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La guerre d’Afrique (241-237)
L’échec de l’enrôlement des troupes mercenaires
La paix de Lutatius, en 241, impose le retrait des troupes puniques de Sicile, avec interdiction de les démobiliser sur place. La tâche de rapatrier ces troupes est donc confiée à Gisco, Amilcar Barca venant de se démettre volontairement de sa fonction de commandant en Sicile. Le héros d’Eryx conserve toutefois la direction générale des affaires militaires carthaginoises. C’est dans la place forte de l’éparchie, Lilybée, que sont stationnés les soldats de l’armée punique. D’une manière générale, malgré quelques rébellions signalées pendant les dernières années du conflit, les troupes mercenaires sont restées jusque-là relativement disciplinées : elles ont plus ou moins régulièrement reçu leurs soldes, au moins jusqu’au traité signé avec les Romains à la fin du printemps 241 ; c’est une des raisons qui expliquent la fermeté avec laquelle Amilcar Barca réussit à imposer aux Romains certaines de ses conditions. Mais le contexte de démobilisation, avec tout ce que cela implique d’incertitudes, et les soldes impayées depuis le début de l’été 241, au moins, sont porteurs d’inquiétudes et de risques. De plus, les problèmes de trésorerie que rencontre l’Etat carthaginois, illustrés par le monnayage de mauvais aloi émis vers la fin de la guerre, constituent une équation délicate pour le paiement immédiat des troupes mercenaires. Pour prévenir toute possibilité de rébellion en terre africaine, et sans doute aussi pour des raisons techniques, Gisco choisit de les évacuer vers Carthage par petits groupes, dans l’espoir que l’Etat punique arrive à négocier au mieux la solde due. Les troubles qui commencent à agiter les rues de Carthage incitent d’ailleurs le sénat à accélérer l’évacuation des mercenaires vers la forteresse de Sicca Veneria. Ce déplacement est supervisé par le stratège de Libye, Hannon le Rab, alors en charge de la région. Le choix de Sicca Veneria (l’actuel Le Kef, nord-ouest de la Tunisie) s’explique par le fait que c’est une cité de garnison : c’est à partir de cette place forte, la plus avancée vers le sud-ouest, que Carthage développe une politique hégémonique en direction de l’intérieur numide et libyque. La métropole punique escompte d’ailleurs réemployer les troupes mercenaires dans cette optique, à plus ou moins brève échéance, sans doute dans la continuité de l’expédition qui mena Hannon jusqu’à Hécatompylos en 247. C’est la raison pour laquelle les familles des mercenaires accompagnent finalement ces derniers à Sicca. Troupes invaincues sur le terrain – et déçues que la guerre ait été conclue alors que Carthage avait les moyens logistiques de la continuer –, les unités mercenaires démobilisées peuvent constituer une menace à brève échéance. Ce projet d’expédition africaine, justement, a pour lui de résoudre le problème conjecturel du paiement des soldes, en même temps qu’il constitue une occasion de consolider l’hégémonie punique dans la région et de donner aux soldats mercenaires, privés du fruit du pillage en Sicile, l’occasion de se refaire dans les confins numides. On s’aperçoit, en tout cas, que les mercenaires se rendent à Sicca Veneria sans aucun problème, cette retraite s’inscrivant dans le cadre des déplacements structurels de l’armée et de la stratégie militaire puniques dans cette partie de l’Afrique du Nord. Du reste, la présence à Sicca du célèbre sanctuaire d’Aštart rappelle celui de la forteresse d’Eryx, où dominait un temple réputé, consacré lui aussi à la déesse phénico-punique : c’est sous les auspices de cette déesse, protectrice des soldats, que ces mêmes mercenaires s’étaient réfugiés lors des combats en Sicile. Divinité souvent rattachée à un contexte militaire, Aštart est liée aux sites fortifiés les plus importants de la stratégie militaire punique. La déesse, par ses vertus fécondatrices et son association à la prostitution sacrée, a ainsi entretenu avec la forteresse de Sicca une relation intime.
C’est donc au stratège de Libye, Hannon le Rab, que revient la mission de négocier avec les mercenaires qui se trouvent être, de fait, sous son commandement et sa responsabilité. Il ne s’agit pas tant, finalement, de fixer les arriérés à payer remontant à la fin de la guerre de Sicile – Carthage ayant, dans l’ensemble, satisfait les demandes des mercenaires – que de convaincre ces troupes de se réengager, dans l’immédiat, pour une nouvelle guerre en terre numide. En réalité, la stratégie militaire punique prévoit un réengagement à plus long terme. Amilcar Barca, qui a réussi à rapatrier son armée invaincue de Sicile, caresse encore l’espoir d’une reprise, dans les meilleurs délais, de la guerre contre Rome : le héros d’Eryx considère en effet les infrastructures économiques et militaires puniques, et la motivation des troupes, encore intactes malgré tout, capables de soutenir un nouveau conflit. Il n’est donc pas question de démobiliser ces troupes aguerries. S’étant déchargé du commandement une fois la paix signée, Amilcar Barca consacre donc les mois qui suivent à imposer ses vues au sénat carthaginois, et sans doute à préparer les moyens logistiques de son action militaire. Ce projet de reprise de la guerre contre Rome nécessite néanmoins de trouver un compromis avec les corps mercenaires. Les tractations, menées par groupes ethniques via leurs officiers respectifs, laissent d’abord espérer une issue. Mais, finalement, les négociations achoppent, surtout sur la durée de l’emploi et, sans doute, sur la nature de l’expédition, eu égard à la présence majoritaire de l’élément africain parmi les troupes mercenaires. Le choix d’Hannon le Rab comme interlocuteur se révèle être, en outre, une erreur : inconnu des mercenaires et détesté des Africains – qui n’ont pas oublié, et encore moins pardonné, ses exactions durant ses campagnes africaines –, le stratège d’Afrique contribue à précipiter l’échec des négociations, surtout après qu’il eut formulé une demande de réduction de la solde due. Cette requête provoque un tumulte, amplifié par le caractère bigarré de la foule de soldats : il y a là des Gaulois, des Ibères, des Ligures, des Baléares, des Grecs et surtout des Africains. Refusant la médiation d’Hannon le Rab, tout comme celle d’Amilcar Barca – qu’ils tiennent responsable de leur situation pour n’avoir pas tenu les promesses qu’il leur avait faites au plus fort des combats en Sicile –, les insurgés viennent camper près de Tunis : les négociations reprennent avec le gouvernement punique, qui se montre ouvert, prêt à satisfaire leurs demandes, allant jusqu’à leur fournir des vivres. Un accord est même conclu après des tractations entre les émissaires carthaginois et les mercenaires : les chevaux tués pendant la guerre de Sicile seront remboursés et les fournitures promises payées à un prix avantageux.
