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La Sicile de l’Ouest, enjeu définitif

Les désastres navals romains (254-253)

La défaite de Regulus est accueillie avec beaucoup de soulagement à Carthage, malgré la persistance des troubles dans les campagnes de l’Etat punique : ceux-ci nécessitent d’ailleurs la mobilisation de forces importantes pour les contenir. La métropole africaine ne s’attelle pas moins à la mise sur pied d’une flotte de 200 navires. C’est que Rome vient de faire appareiller 350 navires destinés, à l’origine, à venir renforcer l’expédition de Regulus. La flotte ennemie longe la Sicile avant d’atteindre les côtes africaines. Le choc a lieu au large du cap Bon : la flotte romaine met en fuite la flotte punique, et lui saisit 114 navires. Puis, se rendant à Aspis, elle y récupére les débris de l’armée de Regulus, avant de prendre le large vers la Sicile. Une tempête l’accueille au large de Camarine. L’inexpérience maritime des consuls romains, puisqu’ils passent outre – ici – aux avis de leurs pilotes grecs, se solde par un désastre : seuls 80 navires réchappent à ce que les Romains, fatalistes, considèrent comme leur plus grande défaite navale. Rome parvient néanmoins à remettre sur pied 220 bâtiments. Renforcée par les bâtiments rescapés du naufrage précédent, cette imposante flotte ne parvient pas à surprendre de Drépane. Elle se rattrape avec la prise de Panormos (Palerme) en 254, après de vigoureuses attaques menées par les nouveaux consuls A. Atilius Caiatinus et Cn. Cornelius Scipio Asina. Les habitants qui ne sont pas rançonnés sont réduits en esclavage. Ce succès, qui eut un grand retentissement dans toute la Sicile, entraîne les redditions de Monte Iato, Solonte et Enna. Mais il est en partie atténué par un autre désastre naval : en 253, une flotte romaine, partie ravager les côtes africaines, subit à son retour une tempête au large de la Sicile du Nord : 150 bâtiments sombrent en haute mer.

L’offensive terrestre romaine

Les désastreux naufrages de 254 et 253 encouragent l’envoi de nouvelles troupes puniques et d’une centaine d’éléphants en Sicile, sous la direction d’Asdrubal ben Hannon, accompagné d’une nouvelle flotte de 200 navires commandée par le navarque Carthalon. Débarqué à Lilybée, Asdrubal ben Hannon s’emploie à exercer ses troupes en vue des futurs combats, pendant que Carthalon prend et détruit la base d’opérations romaine à Agrigente. Malgré la perte de Thermae et de Lipara en 252, les troupes d’Asdrubal ben Hannon parviennent tant bien que mal à tenir en respect les Romains entre 253 et 251, notamment devant Ercté. C’est ce qui explique l’assurance avec laquelle le stratège punique, en 251, se porte au-devant de Panormos, où sont stationnées les troupes du consul L. Cecilius Metellus. Confiant, le stratège punique ne daigne même pas élever de défenses pour son camp. Le consul romain, feignant la crainte, l’attire devant les murs de la cité en faisant harceler ses troupes par des troupes légères : le plan fonctionne, puisque la ligne des éléphants s’engage toujours plus dans le combat, entraînant le reste de l’armée punique ; harcelés, comme prévu, par les archers romains, les éléphants finissent par fuir, semant le désordre dans les rangs de l’armée d’Asdrubal ben Hannon. Les troupes de Cecilius achèvent la déroute punique en fondant sur le flanc de l’aile ennemie à partir d’une porte de la ville où elles étaient concentrées.

Cette victoire a pour effet de revigorer les ambitions romaines. Une nouvelle flotte est constituée. En 250, les deux consuls de l’année appareillent à Rome à la tête de 200 navires et, récupérant les troupes terrestres, viennent mettre le siège devant Lilybée. La cité punique, bien adossée à une triple défense comparable à celle barrant l’isthme de Carthage, constitue, depuis le début du IVe siècle, la base navale des opérations militaires puniques et le port le plus pratique pour se rendre en Afrique. C’est la raison pour laquelle Carthage organise la défense de la cité avec toute l’énergie possible, en dépit des attentions que nécessite la guerre d’Afrique contre les voisins numides et les populations libyques de l’Etat carthaginois. Lilybée est défendue par une garnison de mercenaires grecs et celtes commandés par le stratège punique Imilcon, secondé par un officier grec, l’efficace Alexôn. Les combats sont âpres et longs, les uns s’attelant à réduire les défenses de la cité, les autres à tenter de détruire les machines de siège.

