Le départ d’Asdrubal Barca pour l’Italie (printemps 207)
La prise de Carthagène marque un tournant décisif dans le conflit punico-romain en Espagne, malgré les trois armées puniques encore en service. Comme en Italie, à la suite de la chute de Capoue, elle entraîne dans son sillage la défection de nombreuses populations bien au sud de l’Ebre. La cause punique enregistre ainsi des pertes douloureuses et se révèle incapable de retenir ses meilleurs alliés espagnols : Edécon, chef des Edétans, et surtout les Ilergètes Indibilis et Mandonius rejoignent le camp romain ; Scipion, magnanime, leur permet de récupérer les membres de leurs familles otages à Carthagène. Cette hémorragie contraint Asdrubal Barca à affronter Scipion dans les plus brefs délais, pour aborder la bataille dans les meilleures conditions possibles. Renforcé par des troupes espagnoles, et une partie des équipages de la flotte romaine, inactive, Scipion n’attend que cela. Il se porte devant le camp du chef punique, à l’été 209, près de Baecula, à proximité de la ville actuelle de Bailén (Jaén) en Bétique. Adossé à une rivière, le camp punique est protégé, sur un côté, par un ensemble collinaire, sur lequel sont disposés des postes. Campé en face de lui, sur la plaine, Scipion fait détacher le corps des vélites et la première ligne de la légion avec pour mission de déloger les postes puniques installés à la lisière des collines, pendant qu’il maintient le reste de ses soldats en armes, derrière les retranchements. Voyant ses hommes en difficulté, Asdrubal se décide à ranger son armée le long des collines, tandis que des troupes légères romaines viennent renforcer leurs collègues. Et au moment où ces troupes parviennent au contact de l’infanterie punique, Scipion, à la tête de la moitié de son armée, contourne la colline, à gauche, tandis que son second, C. Laelius, effectue la même opération à droite, avec le reste de l’armée romaine. Attaqué sur ses ailes, le centre punique, jusque-là sûr de sa position, n’a pas le temps de disposer ses troupes. Accablé de tous les côtés, Asdrubal comprend vite que la bataille est très mal engagée quand il voit ses soldats battre en retraite, serrés de près par les Romains. Il a l’intelligence de faire évacuer ce qui reste de son armée pour éviter que la défaite ne se transforme en catastrophe. Les pertes sont néanmoins importantes, puisque 8 000 de ses soldats sont tués et 10 000 fantassins, essentiellement espagnols, faits prisonniers. Le butin amassé est laissé à la disposition des soldats, tandis que les alliés espagnols sont récompensés. Les prisonniers espagnols sont renvoyés dans leurs foyers, tandis que les Africains sont vendus. Parmi eux se trouve un jeune numide, Massiva, neveu de Massinissa, le prince massyle. Scipion, toujours aussi magnanime, le libère, le couvre de cadeaux, avec le secret espoir de recueillir plus tard les dividendes politiques de cette clémence. Il consacre le reste de l’été à recevoir la soumission de ce qui reste des populations espagnoles encore indécises, tandis qu’il fait dépêcher des troupes pour fermer les Pyrénées à Asdrubal Barca. Puis, de Castulo, il part prendre ses quartiers d’hiver à Tarragone.
Pendant ce temps, les chefs carthaginois se sont réunis pour décider de la suite à donner aux affaires espagnoles en 208. Il est décidé qu’Asdrubal Barca, avec une armée renforcée, devra rejoindre coûte que coûte l’Italie ; Asdrubal ben Gisco, à la tête de son armée et de celle de Magon Barca, doit tenir l’Espagne du Sud, en attendant les renforts que le cadet des Barca ne manquera pas de ramener des Baléares. Massinissa, pour sa part, est chargé, avec 3 000 cavaliers, de ravager les territoires ennemis et de secourir les alliés au-delà du Guadalquivir. Asdrubal Barca, pour tromper l’ennemi, longe alors la côte atlantique, où il peut tranquillement recruter des soldats celtibères, avant de franchir les Pyrénées au printemps 207 et de rejoindre l’Italie par la Gaule. Scipion vient d’échouer dans la principale mission qui lui avait été assignée : empêcher qu’une armée punique ne prenne le chemin de l’Italie à partir de l’Espagne.