La tâche d’assurer le paiement des mercenaires et de restaurer l’ordre et la discipline est dévolue à Gisco de Lilybée, jugé proche de ces hommes. Le Carthaginois, muni de la totalité de la solde, commence par entrer en contact avec les officiers des différentes nations de l’armée mercenaire : ils sont encore employés de Carthage et il s’agit de s’entendre avec eux sur la manière de rétablir l’ordre et et de régler définitivement le différend. Puis, haranguant chacune des nations présentes, rappelant les nombreuses années de coopération, pour les mercenaires, et la proximité qui pouvait exister entre eux et la cause carthaginoise, pour les sujets libyens, il les invite à demeurer fidèles à la métropole punique : en somme, à accepter le nouvel engagement proposé. Ce n’est qu’après s’être assuré de ces dispositions que Gisco verse la solde aux soldats. Entre-temps, une partie des mercenaires arrivent, après plusieurs sessions délibératives au sein même de l’armée, à imposer leur refus de l’accord. Intronisés stratèges de l’armée – au détriment des officiers réguliers, progressivement éliminés, avec lesquels les Carthaginois traitaient habituellement –, les deux principaux meneurs, le Campanien Spendios, un esclave fugitif, et l’officier africain Mathô, incarnent le courant anticarthaginois. Ils ne ménagent d’ailleurs pas leurs efforts pour convaincre définitivement une partie des soldats encore indécis ; d’autant que Gisco, de son côté, ne perd pas espoir de redresser la situation et de ramener à la raison l’ensemble de l’armée mercenaire. Mais le poids des Libyens a raison des événements. L’impatience avec laquelle ils manifestent leurs exigences précipite la rupture des négociations : l’élément africain se révèle être le parti le plus intransigeant contre cette cité qui oppresse ses semblables et les écrase d’impôts. Le refus de Gisco de céder aux injonctions des mercenaires donne l’occasion aux frondeurs de faire évoluer la situation vers un point de non-retour : le Carthaginois et ses hommes sont emprisonnés et les biens et l’argent qu’ils transportaient avec eux saisis. La guerre est devenue inévitable.
Le soulèvement des campagnes africaines
En réalité, la révolte des mercenaires, structurée par la composante libyque, doit être comprise comme le prolongement des révoltes africaines qui avaient accompagné et suivi l’expédition de Regulus, dans la droite ligne de celles qui avaient secoué le continent au IVe siècle. Les insurgés mercenaires sont confortés dans leur mouvement par les revendications sociales et politiques des Africains des campagnes carthaginoises. Ils ne se sont décidés à entrer ouvertement en guerre contre Carthage qu’à partir de ce potentiel explosif. Les populations africaines participent d’autant plus facilement à ce conflit qu’elles ont été durement exploitées et réprimées lors de la première guerre romano-punique : les plaies consécutives au passage des armées d’Amilcar de Sicile ou d’Hannon le Rab ne se sont pas refermées. Et la garantie qu’offre une armée aguerrie et invaincue, telle que celle des mercenaires, n’est pas sans motiver la rébellion civile libyque. Lorsque éclate la révolte des mercenaires, on s’aperçoit, du reste, que l’aide militaire et financière africaine bénéficie déjà d’une structure en place, qui peut ainsi appuyer, immédiatement, l’insurrection généralisée : ce qui revient à dire que la révolte des campagnes africaines couvait, sans doute à partir des braises de la précédente insurrection, et qu’une entente s’était opérée entre les mercenaires, structurés par les Libyques, et la population civile des campagnes de la chôra punique. Soixante-dix mille combattants émergent de la rancœur africaine, à l’appel de l’officier africain Mathô, et viennent se joindre aux troupes mercenaires. Les civils procurent en outre l’argent et les fournitures nécessaires à une armée en campagne : ils peuvent compter pour cela sur la structure administrative punique du territoire africain constituée de notables autochtones, chargés de la collecte des impôts et du recrutement de troupes auxiliaires. Cet argent amassé, dont l’importance est attestée par la qualité des premières frappes monétaires africaines, sert notamment à réengager les mercenaires indécis qui ont hésité, un temps, à se soulever contre leur ancien employeur.
Loin d’être une révolution sociale ou une revendication identitaire, l’insurrection africaine, au fil des succès, développe l’idée d’une entité politique : on voit transparaître cette idée à travers l’émission d’une monnaie avec la légende ΛΙΒΩΝ, « Libyen ». L’usage du grec pour écrire cet ethnique s’explique, d’une part, par la volonté d’assurer une meilleure propagande à la nouvelle situation politique en territoire africain, mais aussi parce que cette monnaie sert de monnaie d’échange avec la Sicile orientale, l’Italie du Sud ou la Cyrénaïque, là où, en fait, les mercenaires s’approvisionnent en fournitures alimentaires et militaires et où ils enrôlent de nouvelles recrues. C’est ce qui explique notamment la présence sur le monnayage frappé par cette nouvelle entité politique d’une symbolique rappelant celle de ces aires grecques : Athéna ceinte du casque corinthien, Zeus lauré, le taureau chargeant. Mais ce monnayage est toujours accompagné d’un référent symbolique se rapprochant, de près ou de loin, de la culture punique, preuve que l’idéologie proposée par l’insurrection africaine et mercenaire ne repose sur aucun message de type identitaire, contraire par ailleurs à la mentalité mercenaire1. Il s’agit surtout pour les Africains de se libérer du joug fiscal, militaire et politique punique. La constitution de ce qui ressemble à une assemblée législative, chez Polybe, illustre, s’il en faut, le degré d’investissement insurrectionnel atteint par les Africains.