Le rétablissement de la suprématie maritime punique

Carthage, en 249, fait donc parvenir à la cité assiégée Hannibal ben Amilcar, à la tête d’une flotte de 50 navires et de 10 000 soldats, qui, bravant le blocus imposé par les Romains, arrivent finalement à bon port. De là, Hannibal ben Amilcar rejoint le navarque Adherbal, stationné avec le gros de la flotte punique à Drépane, pour préparer la bataille navale qui doit sceller le sort de Lilybée. Les prouesses nautiques d’un certain Hannibal le Rhodien, qui, grâce à la légèreté de son bâtiment, parvient à assurer le contact entre Carthage et les assiégés, ne sont pas sans mettre en évidence la situation critique de la cité. Les Romains, instruits de cet état, décident d’accentuer leur pression et engagent les combats au pied de la première ligne de défense, qu’ils réussissent à dépasser. Mais une action énergique d’Imilcon surprend l’ennemi : enfermées entre les deux lignes défensives, les troupes romaines sont proprement décimées : 10 000 soldats y laissent la vie. De plus, les assiégés réussissent – grâce à l’expertise grecque, insiste Polybe – à incendier les tours et les machines de siège romaines, aggravant les pertes. Ce coup d’éclat écarte un temps la pression des Romains, qui ont, en plus, à souffrir des maladies pestilentielles et de la disette. Ils ne parviennent à maintenir le siège que grâce aux aides fournies par le roi Hiéron de Syracuse. Les Puniques profitent toutefois de cette accalmie pour relever les défenses de Lilybée, malmenées par des mois de combats.

Rome, après ces revers, se décide à envoyer un renfort de 10 000 hommes, sous la direction de Publius Claudius. L’objectif est Drépane et la flotte punique qui y stationne : c’est qu’Adherbal multiplie les raids sur les côtes italiennes. Arrivé à Lilybée, le consul appareille et prépare ses meilleurs soldats. Puis, il se dirige, de nuit, vers le port punique visé afin de surprendre la flotte ennemie. Mais l’arrivée dispersée des navires romains annihile l’effet de surprise : Adherbal a ainsi le temps d’organiser sa flotte, avant de prendre le large par la sortie opposée à celle où s’apprêtait à entrer la flotte romaine. C’est le Carthaginois qui imprime désormais le cours de la bataille ; d’autant que les navires romains, engagés dans le port, sèment quelque peu la confusion dans leurs propres rangs en voulant rebrousser chemin pour faire face efficacement à l’ennemi. Adherbal saisit immédiatement l’intérêt à tirer de cette situation : tout en réussissant à enfermer la flotte romaine entre ses navires et la côte sicilienne, il ordonne à son aile gauche d’attaquer, dans un mouvement oblique, la queue de l’alignement romain. La légèreté des bâtiments puniques peut alors donner toute la mesure de son efficacité face à la lourdeur des manœuvres romaines : une centaine de navires ennemis sont capturés et une vingtaine détruits ; plus de 20 000 soldats romains sont tués. Seuls 30 navires romains, et à leur tête le consul, parviennent à s’enfuir. L’arrivée d’une flotte dirigée par Carthalon accentue la suprématie punique sur les mers. Ce dernier, à la tête d’une escadre de 100 vaisseaux, est chargé par Adherbal de surprendre la flotte romaine bloquant Lilybée. L’opération est partiellement couronnée de succès : la flotte romaine réussit à se dégager moyennant quelques pertes.

Entre-temps, Rome a diligenté le nouveau consul Junius, en 248, pour porter secours aux siens devant Lilybée. Le consul réussit à réunir plus de 120 navires, à Syracuse, qui se dirigent en deux escadres vers Lilybée. Mais la pression exercée par l’habile Carthalon les obligent à se réfugier sur les côtes escarpées de Sicile, l’une près de Géla, à Phintias, l’autre près de Camarine. Une violente tempête se charge de finir le travail : toute la flotte romaine est ainsi décimée, tandis que la flotte punique, plus expérimentée, parvient à se soustraire aux éléments, en s’abritant en lieu sûr. Ce désastre finit de sceller, pour un temps, la suprématie navale carthaginoise. Le consul Junius, qui est toutefois parvenu à s’échapper, rassemble les rescapés sur deux navires et rejoint le camp romain, près de Lilybée. L’écho du désastre subit devant Camarine lui permet de couvrir l’action audacieuse qu’il mène pendant l’automne 249 sur le fort d’Eryx, place inexpugnable située au nord de Drépane. Profitant de l’euphorie générale dans laquelle se trouve l’armée punique, il surprend, de nuit, la garnison d’Eryx et s’empare sans coup férir de la position où se trouve le fameux temple d’Aštart Erycine, divinité phénico-élyme célèbre dans toute la Sicile et au-delà. Le fort demeure romain, malgré une offensive de Carthalon. Etonnamment, Carthage ne cherche pas à pousser plus loin l’avantage acquis sur mer. Pis, le gros de la flotte punique disparaît des mers de Sicile et les Puniques n’engagent aucune opération navale d’envergure – si ce n’est un raid mené par Carthalon sur les côtes italiennes – comme la logique aurait pu le laisser penser.

