du fleuve Guadalquivir. Grave erreur. Asdrubal Barca a réussi à convaincre les troupes celtibères, contre une forte somme, de déserter le camp romain et de regagner leurs foyers. Cnaeus Scipion, dans l’impossibilité de les retenir ou de rejoindre son frère, commence alors une difficile retraite. Serrée de près, l’armée romaine n’a d’autre ressource que d’éviter la plaine pour empêcher Asdrubal Barca de donner la pleine mesure de ses forces montées. Pendant ce temps, son frère P. Scipion entre en contact avec la cavalerie de Massinissa, au niveau de Castulo. Les incessants harcèlements des cavaliers numides, de jour comme de nuit, ont pour effet de pratiquement confiner l’armée romaine dans son camp. Mais l’annonce de l’arrivée d’Indibilis, chef ilergète, à la tête de 7 500 Suessétans, décide Publius Scipion à agir : laissant une petite garnison dans le camp, le proconsul romain se porte, de nuit, au-devant des Espagnols afin d’empêcher leur jonction avec les forces de Magon et d’Asdrubal ben Gisco. Mais ce mouvement n’a pas échappé à la cavalerie numide, ni même aux chefs puniques. Si bien qu’après avoir engagé favorablement le combat contre Indibilis, l’armée romaine voit ses flancs attaqués par les cavaliers de Massinissa, avant que le gros des armées de Magon et d’Asdrubal ben Gisco parvienne à fermer la nasse en tombant sur ses arrières. A la mort du proconsul, les troupes romaines prennent la fuite, après avoir réussi à percer les lignes espagnoles et numides, mais sont rattrapées, pour la plupart, par les cavaliers numides. Seule la tombée de la nuit met fin au massacre. Magon Barca et Asdrubal ben Gisco ne laissent à leurs troupes qu’un court temps de repos, avant de porter secours à Asdrubal Barca.

Confronté à tant de forces, Cnaeus Scipion tente bien de les semer, de nuit, mais la cavalerie numide, dépêchée à sa poursuite, s’active à ralentir sa marche par d’incessantes piqûres opérées sur les arrières et les flancs de l’armée romaine. Voyant qu’il ne peut se débarrasser de ce harcèlement continu, et que l’infanterie ennemie finira tôt ou tard par le rattraper, Cnaeus réunit ses forces sur une hauteur nue de toute végétation. De là, il repousse sans peine les premières attaques des cavaliers numides. Mais il ne peut rien face à celles des imposantes forces puniques réunies. N’ayant pas les moyens matériels pour édifier des retranchements efficaces, l’armée romaine est balayée sans peine et Cnaeus tué, un mois après son frère Publius.

Bien qu’inférieurs numériquement aux armées romaines, les Puniques ont su exploiter habilement la division de leurs forces : la coordination des troupes des trois chefs puniques, portée par une remarquable mobilité, permet d’obtenir localement une supériorité numérique inattendue face aux armées des frères Scipion. Les chefs puniques, toutefois, ne parviennent pas à parachever leur triomphe, puisqu’une partie des soldats romains réussit à s’enfuir lors de la dernière bataille. La cause romaine paraît entendue en Espagne. Plusieurs tribus et grandes cités espagnoles, dont Castulo et Iliturgi en Bétique, regagnent le camp punique. Mais il faut croire que les bases jetées par les frères Scipion en Espagne ont été suffisamment solides pour surmonter les graves revers de l’Ebre et permettre la reconstitution de la puissance romaine. Un chevalier servant sous les ordres de Cnaeus Scipion, Lucius Marcius Septimus, parvient en effet à rassembler les restes de l’armée romaine en fuite avec les débris de l’armée de Publius Scipion et les différentes garnisons qu’il peut joindre çà et là. Puis il met sur pied des forces suffisamment importantes pour organiser la défense des intérêts romains en Espagne. Opérant une retraite stratégique au nord de l’Ebre, Marcius Septimus, intronisé chef de l’armée par les soldats, s’attelle à édifier des retranchements en prévision de l’arrivée ennemie et à préparer ses troupes en vue de l’affrontement. Puis, profitant de l’excès de confiance avec lequel se présente à eux la seule armée d’Asdrubal ben Gisco, les forces de Marcius Septimus parviennent sans trop de peine à la mettre en fuite. Le chef romain rappelle ses troupes, parties à la poursuite des forces puniques en fuite, de peur qu’elles ne se laissent entraîner dans un éventuel guet-apens. Comptant optimiser la négligence dans laquelle continue de se complaire l’armée punique, Marcius Septimus décide d’attaquer les retranchements puniques avant que les trois armées ne réunissent leurs forces contre lui. L’effet de surprise est total. Les troupes d’Asdrubal ben Gisco, attaquées à l’improviste, sont en partie massacrées et les camps puniques emportés. Parmi le butin ainsi amassé, un bouclier d’argent à l’effigie d’Asdrubal Barca servit longtemps de trophée dans le temple capitolin, à Rome.

La prise de Capoue permet à Rome de libérer, pendant l’hiver 211, une armée de 12 000 fantassins et 1 100 cavaliers, sous les ordres du propréteur Claudius Néron, pour les affaires espagnoles. Débarqué à Tarragone, celui-ci se dirige aussitôt vers l’Ebre, près duquel les forces de Marcius Septimus sont campées. Réunissant les deux armées sous son commandement, C. Néron se dirige vers le nord. Il parvient à surprendre Asdrubal Barca qui campait chez les Ausetani, au défilé des « Pierres Noires », au pied des Pyrénées. Le Barcide ne parvient à se dégager de ce piège qu’au prix d’une ruse. Enhardi par cet avertissement, il opère tant et si bien qu’il parvient malgré tout à cantonner les Romains dans le nord de la péninsule.