C’est donc une armée de près de 100 000 hommes, structurés par les expérimentés mercenaires, qui se trouvent mobilisés contre Carthage. Et, plutôt que de surprendre la métropole africaine, qui n’est qu’à quelques heures de marche du camp de Tunis, les insurgés choisissent de diviser les troupes en trois corps et de mettre le siège devant Utique et Hippone, restées fidèles à la métropole punique. Une troisième troupe reste stationnée dans le camp de Tunis, stratégique par sa position entre Carthage et l’intérieur africain : c’est ce qu’avait déjà compris, du reste, Agathocle et Regulus en leur temps.
L’expédition d’Hannon le Rab
Divisés en trois corps, les insurgés choisissent donc une aire d’action plus ou moins compacte, de telle manière qu’ils puissent se réunir assez vite pour agir conjointement contre l’ennemi ou sur un objectif donné. Les positions d’Utique et de Tunis permettent d’exercer une pression continue sur la cité d’Elyssa en la coupant du continent, et donc de l’intérieur des terres. En épargnant à Carthage un siège immédiat et en choisissant de seulement l’encercler, les insurgés montrent que leur objectif, finalement, n’est pas l’anéantissement de la métropole africaine : ils espèrent, par l’exercice d’une pression militaire autour de Carthage, une reconnaissance politique en bonne et due forme. Entre-temps, la ville organise sa défense de manière méthodique : des levées de troupes sont opérées, des citoyens enrôlés, comme toujours en pareille situation de crise, et une flotte constituée. Le tout est placé sous le commandement d’Hannon le Rab, le gouverneur de l’Afrique, lequel s’attelle à armer et organiser ces effectifs. Il peut rapidement compter sur le matériel militaire et le contingent d’éléphants que le gouvernement carthaginois a constitué – certainement sous l’impulsion de Barca – dans l’optique d’une reprise de la guerre contre Rome.
Polybe, sur la base d’une source favorable de manière évidente à Amilcar Barca, se plaît ici à souligner l’incompétence militaire et le manque d’envergure du nouveau stratège punique, l’illustrant de manière notable par son incapacité à faire lever le siège d’Utique. Pourtant, la stratégie adoptée par Hannon le Rab montre qu’il a su, au contraire, tirer parti de la situation sur le terrain : en choisissant de concentrer ses efforts sur Utique, il espère couper les contacts entre les armées ennemies de Tunis et d’Hippone ; cela lui permettrait, par la même occasion, de démontrer que Carthage demeure en toute occasion solidaire de ses alliés, pour éviter que d’autres cités aient la tentation de faire défection face à toute autre menace. Empruntant la voie terrestre, l’armée d’Hannon parvient à se mouvoir entre les collines du Djebel Nahli et à traverser le fleuve Bagrada, alors que le matériel de combat et de siège prend la voie maritime, pour ne pas ralentir la marche de l’armée punique. Parvenu devant le camp ennemi près d’Utique, le stratège l’assiège immédiatement et, après une série d’attaques, finit par l’emporter grâce aux charges décisives des éléphants. Mais la faiblesse de la cavalerie empêche Hannon de parachever son succès : les soldats ennemis qui ne sont pas tués ou blessés réussissent à se réfugier sur des hauteurs abruptes et boisées, dont ils connaissent l’utilité pour avoir guerroyer dans de telles conditions à Eryx, en Sicile. Ce refuge leur permet de réorganiser leurs forces, sans doute avec l’appoint de renforts venus d’Hippone. Excellant dans le domaine de l’attaque surprise, les unités d’élite mercenaires, fortes de leur expérience sicilienne, attendent le moment propice pour agir. Elles attaquent finalement le camp ennemi à un moment où le gros des troupes puniques opère dans les environs. Les troupes présentes sont chassées, 600 soldats sont faits prisonniers et le matériel militaire punique saisi.
Ce revers, somme toute mineur mais vécu comme un échec par l’opinion publique carthaginoise, impose, sous la pression du parti barcide au sénat, une réorganisation de la stratégie. Amilcar Barca est appelé à partager le commandement sur le terrain avec Hannon le Rab : les opérations militaires extérieures sont confiés à Barca, tandis que son collègue hérite du commandement d’une armée de réserve basée à Carthage. Il était temps pour le Barcide : le sénat carthaginois s’apprêtait, d’après des sources antibarcides, à lui demander des comptes sur la manière dont il s’était débarrassé de la responsabilité de la gestion des mercenaires en Sicile à l’issue de la première guerre punique2.
Amilcar Barca et les victoires du Bagrada et du Djebel Lahmar
La première mission d’Amilcar consiste à faire sauter le verrou qui bloque la route vers l’intérieur : les insurgés, bien aidés par le relief, contrôlent les accès à travers les collines et le fleuve Bagrada. Après avoir tenté, en vain, de dépasser ces obstacles, Amilcar finit par s’adjoindre le concours de la nature : un phénomène de marée constitue, tous les matins, un banc de sable au niveau de l’embouchure du Bagrada, suffisant pour faire passer une armée. La seule contrainte, finalement, est le temps nécessaire à cette traversée : c’est la raison pour laquelle il se contente d’une troupe expérimentée de 10 000 hommes et de 70 éléphants pour réaliser l’opération.