Rupture du fragile équilibre punique en Italie méridionale
Malgré la chute de Tarente, Hannibal parvient tant bien que mal à maintenir les positions puniques en Italie du Sud. Au printemps 208, les deux consuls de l’année, T. Quinctius Crispinus et – pour la quatrième fois – M. Marcellus rejoignent leurs troupes, le premier campé à Bantia et le second à Venouse. Hannibal vient les rejoindre, après s’être assuré que le siège de Locres, entamé par le consul T. Crispinus, a été en partie levé. Il a appris que le port constitue l’objectif des deux armées consulaires qui comptent bien reprendre le siège. Une flotte de Sicile a été sollicitée en ce sens, alors qu’une partie de l’armée romaine stationnée à Tarente prenait la route de Locres. Le stratège punique dépêche, vers la fin de l’été 208, une troupe de 5 000 soldats, cavaliers et fantassins, pour couper la route de Tarente. Cachés au pied de la colline de Pétélia, ils surprennent les troupes romaines : 2 000 hommes sont tués et 1 500 faits prisonniers. Pendant ce temps, T. Crispinus et M. Marcellus, venus reconnaître le terrain sur une colline boisée située entre les deux camps, punique et romain, tombent dans une embuscade dressée par un escadron de cavaliers numides. Le vainqueur de Syracuse et une partie de la troupe de cavaliers qui l’accompagnait sont tués, tandis que le reste et T. Crispinus, gravement blessé, parviennent péniblement à rejoindre leur camp.
Après avoir rendu les honneurs à la dépouille de M. Marcellus, Hannibal fait parvenir à Salapia un transfuge romain muni d’une lettre frappée du sceau de l’anneau de l’illustre consul romain : celle-ci enjoint à la cité de lui ouvrir les portes à son arrivée. Mais T. Crispinus a eu le temps de prévenir les cités environnantes qu’Hannibal était en possession de la bague du défunt consul. C’est d’ailleurs ce qui permet à Salapia de tendre un piège à Hannibal : celui-ci s’était en effet empressé de dépêcher auprès de la cité apulienne une troupe punique armée à la romaine pour tromper l’ennemi. Un demi-millier de soldats périssent ainsi à l’intérieur des murs de la cité.
Le siège de Locres ayant repris de plus belle, le stratège punique y dépêche la cavalerie numide, le reste de l’armée la suivant. Une sortie de la garnison punique de Locres, conduite par Magon le Samnite, combinée à l’attaque de la cavalerie numide – avertie par un signal –, met en fuite les troupes assiégeantes, qui abandonnent même sur place tout le matériel de siège. Pendant ce temps, les armées consulaires se replient, qui à Venouse, qui à Capoue, en attendant l’arrivée de commandants aptes à diriger les opérations en Italie méridionale. Le consul T. Crispinus a le temps de nommer dictateur T. Manlius Torquatus, avant de succomber à ses blessures à la fin de l’année 208. C’est la première fois que la République romaine perd deux consuls en exercice.
Rien ne se passe de mémorable jusqu’à la nomination des deux consuls de l’année 207, C. Claudius Néron et M. Livius, surnommé plus tard « Salinator » pour la taxe sur le sel qu’il impose lors de sa censure en 204. La situation délicate en Italie, avec l’arrivée prochaine d’une armée punique sous la conduite d’Asdrubal Barca, a imposé le retour de M. Livius, qui s’était retiré de la vie politique en 219 et auprès de qui il fallut insister pour qu’il accepte le consulat – qui plus est en compagnie de Claudius Néron, avec lequel il entretient une vieille inimitié. On prend donc soin de leur attribuer des provinces militaires éloignées l’une de l’autre : M. Livius hérite de la Gaule pour s’opposer à Asdrubal Barca et C. Claudius Néron de la Lucanie et du Bruttium, chacun à la tête de deux légions. Leur mission est d’éviter coûte que coûte que les armées des Barcides n’opèrent leur jonction. M. Livius doit en outre empêcher Asdrubal de rejoindre la Gaule Cisalpine, région où il est susceptible de grossir ses forces, et l’Etrurie, en effervescence. C’est pourquoi il réclame le renforcement de ses légions d’éléments endurcis : d’Espagne parviennent 8 000 Espagnols et Celtes, 2 000 légionnaires et 1 000 cavaliers numides et espagnols ; s’y ajoutent les troupes de volontaires esclaves, qui s’étaient illustrées en Italie méridionale, et 3 000 archers et frondeurs de Sicile.