C’est que depuis l’expédition africaine de Regulus, Carthage doit faire face à une insurrection des populations libyques et des tribus numides qui n’a pas cessé avec la défaite du consul romain. De fait, Carthage semble avoir consacré graduellement l’essentiel de ses efforts à l’Afrique, au fur et à mesure que la situation tournait à son avantage en Sicile, notamment du fait de l’hégémonie maritime reconquise. Les ravages causés dans ses domaines agricoles pèsent sur les finances de la métropole. Les récoltes doivent être sécurisées. C’est à Amilcar, le vainqueur de Regulus et le meilleur des stratèges puniques du moment, qu’est confiée la pacification des territoires africains, menée avec l’engagement qui fut le sien en Sicile. La guerre dure plus de six ans, au cours desquels les tribus numides et libyques sont finalement vaincues : un tribut de 1 000 talents et 20 000 têtes de bovins est exigé. Les chefs révoltés sont crucifiés. La dureté avec laquelle le commandant punique réprime la révolte laisse des traces indélébiles dans les campagnes africaines. Elles s’en souviendront près d’une quinzaine d’années plus tard.

A Rome, les désastres de 249 sont mal vécus et précipitent le retour de la gens des Fabii aux affaires de la cité : initialement hostiles à la guerre en Sicile, ils bloquent les crédits maritimes et limitent les actions sur l’île. A Carthage, la principale offensive à signaler à cette époque est l’expédition menée par le stratège des territoires libyens, Hannon le Rab, en plein territoire numide : il réussit à prendre et à assujettir Hécatompylos en 247. Carthage comme Rome sont par ailleurs confrontées à des difficultés financières. La métropole africaine doit ménager ses finances, après les efforts consentis en Afrique et en Sicile. Elle tente même un emprunt – avorté – auprès des Ptolémées d’Egypte. Les deux cités reviennent momentanément à leurs préoccupations d’avant guerre : l’Italie pour Rome et l’Afrique pour Carthage, se contentant d’escarmouches ici et là. Elles tentent même de traiter en 247, mais sans succès, malgré un échange réussi de prisonniers. Maîtresse des mers, où elle n’a rien à craindre, Carthage va dès lors se contenter d’épuiser les Romains en harcelant leurs troupes sur terre et en tentant de les priver de ravitaillement par mer. La stratégie punique, toujours aussi attachée, au fond, au principe de la guerre au moindre coût, se contente de fixer le front romain. Même si Adherbal conserve la direction générale des affaires militaires, c’est à un jeune officier, Amilcar ben Hannibal, entrevu à la bataille de Tunis (255), que sont confiées les opérations sur le terrain, tandis que la défense de Lilybée est confiée à un certain Gisco. Très vite célébré sous le surnom de Barca, « la foudre », Amilcar ben Hannibal va écrire en lettres d’or l’histoire militaire de la Carthage punique. Polybe le considère même, « par son intelligence et son audace », comme le meilleur des généraux, toutes origines confondues, ayant officié pendant la première guerre punique. Comme la plupart de ses prédécesseurs, Amilcar ben Hannibal a d’abord fait ses preuves en Afrique, avant d’aller officier sur le sol sicilien : membre de l’exécutif punique pendant l’expédition africaine de Regulus, il est plus que probable que Barca ait participé aux campagnes africaines de pacification lors des soulèvements libyques et numides. Prenant ensuite le relais de Carthalon – qui paie ainsi la perte d’Eryx – à la tête de la flotte punique, il commence par ravager les côtes italiennes, principalement celles du Bruttium. La prise du fort d’Ercté, l’actuel Monte Castellacio, situé sur une hauteur escarpée et entourée de défenses naturelles, lui offre un mouillage sécurisé à partir duquel les raids contre l’Italie se font toujours plus audacieux, atteignant même les contrées de Cumes, au nord. Cette position stratégique, entre Eryx et Panormos, permet en outre à Barca de mener, trois ans durant, de rudes combats contre les troupes romaines, de manière à desserrer l’étreinte autour des seules bases puniques de l’île, Lilybée et Drépane. Les troupes romaines stationnées près de Panormos supportent l’essentiel de cette véritable « guérilla » menée par les Puniques. Les efforts d’Amilcar se concluent d’ailleurs par un coup d’éclat : la reprise d’Eryx, vers 244, permet de conforter la défense de Drépane, stratégique, car principal port d’attache de la flotte punique. Elle permet aussi à Amilcar Barca d’accentuer la pression sur les troupes du consul romain Junius Pullus. D’âpres combats ont lieu aux alentours du mont Eryx, qui ne prendront fin qu’en 241. Fixant aux alentours du mont l’essentiel de sa stratégie et des combats contre les Romains, Amilcar développe une idéologie qui constituera plus tard le socle de la stratégie politique des Barcides : on peut en effet interpréter ce moment comme une (première ?) utilisation de l’image d’Héraclès, identifié à la divinité tutélaire de la famille Barca, Milqart. C’est à cet endroit de la Sicile occidentale que le héros tua, en combat singulier, le chef des Elymes, Eryx, (Diodore, IV, 22). Cette stratégie est d’autant plus adaptée que la Sicile occidentale était un terrain de syncrétismes propice à l’idéologie héracléenne. On verra plus loin l’usage fait par les Barcides de cette idéologie.