Longeant la côte de nuit, après avoir quitté secrètement la métropole, Amilcar Barca parvient à passer le gué pour se retrouver de l’autre côté du fleuve. Profitant de l’effet de surprise suscité par sa marche et remontant le fleuve à contre-courant, il se porte au devant des garnisons ennemies postées devant le pont et l’entrée des collines barrant l’isthme. L’armée insurgée d’Utique, forte de 15 000 hommes, vient alors renforcer – conformément au plan d’ensemble des insurgés – la division de 10 000 hommes gardant le pont du Bagrada. L’assurance avec laquelle cette imposante armée se dirige vers la division punique constitue la première marche de la réflexion tactique prévue par le stratège punique. Deux fois plus nombreuse, l’armée insurgée escompte envelopper sans peine cette force ennemie, d’autant que l’armée punique se déplace en colonnes parallèles : le contingent d’éléphants est placé en avant, suivi de la cavalerie puis de l’infanterie légère et enfin de l’infanterie lourde, disposée en phalange, les éléphants ayant été placés aux ailes. Cette disposition en colonnes encourage les insurgés à attaquer l’armée punique : c’est précisément la réaction qu’Amilcar recherche, afin d’annihiler leur avantage numérique en les contraignant pratiquement à attaquer sur un seul front, donc à superposer, en partie du moins, leurs attaques. C’est du reste le moment que choisit Barca pour opérer une géniale manœuvre, que seul l’apport de soldats aguerris permet d’accomplir. Elle voit l’armée punique se réorganiser de manière à ce que non seulement elle puisse éviter l’enveloppement, mais qu’elle soit, en plus, en état d’envelopper l’ennemi. Alors que le contingent d’éléphants et la cavalerie opèrent un mouvement de retrait, derrière la phalange punique, celle-ci exécute une conversion de manière à passer d’une formation en colonne à une position de combat, c’est-à-dire alignée, avec un front élargi. Les fantassins légers, qui servent d’écran à la manœuvre d’alignement de la phalange, viennent ensuite se disposer de part et d’autre sur les côtés, suivis par les cavaliers et les éléphants. Les forces ennemies, qui ont mal interprété le mouvement de retrait des premières lignes puniques, se rendent compte tardivement qu’elles se trouvent en fait piégées dans la véritable nasse conçue par Barca. Après être entrés en contact avec la puissante phalange punique, les insurgés – majoritairement issus de la garnison du pont, 10 000 hommes – se retirent dans la précipitation, ce qui contribue à semer la panique et le désordre dans l’armée d’Utique qui suivait. La charge des éléphants et de la cavalerie à ce moment de la bataille est décisive : 6 000 mercenaires et insurgés sont tués, et 2 000 autres faits prisonniers.
Cette victoire partielle, au vu du potentiel entrevu par l’adoption d’une tactique qui se présentait comme infaillible, s’explique avant tout, comme pour Hannon à Utique, par le faible nombre de cavaliers de l’armée punique, un millier tout au plus. Cette faiblesse permet à la majorité des troupes ennemies de s’échapper, qui à Utique, qui vers le camp du pont du Bagrada. La retraite des insurgés n’est toutefois pas de tout repos. Suivis de près par Amilcar Barca, les restes de l’armée vaincue n’ont pas le temps de s’installer dans le camp du pont, qu’ils finissent par abandonner devant la pression exercée par les Puniques. Ils réussissent néanmoins à se réfugier à Tunis, en compagnie de la garnison restée dans le camp. Dans son élan, Amilcar nettoie la région de tous les forts en possession des insurgés, faisant ainsi sauter le véritable blocus terrestre imposé par les insurgés pour verrouiller l’isthme où se trouve Carthage : les lignes de communication avec l’intérieur africain sont rétablies. Le contact entre les troupes insurgées des camps d’Utique et d’Hippone et celles de Tunis est rompu.
Le commandement mercenaire décide alors de changer de stratégie : en refusant le combat en plaine, il annihile l’avantage procuré à l’ennemi par la cavalerie et le contingent d’éléphants. La tactique consiste dès lors à entreprendre des opérations de harcèlement, une sorte de guerre d’usure, conduite par Spendios, à la tête d’une armée réduite de 8 000 hommes, secondé par le Celte Autharite. En serrant Amilcar Barca de près, il s’agit en fait d’attendre l’occasion propice pour fondre sur l’ennemi, avec le soutien de deux armées de secours, l’une libyque, l’autre numide, sollicitées en ce sens. Plutôt que de se retourner sur Utique assiégée ou sur le camp de Tunis, Amilcar décide de poursuivre son avantage vers le sud : c’est là que se trouve le réservoir en hommes et en fournitures des insurgés. Il s’agit pour lui d’asphyxier le camp de Tunis, déjà bloqué par mer. Mais la nouvelle stratégie adoptée par les insurgés se révèle suffisamment efficace pour arriver à piéger Amilcar : campant imprudemment dans une plaine environnée de montagnes, sans doute au-delà du Djebel Lahmar, l’armée punique se laisse encercler par Spendios et les deux armées indigènes, suffisamment consistantes pour sérieusement inquiéter le stratège punique.

L’erreur stratégique d’Amilcar aurait sans doute été lourde de conséquences sans la défection du chef numide, l’aguellid Narrava, et ses 2 000 cavaliers, qui viennent renforcer les rangs puniques pour la bataille qui s’annonce. Ce ralliement se révèle décisif lors de l’engagement, même si, là encore, la victoire s’avère partielle, malgré l’enthousiasme du récit de Polybe – du moins de ses sources probarcides – au moment de dresser le bilan : en fait, Spendios et Autharite réussissent, malgré tout, à retirer l’essentiel de leurs troupes du champ de bataille, en dépit d’une cavalerie punique autrement plus nombreuse qu’à la bataille du Bagrada. Même si les pertes sont plus importantes – Polybe évoque 10 000 insurgés tués et 4 000 prisonniers –, Amilcar ne réussit pas, là encore, à profiter de l’occasion pour annihiler les forces ennemies. Magnanime, le stratège punique libère ceux des prisonniers qui refusent l’offre d’enrôlement qui leur est proposée, contre la promesse de ne plus reprendre les armes contre Carthage ; les autres – surtout des mercenaires de Sicile, les moins impliqués finalement dans cette insurrection – sont intégrés à l’armée punique. En promettant l’impunité à quiconque resterait, au moins, en dehors du conflit, Amilcar use de la corde psychologique pour désagréger l’armée ennemie en butte à des désaccords d’ordre stratégique.