Il était temps. Asdrubal Barca, après avoir passé ses quartiers d’hiver en Gaule, vient de franchir les Alpes et a atteint la plaine du Pô au printemps 207. La rapidité de sa marche a surpris jusqu’aux consuls puisqu’ils entrent en campagne plus tôt que prévu : Appien nous affirme qu’Asdrubal a parcouru en deux mois le trajet qu’Hannibal effectua en six ! Ce dernier est lui-même pris de court : le stratège ne quitte ses quartiers d’hiver que bien trop tard, pensant que son frère connaîtra les mêmes problèmes que lui lors de la traversée de la Gaule et des Alpes. Non seulement Asdrubal est bien accueilli par les tribus gauloises, mais elles viennent renforcer ses troupes tout le long de son parcours vers l’Italie. Si bien qu’arrivée en Etrurie, l’armée punique compte 48 000 fantassins, 8 000 cavaliers et 15 éléphants. Il faut dire que le passage d’Hannibal une dizaine d’années auparavant, avait rendu les Puniques familiers aux autochtones.
Vingt-trois légions sont constituées pour faire face à la menace barcide en Italie. Sept d’entre elles, réparties entre le consul Claudius Néron et les commandants Q. Fulvius Flaccus, C. Hostilius Tubulus et Q. Claudius Flamen, sont chargées de contenir Hannibal dans le sud. Après avoir passé ses quartiers d’hiver à Locres, le chef punique se laisse surprendre dans le territoire tarentin : une attaque inopinée de C. Hostilius Tubulus, alors que l’armée était en marche, lui coûte 4 000 hommes. Puis, le propréteur rencontre Claudius Néron, près de Venouse. Des deux armées ainsi réunies, le consul tire 40 000 fantassins et moins de 3 000 cavaliers pour mener campagne contre Hannibal, tandis que le reste va soutenir le proconsul Fulvius Flaccus à Capoue. Revenu dans le Bruttium, Hannibal renforce son armée de toutes les garnisons de la région, avant de se rendre en Lucanie, à Grumentum, dans l’espoir de s’emparer de quelques cités locales. Il y rencontre l’armée romaine de Claudius Néron, qui parvient à provoquer l’armée punique et à la bousculer, sans conséquences puisque Hannibal peut pousser, ensuite, jusqu’à Venouse, près de laquelle il est encore accroché par son adversaire. Le stratège punique juge alors prudent d’opérer une retraite vers Métaponte pour réorganiser ses troupes, inférieures en nombre. Là, il charge Hannon Barca, commandant de la garnison locale, de lever des soldats dans le Bruttium, avant de se rendre à Canusium, via Venouse.
Entre-temps, Asdrubal Barca perd un temps précieux à assiéger Plaisance. Puis, se décidant finalement à reprendre sa marche vers le sud, il envoie à Métaponte des messagers porteurs d’une lettre enjoignant Hannibal de le retrouver en Ombrie. Mais les messagers, après avoir manqué Hannibal à Venouse, empruntent par erreur la route menant vers Tarente et sont interceptés par des fourrageurs romains. Après avoir pris connaissance du contenu du message, Claudius Néron prévient Rome de son initiative : il est décidé à passer outre l’interdiction qui est faite à tout consul de dépasser le domaine militaire qui lui est prescrit et à aller renforcer l’armée de l’autre consul Livius Salinator, basée à Sena Gallica sur l’Adriatique. Il fait organiser le ravitaillement de sa troupe le long du trajet devant le mener vers son collègue, c’est-à-dire le long de la côte est italienne ; puis, feignant une attaque contre la cité lucanienne la plus proche, il prend, de nuit, le chemin du Picenum. Le consul ne le fait cependant, à la fin du printemps 207, qu’après avoir pris toutes les précautions : il laisse face à Hannibal à Canusium le gros de ses troupes, sous les ordres de son légat, sachant pertinemment qu’il peut compter en outre sur la présence des forces du proconsul Fulvius Flaccus.