La défaite des îles Aegates et le traité de paix de 241

Voyant que les affaires terrestres stagnent et qu’elles ne vont pas dans le sens voulu – comment pouvait-il en être autrement avec une suprématie punique incontestable sur les mers ? –, les Romains se décident à tenter le sort en misant une ultime fois sur la force navale pour emporter la décision. La constitution d’une nouvelle flotte de guerre nécessite, cette fois-ci, le recours à l’emprunt privé, amplement assuré par ceux qui ont grand intérêt à voir la guerre se terminer par un succès : les aristocrates campaniens, à l’origine de l’engrenage guerrier à Rome. Ceux-ci équipent à leurs frais, de manière individuelle ou collective, 200 pentérèmes, conçues sur le modèle du bâtiment d’Hannibal le Rhodien, avec la promesse d’un remboursement intégral en cas de victoire. La mission principale de cette flotte, conduite par le consul Lutatius Catulus dès l’été 241, est d’assurer le blocus autour de Drépane et Lilybée afin de les asphyxier. Le consul profite pleinement de l’absence de la flotte punique pour mettre le siège devant Drépane et, par la même occasion, pour exercer ses soldats au combat. Carthage, surprise par cette initiative, prend le temps nécessaire pour armer une flotte avec les chargements nécessaires au ravitaillement des places fortes puniques en Sicile : le but est d’abord de rallier Eryx, sous le commandement du navarque Hannon, afin d’y embarquer les soldats présents, puis d’aller au-devant de l’ennemi en compagnie d’Amilcar Barca. Mais l’ennemi anticipe la chose et Lutatius Catulus vient se poster aux îles Aegates, situées face à Lilybée, dans le but d’intercepter la flotte punique avant qu’elle ne rallie les forces aguerries d’Amilcar Barca. Les forces romaines, exercées et prêtes au combat, parviennent à surprendre la flotte punique, handicapée par ses vaisseaux de charge et l’inexpérience militaire de son personnel. Le combat, en fait une embuscade, tourne très vite, et nettement, à l’avantage des Romains : 50 vaisseaux puniques sont coulés, 70 pris et 10 000 hommes faits prisonniers ; le reste réussit à rejoindre Carthage.

Pour les entrepreneurs maritimes qui dominent les débats au sénat carthaginois, c’est la défaite de trop, bien que le potentiel militaire punique permette de poursuivre la guerre. Déjà très fébriles quant au maintien en activité de la flotte de guerre en mer de Sicile, ces sénateurs sont désormais prêts à mettre fin à ce long conflit qui ruine les finances de l’Etat : l’entrave du fructueux commerce tyrrhénien pèse lourd sur les échanges, moteur de l’économie carthaginoise. Perspicaces, les sénateurs confient à Amilcar Barca le soin de décider de l’issue à donner au conflit. L’analyse de la situation précaire dans laquelle se trouve le réduit punique en Sicile et les réalités politiques à Carthage contraignent le stratège à solliciter la paix auprès des Romains. Le traité de paix de 241, qui se conclut en deux temps à la fin du printemps, sous les auspices d’Amilcar Barca et de Gisco, le défenseur de Lilybée, stipule le retrait définitif de la présence punique en Sicile, l’abandon de toutes les îles entre la Sicile et l’Italie, l’interdiction de faire la guerre à Syracuse et ses alliés, la libération des prisonniers romains et le paiement immédiat de 1 000 talents euboïques et 2 200 autres en dix annuités. Une partie de ces indemnités servent à rembourser les armateurs campaniens qui ont investi dans l’ultime effort de guerre navale. L’issue de la première guerre romano-punique scelle donc l’hégémonie romaine en mer Tyrrhénienne. Une partie de la Sicile est transformée en province romaine, alors que des cités comme Panormos ou Ségeste demeurent « libres » ; le royaume de Syracuse maintient une indépendance toute relative, sous la « protection » romaine. Carthage, de son côté, obtient le retrait intact des forces puniques, avec leur armement, et garde la mainmise sur l’Afrique et, théoriquement, sur la Sardaigne et la Corse.