La guerre « inexpugnable »
Spendios et Autharite, à la tête des restes des armées insurgées vaincues, parviennent à rejoindre Mathô, qui campe près d’Utique : tirant les leçons de la double défaite du Bagrada et de la plaine du Djebel Lahmar, les insurgés décident de réunir leurs forces pour accélérer le siège d’Utique. Avant cela, il faut parer aux dissensions au sein de l’armée insurgée : des voix s’élèvent lors de l’assemblée réunie en la circonstance pour proposer un compromis avec Carthage. Afin d’impliquer définitivement et compromettre ceux des soldats qui seraient susceptibles de céder à la politique de clémence déclinée par Amilcar, l’état-major insurgé fait torturer et exécuter Gisco de Lilybée et 700 soldats puniques qu’il détenait prisonniers. Il impose cette pratique comme politique future contre tout Punique fait prisonnier. Le point de non-retour est ainsi atteint et les bases de la « guerre inexpugnable » définitivement posées. La guerre entrait maintenant dans son ultime phase, marquée par un caractère total et ne tenant compte d’aucune loi en vigueur concernant la guerre.
De fait, l’exercice militaire punique abandonne la guerre d’usure que lui imposent les armées insurgées pour entrer résolument dans une guerre offensive afin d’abréger un conflit qui s’enlise. Jusqu’à présent, l’adresse du commandement insurgé a réussi à minimiser les pertes lors des engagements militaires en assurant des retraites plutôt bien négociées. Réunissant leurs forces, Barca et Hannon le Rab se lancent dans une véritable guerre d’extermination à travers des opérations de ratissage menées contre les bases des insurgés libyques à l’intérieur des terres : tout insurgé fait prisonnier est systématiquement supplicié. Un différend sur la stratégie militaire à adopter surgit alors entre les deux généraux, ce qui n’est pas sans effet sur le terrain, puisque le manque de concertation entre les deux armées finit par profiter aux insurgés. Cette perte de temps et les occasions manquées en raison de ces dissensions facilitent finalement les redditions d’Utique et d’Hippone, épuisées par des mois de siège et par l’absence de tout signe de secours de la part des armées puniques depuis la déjà lointaine tentative d’Hannon le Rab. Les deux cités adhèrent même conjointement à la cause insurgée, sans doute pour éviter la sanglante politique appliquée par les insurgés à tout allié punique qui tomberait entre leurs mains. Un malheur n’arrivant jamais seul, les mercenaires de l’armée punique de Sardaigne se rebellent à leur tour et rejoignent l’insurrection. Ces ralliements viennent à point nommé pour le commandement insurgé : il peut enfin concentrer ses forces sur d’autres objectifs stratégiques, d’autant que l’armée punique est désormais réunie sous un commandement unique.
Cette décision prise par le sénat carthaginois, sans doute avec l’appui de l’influent Bomilcar, beau-fils d’Amilcar Barca, a pour objectif de mettre fin aux effets négatifs du désaccord entre Barca et Hannon le Rab : pour cela, le sénat laisse à l’armée la liberté de choisir son stratège. L’assemblée des soldats choisit Amilcar Barca. Il était temps, car Mathô, profitant de la distance séparant Carthage des troupes d’Amilcar Barca et d’Hannon le Rab, parvient à se porter devant la métropole punique et à y mettre le siège. L’assemblée du peuple de la métropole punique nomme entre-temps un certain Hannibal pour assister Barca. Secondé par cet Hannibal et la cavalerie dirigée par l’aguellid numide Narrava, Amilcar s’attelle à couper le ravitaillement des insurgés en battant les campagnes alentour. Carthage parvient, par mer, à se faire ravitailler à partir de Syracuse, et même de Rome !
La guerre d’usure reprend, mais la position même des insurgés rend périlleuse leur situation, entre les murs de Carthage et l’armée d’Amilcar, ce qui les contraint à finalement lever le siège. Rassemblant ses forces – près de 50 000 hommes, d’après Polybe, entre mercenaires et indigènes –, le commandement insurgé décide de reprendre la politique de harcèlement des troupes d’Amilcar, qui a failli porter ses fruits avant la défection de Narrava. Conscient de la supériorité de l’armée punique en plaine, l’armée des insurgés, conduite par Spendios, Autharite et un chef africain, Zaras, multiplie les engagements partiels à partir des reliefs qu’elle occupe : il s’agit maintenant de disputer aux Puniques le contrôle de l’intérieur africain où ces derniers, sous l’impulsion combinée d’Amilcar Barca et d’Hannon le Rab, ont entre-temps renforcé leurs positions. Pendant ce temps, Mathô, basé au camp de Tunis, se charge de réduire les communications entre Carthage et Amilcar Barca. Une guerre d’usure, qui touche jusqu’au nord-ouest de l’actuelle Tunisie, permet au stratège punique de remporter une série de succès mineurs, malgré un adversaire acharné : Amilcar a en face de lui une partie des mercenaires avec lesquels il avait efficacement fait face aux Romains en Sicile, et qui sont rompus à cette manière de combattre ! La différence ne se fait finalement – de l’aveu même de l’historien Polybe – que par le génie tactique d’Amilcar Barca : ce dernier, par d’habiles mouvements, réussit à fixer l’armée insurgée entière, réfugiée derrière une place fortifiée, dans une grande vallée connue sous le nom de « défilé de la Scie », probablement dans le lieu-dit « El Monchar » (la scie en arabe), à l’ouest d’Hammamet, en direction de Sidi Jdidi. La surface aplanie qui sépare les deux camps lui assure, en outre, un avantage certain grâce à l’apport de sa cavalerie et de ses éléphants. La position d’Amilcar, enfin, lui permet de sérieusement perturber le ravitaillement du camp insurgé après qu’un fossé et des retranchements ont été établis par l’armée punique. C’était également une manière de se prémunir d’une attaque ennemie, au cas où les secours de Tunis arriveraient avant qu’Amilcar ait réussi à venir à bout de l’armée piégée. Le Barcide tient cette fois-ci une occasion unique de mettre définitivement hors d’état de nuire l’armée ennemie qu’il a en face de lui, ce qu’il n’a pas réussi à faire dans les batailles précédentes. Réduite à 40 000 hommes après les combats de guérilla précédents, l’armée insurgée, dans une position plutôt défavorable, a pourtant les moyens de résister encore un temps. Mais les conditions dans lesquelles elle se trouve permettent aux partisans de la négociation de s’imposer en son sein : contraints, Spendios et Autharite parviennent à négocier au mieux. Ils obtiennent la liberté pour tous, à condition de rendre leurs armes, dix de leurs principaux officiers, dont Spendios, Zaras et Autharite, servant d’otages comme garantie du traité. La rétention immédiate des dix officiers fut interprétée – le récit de Polybe manque de clarté sur ce point – par l’armée des insurgés comme une arrestation en bonne et due forme. Déjà postés en plaine, indignés, ils engagent la bataille. Mais ils ne peuvent rien faire contre la supériorité tactique punique : enveloppés, ils sont taillés en pièces par l’action combinée de la cavalerie et des éléphants. Pas un seul soldat n’en réchappe, le camp étant bien trop éloigné du champ de bataille. Les engagements du Bagrada et de la plaine du Djebel Lahmar ont permis à Amilcar Barca de perfectionner ses manœuvres d’enveloppement pour parvenir, enfin, au résultat du défilé de la Scie.