Parti sans bagages avec l’élite de son armée, 6 000 fantassins et 1 000 cavaliers, renforcée en route par des vétérans volontaires, Claudius Néron est près de son collègue après quelques jours de marche forcée. Les renforts sont accueillis discrètement par le consul Livius Salinator, afin de les masquer à l’ennemi, installé à proximité. Associée aux deux légions du préteur L. Porcinius Licinus, campées non loin de Sena Gallica, cette armée romaine réunie dispose d’une indéniable supériorité numérique sur l’armée punique. C’est pourquoi les Romains ne tardent pas à proposer la bataille à l’ennemi. Ayant, dans un premier temps, disposé ses troupes en ordre de bataille devant son camp, Asdrubal comprend trop tard que l’armée romaine a été renforcée et qu’il a désormais en face de lui deux consuls. Abandonnée par ses guides, l’armée d’Asdrubal tente de semer l’ennemi, mais sa méconnaissance des lieux lui fait perdre un temps précieux. Errant entre les marais et les étangs, le long d’un fleuve infranchissable, elle est finalement rattrapée par la cavalerie romaine, bientôt rejointe par les troupes légères. Fixée par les incessantes attaques ennemies, l’armée punique est en outre empêchée de fortifier un camp. L’arrivée de l’infanterie romaine en ordre de bataille contraint Asdrubal Barca à accepter le combat, en l’état.
Il dispose les Gaulois sur l’aile gauche et les Espagnols, sous son commandement, sur l’aile droite, tandis que les Ligures sont alignés au centre, derrière une ligne d’éléphants. Une colline couvre les troupes gauloises, ce qui contraint Asdrubal à donner de la profondeur à son centre, au détriment de la largeur. De leur côté, les consuls prennent la tête des ailes, Livius Salinator se retrouvant en face d’Asdrubal, tandis que le préteur Porcinius est chargé de diriger le centre romain. L’essentiel de la bataille se joue du côté où se trouvent Asdrubal et Salinator : l’élite de l’armée punique fait plus que résister à l’ennemi, après que la charge des éléphants a fait reculer le centre romain et que les Espagnols et les Ligures ont réussi à fixer l’ennemi. Conditionné par le relief, le combat sur l’autre aile stagne, Claudius Néron n’étant pas parvenu à subjuguer l’adversaire de ce côté. Fort de la supériorité numérique dont dispose l’armée romaine, il décide alors de porter un coup décisif du côté où le combat fait rage : débauchant l’aile gauche de quelques cohortes, Claudius vient se placer derrière les lignes romaines ; puis, par un mouvement tournant décisif, facilité par la faible largeur du front punique, il se rabat sur le flanc droit et, bientôt, sur les arrières de l’ennemi. Ainsi enveloppée, l’élite de l’armée punique est décimée et l’aile gauche, déjà bien affaiblie par les désertions et la fatigue, progressivement anéantie. Asdrubal Barca tente tout ce qu’un général peut faire en de telles circonstances ; mais, accablé de toutes parts et voyant que l’issue de la bataille ne fait plus aucun doute, il choisit de mourir héroïquement, les armes à la main, plutôt que de survivre au désastre.
Triste destinée que celle d’Asdrubal Barca, dont l’image et le parcours ont souffert de la comparaison avec son glorieux aîné. Le mérite du Barcide est pourtant grand si l’on prend en compte les situations dans lesquelles il s’est à chaque fois retrouvé, c’est-à-dire pratiquement toujours en infériorité numérique, que ce soit en Espagne ou au Métaure : Hannibal ne lui laisse que 15 000 mercenaires pour gérer l’Etat punique d’Espagne. Il ne peut même plus compter sur les 10 000 hommes d’Hannon, très tôt décimés par les Romains à Cissé. A titre de comparaison, Cn. Scipion, lorsqu’il débarque en Espagne en 218, est à la tête de 24 000 soldats et plus de 60 quinquérèmes ! Le rapport de force ne changera jamais vraiment, les renforts puniques, bien inférieurs en quantité comme dans la qualité de leur armement, s’évertuant surtout à combler les pertes dues aux revers. Asdrubal Barca a du reste consacré autant de temps, et d’efforts, à pacifier le domaine de Carthage en Espagne qu’à lutter contre les Romains. Ce qui explique sans doute qu’il n’ait pu vraiment optimiser la double victoire obtenue sur les frères Scipion en 211. La manière avec laquelle elles sont réalisées, tout en mobilité et en coordination, illustre parfaitement le degré de compétence atteint par Asdrubal Barca et que le fin expert militaire qu’était Polybe n’a pas manqué de souligner dans un sincère éloge. En réalité, en contribuant à immobiliser jusqu’à quatre légions romaines en Espagne pendant plus de dix ans, Asdrubal a sans doute contribué, autant qu’Hannibal, à retarder le débarquement romain en Afrique.
L’annonce de la destruction de l’armée punique au Métaure et de la mort d’Asdrubal Barca parvient très vite à Hannibal sous la forme d’un macabre message : la tête de son frère est jetée devant le camp punique près de Canusium. C’est que Claudius Néron s’est dépêché, immédiatement après sa décisive contribution, de rejoindre le camp romain en Apulie. A Rome, on a très vite saisi la portée stratégique de l’événement : la victoire est accueillie avec allégresse et effervescence tant l’arrivée d’Asdrubal Barca en Italie avait suscité angoisse et inquiétude. Les consuls victorieux ont même droit au triomphe au début de l’année 206.
La fin de l’Ibérie punique (206)
En Espagne, Asdrubal Barca avait été remplacé par un commandant punique, Hannon, venu d’Afrique avec une nouvelle armée, renforcée localement de Celtibères et jointe aux forces de Magon. P. Scipion dépêche contre elle, à l’été 207, J. Silanus, fort de 10 000 fantassins et 500 cavaliers. Constatant que l’ennemi est divisé en deux camps, il décide de s’attaquer à celui des Celtibères, fraîchement recrutés. Les Romains ont déjà accroché les positions ennemies alors que Magon sort tout juste de son camp. Le Barcide a à peine le temps de ranger ses troupes en formation de combat ; elles sont très vite balayées par la charge énergique des Romains. Le corps des Celtibères est décimé et le commandant Hannon fait prisonnier. Magon, constatant que la bataille est mal engagée, choisit de préserver sa cavalerie et, avec 2 000 de ses meilleurs fantassins, rejoint Asdrubal ben Gisco. Fort de ce succès, P. Scipion décide de les attaquer dans la région de Gadès même, pendant l’hiver 207. Mais l’expédition ne mène à rien, Asdrubal ben Gisco ayant dispersé ses troupes entre les différentes garnisons des cités amies. P. Scipion se contente de la prise d’une des plus riches cités de la région, Orongis, par son frère Lucius Scipion, avant de regagner ses bases à Tarragone.
Au printemps 206, Asdrubal ben Gisco réunit toutes ses troupes et se retranche près d’Ilipa. Fort d’une armée de 50 000 fantassins, 4 000 cavaliers et 32 éléphants, le général punique compte optimiser ce potentiel en déployant ses forces dans la plaine qui s’étend devant son camp. P. Scipion ne tarde pas à le rejoindre, à la tête de 45 000 fantassins et 3 000 cavaliers ; le chef romain s’est privé volontairement des auxiliaires espagnols, jugés peu fiables. Les Romains viennent à peine de commencer d’établir leur camp, en face des Puniques, qu’ils sont attaqués par la cavalerie numide et ibère de Massinissa et Magon Barca. Mais P. Scipion avait prévu une initiative de ce genre et la cavalerie qu’il avait laissée à l’écart n’a pas beaucoup de mal à mettre en déroute l’ennemi. L’engagement, cependant, n’a lieu que quelques jours plus tard. Constatant que les Puniques disposent toujours les Africains au centre et les éléphants aux ailes, devant les auxiliaires espagnols, P. Scipion intervertit l’ordre de ses troupes et place les Romains aux ailes tandis que les alliés espagnols occupent le centre. Puis, il fait avancer les vélites et la cavalerie afin d’attirer l’ennemi au combat.