Après cette victoire décisive, Amilcar Barca, rejoint par son second, Hannibal – qui avait réussi à contenir l’arrivée de renforts insurgés –, peut recevoir sans trop de peine la soumission des villes et des places fortes de la chôra punique d’Afrique qui étaient jusqu’alors restées hors du contrôle de l’autorité punique. Une fois les territoires de la chôra pacifiés, les deux armées puniques se dirigent, chacune de leur côté, vers le camp de Mathô, à Tunis, de telle manière qu’elles se retrouvent séparées par le lac de Sebkhet es-Sejoumi une fois arrivées près du campement ennemi : le but était de combiner leurs efforts pour presser au mieux le camp de Tunis et empêcher Mathô de rallier l’intérieur des terres. Des camps retranchés furent dressés en la circonstance. La crucifixion de Spendios et des neuf autres otages devant les murs de Tunis était censée illustrer la voie sans issue empruntée par les insurgés, et donc les décourager. En fait, l’assurance avec laquelle les Carthaginois abordent la situation sert les desseins de Mathô et de ses troupes : ils profitent du relâchement de la vigilance des hommes d’Hannibal pour fondre sur leur camp. Ces derniers, malgré une certaine résistance, sont mis en déroute, les équipements et fournitures du camp saisis et le stratège punique lui-même, ainsi que son état-major, fait prisonnier. Seule l’infériorité numérique des insurgés empêche un succès total, puisqu’une partie des troupes puniques parvient à s’échapper. Hannibal est mis en croix en lieu et place de Spendios, et les membres de son état-major égorgés aux mânes du chef mercenaire. La nouvelle de l’attaque d’un des camps puniques ne parvient que tardivement à Amilcar Barca, dont la position trop excentrée se révèle être une erreur d’appréciation : elle ne lui a pas permis d’arriver à temps pour secourir son collègue.
Plus grave, la prise du camp d’Hannibal ouvre une porte vers l’intérieur du territoire africain : cette possibilité devient effective lorsque, longeant le Bagrada, Amilcar Barca vient se positionner à l’embouchure de ce fleuve. Il s’agit en fait pour le stratège de couper la route vers Utique et Hippone aux insurgés. Ces derniers choisissent cependant de bifurquer vers le sud et Leptis Magna : la riche région des emporia a pour elle d’offrir à l’armée de Mathô la possibilité de se fournir en denrées alimentaires. L’intérieur africain n’était plus en mesure de le faire, du fait de la pacification de la région après la décisive victoire punique du défilé de la Scie. En transférant le conflit dans la région des emporia, région qui entretient des relations complexes avec la métropole punique, Mathô a bon espoir de rallier à sa cause un territoire qui n’a pas hésité, un temps, à soutenir l’expédition d’Agathocle. D’autant que son marché de mercenaires libyens, auquel Carthage a parfois recours pour compléter ses effectifs militaires, peut constituer un appoint décisif dans son combat. Entre-temps, le sénat carthaginois a jugé utile de rétablir Hannon le Rab dans ses fonctions de stratège, et, par la même occasion, le double commandement. Le Rab se voit confier une armée de nouveaux conscrits, complétée par les restes de l’armée d’Hannibal.
Deux armées puniques, dirigées par deux stratèges expérimentés, ne sont pas de trop pour traquer les forces de Mathô dans le vaste champ de bataille que leur offre le chef africain. Elles le font tant et si bien qu’après une série d’escarmouches et de petits engagements, Mathô se résout à tenter le sort des armes dans une bataille décisive, non sans avoir préalablement réuni des forces complémentaires dans une région qui lui est plutôt acquise. Situé aux confins de la zone de domination punique, le champ de bataille choisi par Mathô est donc celui qui lui offre les meilleures garanties de succès. Mais l’issue de la bataille lui est défavorable : les troupes insurgées sont balayées et Mathô fait prisonnier. Malgré une tactique éprouvée lors des derniers engagements, Amilcar ne parvient pas, là encore, à annihiler l’armée ennemie au cours de la bataille, ce qui en dit long sur la valeur des soldats et du chef qui lui font face. Une partie des insurgés réussit, en effet, à se réfugier dans une cité environnante, qui est finalement emportée plus tard par les troupes puniques. Mathô, ensuite exposé à Carthage, périt dans d’atroces supplices publics.