Prise au dépourvu, l’armée punique n’a même pas le temps de se restaurer et se met aussitôt en ordre de bataille. Le combat des troupes légères et de la cavalerie ne donnant rien, P. Scipion fait retirer les vélites par les intervalles et les replace derrière les extrémités du centre romain. Puis il présente l’ensemble vers l’ennemi, ordonnant au centre de s’avancer tandis que les extrémités étendent leurs ailes, avec pour ordre d’attaquer sans attendre. De sorte que l’essentiel du combat concerne d’abord les ailes. Les fantassins africains sont partagés entre le désir de secourir leurs frères d’armes aux extrémités et la nécessité de ne pas affaiblir le centre, de peur que les Romains ne s’y engouffrent et coupent l’armée punique en deux. Attaquées par-devant et sur ses flancs, à la fois par la cavalerie, les troupes légères et les cohortes romaines, les ailes puniques sont sur le point d’être enveloppées, avant même que les fantassins africains, l’élite de l’armée punique, ne puissent intervenir. Accablés par la chaleur et la faim, les soldats puniques commencent à céder sous la pression ennemie et il faut tout le savoir-faire d’Asdrubal ben Gisco pour que l’ensemble ne se débande pas. Réussissant tant bien que mal une retraite ordonnée, l’armée punique, pressée de près par l’ennemi, finit par tourner le dos et s’enfuir vers son camp en désordre. Une pluie providentielle la sauve d’un désastre certain ; même les soldats romains regagnent leurs retranchements avec peine, remettant au lendemain l’attaque du camp punique. Mais Asdrubal ben Gisco, constatant la défection des troupes turdétanes, juge prudent de se retirer à la faveur de la nuit. Lancées à sa poursuite, la cavalerie et les troupes légères romaines parviennent à fixer l’armée punique en fuite, permettant ainsi aux légions romaines de la rattraper et de lui infliger de sévères pertes. Retranchés sur une colline fortifiée à la hâte, les restes de l’armée punique résistent un temps au siège mené par J. Silanus, avant de se retirer derrière les murs de Gadès. Magon Barca ne tarde pas à l’y rejoindre.
Entre-temps, P. Scipion s’est retiré à Tarragone avec le reste de l’armée romaine, non sans s’être assuré, de gré ou de force, le ralliement de tribus et de cités encore alliées aux Puniques. Le vainqueur des Asdrubal prépare déjà le terrain en Afrique et se soucie d’avance des alliances qu’il espère renforcer localement. Laissant la direction des troupes à J. Silanus et L. Marcius, il se rend justement en Afrique, à la cour du roi Syphax, à Siga. Malgré la présence concomitante d’Asdrubal ben Gisco – qui, de Gadès, y fait escale pour regagner Carthage – auprès de Syphax, et les liens d’hospitalité qui les unissent, le roi des Massaesyles conclut un accord secret avec le chef romain, en vertu duquel il s’engage à venir en aide aux Romains lors de leur prochaine campagne africaine. Revenu en Espagne, P. Scipion s’évertue alors à pacifier la Bétique au printemps 206. Il prend Iliturgi et massacre sa population pour la punir de sa trahison. Puis, il obtient la capitulation de Castulo après le massacre, par les Espagnols, des restes de l’armée vaincue d’Asdrubal ben Gisco. Après avoir éteint et puni, en été 206, un début de mutinerie au sein de ses propres troupes causée par des problèmes de trésorerie, P. Scipion affronte le soulèvement des Ilergètes et des Lacetani, sous la direction de Mandonius et Indibilis. Les princes espagnols viennent d’entrer dans le territoire des Sedetani, alliés des Romains, à la tête de 20 000 fantassins et 2 500 cavaliers. Mais ils sont écrasés non loin de l’Ebre, après que P. Scipion eut réussi à les attirer dans une étroite vallée et à annihiler la force de leur cavalerie, tandis que la sienne, contournant les collines, parvenait à tomber sur les arrières ennemis. Les deux tiers des troupes espagnoles sont décimées ; le dernier tiers, peu impliqué jusqu’alors du fait de la physionomie des lieux, parvient à fuir. Cette victoire consacre la suprématie romaine en Espagne. Indibilis et Mandonius obtiennent la clémence de P. Scipion et rallient le camp romain tandis que Massinissa, prétextant un raid en territoire ennemi, vient concrétiser à l’automne 206 des discussions entamées au lendemain de la défaite d’Ilipa : le prince numide offre son alliance, dès lors que les Romains auront débarqué en Afrique.
La cause étant entendue en Espagne, le sénat carthaginois fait parvenir à Magon les sommes nécessaires à la levée d’une armée : ordre lui est donné de recruter des troupes auxiliaires en Gaule et en Ligurie et de passer en Italie, à la tête de la flotte qu’il a sous ses ordres. C’est dans cette optique que le général punique pille Gadès et ses temples, et rançonne ses habitants pour compléter son trésor. Puis, après un raid manqué contre Carthagène, Magon prend ses quartiers d’hiver sur l’île de Minorque, aux Baléares. Abandonnée, Gadès ne tarde pas à se rendre aux Romains en cette fin d’automne 206. Entre-temps, Scipion s’est rendu à Rome pour recueillir les fruits de sa victoire espagnole : le peuple, reconnaissant, lui fait un véritable triomphe au printemps 205. Son départ entraîne bien une nouvelle révolte d’Indibilis, à l’été 205, mais elle est écrasée par les successeurs de Scipion en Espagne, Lucius Lentulus et L. Manlius Acidinus.
Du nord à l’extrême sud de l’Italie : l’échec des ultimes tentatives barcides
Pour Hannibal Barca, il ne s’agit plus de tenter quoi que ce soit en Apulie et en Campanie. Tout juste peut-il désormais protéger le réduit qu’il a sanctuarisé dans le Bruttium, en attendant d’hypothétiques renforts. Les Lucaniens ne tardent donc pas à se livrer aux Romains en 206. La peur de la trahison et le besoin contraignent le Barcide à adopter des mesures sévères envers ses « hôtes » bruttiens. Des suspects sont exécutés et leurs biens saisis, des populations sont déplacées pour permettre une meilleure protection des places fortes, alors que les contributions se font toujours plus contraignantes pour les locaux. 205 est marquée par une épidémie qui frappe à la fois les forces romaines et les forces puniques, contribuant à stabiliser le front bruttien pendant la première moitié de l’année. C’est pendant cet été qu’Hannibal fait dédier un autel en bronze dans un temple estimé et vénéré de la grécité, celui d’Héra, au cap Lacinion, près de Crotone : une très longue inscription bilingue, en grec et en punique, dont nous avons parlé, y commémore le récit de ses exploits guerriers, en même temps qu’est donné un aperçu des forces puniques avant l’expédition d’Italie.
P. Scipion, à partir de Messine, parvient néanmoins – grâce à des complicités locales – à s’emparer de Locres pendant l’été 205, malgré l’intervention d’Hannibal Barca. Le consul a dû pour cela sortir de sa province sicilienne, encouragé par les promesses de détenus locriens de lui livrer la cité. Les années qui suivent voient Hannibal Barca s’évertuer à conserver les ports du Bruttium, ultimes embarcadères pour l’Afrique, malgré le blocus naval qui lui est imposé. Le stratège punique n’espère plus rien de l’alliance macédonienne : Philippe V, contenu sur l’Adriatique par les Romains, s’épuise dans une guerre larvée contre la ligue étolienne et doit, en plus, faire face à l’agitation des Thraces depuis 207. Las, le roi macédonien saisit l’opportunité que lui offre une médiation épirote pour conclure une avantageuse paix avec les Romains : le traité de Phoenikê, signé à la fin de l’été 205, annule de fait l’accord établi en 215 avec Hannibal.
L’arrivée de Magon Barca dans le nord de l’Italie laisse toutefois espérer la reprise d’une initiative punique, abandonnée en Italie depuis la défaite du Métaure. Il est parti de l’île de Minorque à la tête de 12 000 fantassins et 2 000 cavaliers, et d’une flotte de 30 quinquérèmes ; son arrivée soudaine devant Gênes au printemps 205 permet au cadet des Barcides de s’emparer sans coup férir de la cité et de son port. Puis, soutenant les alliés ligures traditionnels, les Ingauni, contre un peuple ligure ennemi, le chef punique parvient à renforcer ses forces par l’enrôlement de soldats locaux et gaulois. Après s’être définitivement assuré l’alliance de Syphax à la fin de l’année 205, l’Etat carthaginois peut envoyer des renforts à Magon, lui donnant pour mission d’opérer la jonction avec son frère et de fixer le maximum de forces romaines en Italie : 25 navires de guerre, 6 000 fantassins, 800 cavaliers et 7 éléphants, ainsi que de fortes sommes d’argent pour recruter sont dépêchés auprès du cadet des Barcides. Fort de ces apports, Magon Barca peut amplifier sa propagande sur la liberté des peuples auprès des habitants de Gaule Cisalpine et de la côte ligure, avant de préparer sa campagne de recrutement de soldats ligures et celtes durant tout l’hiver 205-204. Pendant ce temps, les Romains s’emploient à fermer les issues vers le sud devant Magon Barca : le proconsul d’Etrurie M. Livius Salinator et le préteur Spurius Lucretius, chargé de la Gaule Cisalpine, opèrent leur jonction à Rimini, pendant que M. Valerius Laevinus mène deux légions à Arezzo. Et pour cause : Magon Barca s’évertue tout le long de l’année 204 à attiser des soulèvements en Etrurie, contenus par la seule présence des troupes du consul M. Cornelius Cethegus. Les notables étrusques qui complotent sont exilés et leurs biens saisis.