L’anéantissement de la dernière armée insurgée en 237 sonne le glas de la tentative africaine de secouer le joug politique de Carthage. Toutes les cités qui résistent encore au nord du Bagrada se soumettent aussitôt après la défaite de Mathô. Utique et Hippone, toutefois, ne consentent à se rendre qu’après avoir réussi à obtenir de solides garanties concernant leur situation politique dans la sphère punique : aussi ne faut-il pas s’étonner qu’Utique, plus tard, soit citée en bonne position aux côtés de la métropole africaine dans le pré-accord signé en 215 entre Carthage et Philippe V de Macédoine.
La perte de la Sardaigne et ses conséquences politiques
La Sardaigne, on l’a entrevu, a également été concernée par l’insurrection mercenaire. A une époque plus ou moins contemporaine de la chute d’Utique, les mercenaires des troupes puniques stationnées sur l’île – en contact étroit avec leurs collègues d’Afrique – entrent en rébellion sur un mode similaire à ce qui s’est passé en Afrique : les colons libyens installés sur l’île offrent un appui logistique aux mercenaires de l’armée punique, en grande partie composée de Libyens, avant d’entraîner dans leur sillage les indigènes. Les insurgés s’emparent de la principale citadelle de l’île, très probablement Sulcis, après avoir éliminé Bostar, le chef punique, et tous les Carthaginois qui l’accompagnent. Si les buts recherchés par la rébellion locale ne sont pas évidents à discerner, il n’en reste pas moins que cette dernière contribue à aggraver la position carthaginoise en perturbant, au moins, d’éventuels approvisionnements à destination de Carthage, privée alors des ressources de son arrière-pays. Les insurgés tentent bien d’attirer la puissance militaire romaine sur l’île pour parer à la réaction punique qui s’annonce. Mais Rome décline, dans un premier temps, ce qui apparaît à ses yeux comme une violation du traité de Lutatius, tout comme elle refuse, plus tard, la proposition de deditio formulée par Utique. Rome venait de régler un différend avec la métropole punique sur les marchands italiens qui ravitaillaient les mercenaires insurgés : Carthage consentit à les libérer en échange des derniers prisonniers de guerre puniques. Rome put dès lors soutenir l’effort militaire punique en autorisant Carthage à recruter des mercenaires en Italie, d’après Appien, et à s’y ravitailler, tout en refusant les mêmes faveurs aux insurgés d’Afrique. Il faut dire que l’image du mercenaire pâtissait alors d’une réputation de versatilité et de subversion que le martyre de Messine, quelques décennies plus tôt, n’avait pas arrangé.
Cantonnée à une partie du littoral sarde, la rébellion ne s’étend à toute l’île qu’après le débarquement d’un corps expéditionnaire punique, sous le commandement d’un certain Hannon : très vite lâché, à son tour, par ses mercenaires, qui rallient la cause insurgée locale, le chef punique est crucifié. Les insurgés s’emparent alors de toutes les cités puniques locales et se rendent maîtres de l’île. C’est le moment que choisissent les indigènes pour se soulever contre les insurgés et les chasser, certainement à l’instigation des colonies phéniciennes de l’île, avec lesquelles ils entretiennent des rapports étroits. Les combats traînent jusqu’en 237, moment où Rome se décide finalement à répondre favorablement à la proposition des insurgés de leur offrir l’île. Malgré les protestations carthaginoises, les Romains restent fermes, arguant qu’ils ne se sentent pas concernés par les clauses du traité de Lutatius signé en 241, celui-ci n’ayant pas été ratifié par le sénat romain ! Devant la persistance des préparatifs de guerre carthaginois, ils menacent même d’engager leurs forces en cas d’intervention punique sur l’île. Non seulement la métropole africaine est contrainte de céder la Sardaigne à Rome – qui prend également possession de la Corse –, mais elle doit, en plus, s’acquitter d’un tribut supplémentaire de 1 200 talents, dispositions ajoutées au traité de Lutatius. Rome parvient ainsi à sécuriser le sanctuaire italien par ce verrou insulaire constitué par la Sicile, la Sardaigne et, accessoirement, la Corse. Cet objectif, véritable leitmotiv de l’influente puissance marchande campanienne, a déterminé la stratégie de l’Urbs durant pratiquement le dernier demi-siècle. L’irrésistible émergence d’Amilcar Barca sur la scène politique carthaginoise finit de convaincre le sénat romain d’enfreindre le traité de 241 : Rome, plus habituée à traiter avec la traditionnelle aristocratie carthaginoise, a pris la mesure du sentiment de revanche qui anime le Punique, dont on a évoqué la volonté de reprendre le combat contre Rome. Laisser la Sardaigne dans le giron punique revenait à laisser aux mains de Barca, et du parti de la guerre à Carthage, une rampe de lancement vers les côtes italiennes : le souvenir des derniers raids puniques, menés notamment par Barca, y était encore vivace.
La perte de l’île sarde est durement ressentie à Carthage : son annexion par Rome – que même l’historien proromain Polybe condamne – va durablement marquer la vie politique carthaginoise. Elle contribue dans l’immédiat à renforcer la position d’Amilcar Barca, un temps menacé pourtant par le sénat pour sa gestion des mercenaires de Sicile à la fin de la guerre. Réhabilité sous la pression populaire, le héros d’Eryx était même parvenu à concentrer « la stratégie de la Libye » entre ses mains au moment de coordonner les opérations militaires finales, et donc à éclipser son rival Hannon le Rab. Celui-ci payait là, en fait, les conséquences de la prise de la Sardaigne par Rome (238-237), en violation du traité de Lutatius. Partisan d’une certaine forme d’entente avec l’Urbs et représentant, s’il en faut, de cette politique pacifiste et économiste qui caractérise le pouvoir oligarchique à Carthage – et qui se manifestera lors de ses prises de position contre la politique volontariste et militariste d’Hannibal Barca –, le clan d’Hannon le Rab ne répond plus aux attentes du peuple carthaginois. Le ressentiment de celui-ci contre Rome est à la mesure du projet de revanche qu’Amilcar Barca commence à mettre en place. L’ascension politique du Barcide ne va pas sans susciter des inquiétudes et des oppositions dans les milieux hostiles au glorieux stratège et rappelle les précédents suscités par Hannon le Grand et Bomilcar. Les rumeurs malveillantes colportées sur lui – sa prétendue relation immorale avec son gendre Asdrubal le Beau et ses liens avec des milieux peu recommandables à Carthage –, rapportées par des sources antibarcides, témoignent des tensions politiques agitant la scène politique à ce moment. Celles-ci s’expliquent aisément : l’affirmation d’Amilcar Barca sur la scène politique carthaginoise conjuguée à la situation de crise que traverse la métropole africaine impose la concentration d’importants pouvoirs aux mains du Barcide. Protégé au sénat par de solides appuis internes, dont ses influents gendres Bomilcar et Asdrubal le Beau, et porté par l’émotion suscitée, à Carthage, par la perte de la Sardaigne, il parvient donc à se soustraire – fait sans précédent – à l’habituel contrôle sénatorial au sortir de son commandement, procédure institutionnelle courante depuis le milieu du IVe siècle. Surtout, il se fait octroyer des prérogatives militaires élargies et illimitées dans le temps en Libye et en Espagne, comme on le verra plus loin. De fait, même si elle se fait en collaboration étroite avec le sénat, dominé par les partisans de Barca, la stratégie militaire adoptée par Carthage lors du dernier tiers du IIIe siècle va être marquée du sceau barcide.
L’expédition numide
Les peuples qui ont activement soutenu la rébellion africaine subissent le poids de la répression punique. Les efforts se concentrent principalement dans les confins afro-numides, là où se préparait déjà une expédition militaire avant que n’éclate l’insurrection mercenaire. Amilcar Barca et Hannon le Rab, investis d’un nouveau commandement, reprennent le projet à la faveur d’une insurrection. Les Numides Micatanes paient chèrement leur soutien et leur participation à l’insurrection mercenaire, d’après Diodore. Le châtiment subi sera à la mesure de la haine implacable que les descendants de ces derniers exprimeront, plus tard, à l’égard de Carthage. L’identification des Micatanes aux Muxitani – ces derniers étant, sans doute, situés dans le district de Muxsi, dans la partie septentrionale de l’Etat africain – se trouve confortée par la proximité géographique avec la rebelle Hippone. S’il ne fait aucun doute qu’Hannon le Rab a concentré ses efforts vers l’intérieur africain, probablement jusqu’aux fossae punicae, Amilcar, en effet, semble avoir plutôt dirigé ses armées vers les côtes de l’actuelle Algérie, si l’on veut donner une continuité logique à sa marche vers Tingis, avant son passage en Ibérie : c’est une occasion pour Carthage de raffermir sa présence dans une région où Hippone, la grande cité locale, n’avait pas hésité à prendre le parti des insurgés mercenaires. Si le contrôle des côtes maghrébines n’était pas une nécessité pour le commerce punique, qui maîtrisait la navigation en haute mer, il le devenait depuis les pertes de la Sicile et de la Sardaigne : en perdant le contrôle de la partie aller du circuit commercial phénico-punique antérieur vers l’Ibérie, Carthage était contrainte de s’assurer la libre circulation le long des côtes maghrébines pour optimiser ses échanges économiques, politiques, mais aussi militaires avec l’Espagne barcide. La pacification des côtes maghrébines nécessitera du reste une seconde expédition, menée par Asdrubal le Beau. Dépêché par son beau-père Amilcar Barca à partir de l’Ibérie, sans doute après la soumission de la côte andalouse vers 236, il y mènera une longue guerre pour réduire l’insurrection numide. C’est lors d’un de ces affrontements que le général punique réussira à vaincre une armée numide : 8 000 hommes seront tués et 2 000 autres faits prisonniers. Il se trouvait toujours en Afrique à la mort d’Amilcar Barca, en 229.
C’est donc tout le circuit commercial punique en Méditerranée occidentale qui est remis en cause avec les pertes de la Sicile, puis de la Sardaigne et de la Corse. La révolte africaine et mercenaire a, de plus, contribué à aggraver la situation financière de Carthage, comme le montre le monnayage en or de mauvais aloi de cette époque. C’est à travers cette réalité commerciale et économique que doit être comprise l’expédition espagnole d’Amilcar Barca : l’objectif est d’accroître la mainmise punique sur l’Ibérie et de sécuriser la circulation maritime le long des côtes maghrébines. Le lourd tribut à payer à Rome nécessite, en outre, de trouver immédiatement de nouvelles sources de revenus. Reste à estimer la part du sentiment de revanche contre Rome dans le projet espagnol d’Amilcar. S’il ne fait aucun doute que le Barcide gardait dans un coin de sa tête le projet d’une guerre contre Rome, rien ne permet d’affirmer que l’Etat carthaginois avait préalablement coché celui-ci dans son agenda politique immédiat. C’est l’émotion suscitée à Carthage par la perte de l’île sarde qui a contribué à solidariser l’Etat carthaginois avec l’entreprise espagnole du Barcide : l’exploitation directe des mines argentifères de la péninsule devait soulager les finances publiques bien mal en point, comme le montre le contraste entre les monnaies de mauvais aloi d’argent et de bronze de l’immédiat après-guerre à Carthage et le monnayage beaucoup plus original d’argent et de bronze émis dans l’Espagne barcide. L’urgence pour l’Etat était avant tout de respecter les termes des traités conclus avec les Romains, donc de verser les indemnités de guerre, et de rebâtir les fondements de la puissance punique. Les ressources minières et humaines espagnoles offraient de belles opportunités. Il s’agissait aussi de se rapprocher des zones de recrutement en mercenaires ibères, marché traditionnel des forces militaires carthaginoises.