A l’extrême sud de l’Italie, le consul P. Sempronius Tuditanus s’est surtout efforcé, depuis le printemps 204, d’engranger des réserves, notamment par le pillage des campagnes bruttiennes. C’est au cours d’une rencontre inopinée que s’engage un combat, près de Crotone, très vite à l’avantage d’Hannibal, à l’été 204 : 1 200 Romains restent sur le champ de bataille. Le consul romain parvient à se retirer de nuit du camp où il s’était réfugié ; puis, ayant fait mander le proconsul Licinius Crassus, ce sont 4 légions qui retournent affronter le Barcide. Dépassé par le nombre, Hannibal est contraint de se retirer à Crotone. Le consul romain en profite pour soumettre nombre de cités bruttiennes, dont Consentia et Clampetia.
Au nord, la situation n’est pas plus reluisante. Cela fait près de deux ans maintenant que Magon évite soigneusement d’affronter les 4 légions romaines qui lui coupent la route vers le sud, attendant de les affronter séparément. Mais la présence du cadet des Barcides dans le nord de l’Italie se fait aux dépens des ressources de ses alliés. Il lui faut donc agir non seulement pour trouver d’autres terres de ravitaillement mais, surtout, pour se rapprocher de son frère Hannibal. Il est donc contraint de livrer bataille en pays insubre, dans la région de Milan, pendant l’été 203. Les forces romaines, dirigées par le proconsul M. Cornelius Cethegus et le préteur P. Quinctilius Varus, sont réparties de manière classique, en trois rangs. Magon Barca a disposé en première ligne les Ligures, laissant les Gaulois en appoint. L’issue du choc des infanteries demeure longtemps indécise. Les Ligures soutiennent vigoureusement la charge des hastati, puis celle des principes, avant que l’arrivée des triarii sur le front ne soit annihilée par la deuxième ligne gauloise de l’armée punique. Les Romains tentent bien de déstabiliser le front punique par une vigoureuse charge de la cavalerie sous la direction du préteur Varus, mais elle est repoussée par l’arrivée de la troupe d’éléphants de guerre. Ce n’est que lorsque les hastati – qui s’étaient, entre-temps, retirés entre les lignes et réorganisés en arrière – viennent renforcer les ailes du front romain que le cours de la bataille bascule réellement. Les Romains, après avoir culbuté le corps gaulois, attaquent si vigoureusement les éléphants de guerre que ceux-ci finissent par se retourner sur l’armée punique, contribuant à désorganiser la première ligne ennemie. Magon s’attelle alors à faire reculer ses lignes en bon ordre. Mais lorsqu’il chute, blessé par un trait et évacué, l’armée punique ne tarde pas à prendre la fuite. Ce n’est finalement que grâce à la maîtrise de Magon que les pertes sont limitées : moins de 5 000 soldats périssent ; les Romains en perdent 2 500, dont 3 tribuns militaires et une vingtaine de chevaliers. Les Puniques, retranchés derrière leur camp fortifié, attendent la nuit avant de quitter les lieux et de se retirer en Ligurie.
Hannibal Barca voit disparaître, avec la défaite de son frère Magon, sa dernière chance de reprendre l’initiative en Italie. Il doit en outre faire face à la défection des cités bruttiennes, qui se livrent les unes après les autres aux Romains, malgré l’adoption de mesures drastiques. Enfin, d’usants combats contre les légions romaines grignotent toujours plus ses troupes. Aussi, lorsqu’il est devenu évident qu’il ne tiendra pas longtemps dans un territoire qui lui devient de plus en plus hostile, à mesure que l’étoile punique pâlit, Hannibal se résout à répondre à l’appel de la patrie en danger : c’est que P. Scipion, le futur « Africain », a commencé à imposer sa loi dans les territoires de l’Etat carthaginois.