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Les réformes urbanistiques

L’expansion urbaine, amorcée à Carthage à la fin du Ve siècle, dégage dès le début une volonté de planification rationnelle et un souci de monumentalité. A l’aménagement de vastes ensembles résidentiels et à l’extension du cadre urbain s’ajoute la constitution progressive d’un système défensif et d’installations portuaires à la mesure de la mégalopole qu’est devenue Carthage, le tout intégré dans un schéma directeur réfléchi. Cette conception de la configuration urbaine se développe à une époque où ces mêmes phénomènes sont perceptibles dans l’ensemble du monde grec.

Une politique urbaine marquée par le monumentalisme

L’ampleur de l’extension urbaine – malgré son étalement dans la durée –, ajoutée aux nouvelles perspectives dimensionnelles apportées, dénote une réelle volonté de monumentalisme de la part des concepteurs du projet urbain initié dès la fin du Ve siècle. En cela, l’évolution urbanistique et architecturale de la cité punique répond clairement à une conception monumentale programmée, telle que l’on peut la constater dans le monde grec, particulièrement en Sicile. De l’affirmation du rôle fonctionnel attribué à la colline-acropole de Byrsa à la conception-programme de vastes quartiers résidentiels, en passant par la constitution monumentale des enceintes défensives et celle d’un complexe portuaire, l’architecture urbaine de la Carthage punique expose et renforce les manifestations symboliques du pouvoir oligarchique. Un passage littéraire, que l’on doit à Diodore de Sicile, est particulièrement révélateur de la « fracture » urbanistique qui était déjà une réalité au IVe siècle. L’auteur grec, narrant le coup d’Etat fomenté par le général Bomilcar à Carthage, distingue la vieille ville de la ville neuve, la « Néapolis », ce qui indique la constitution d’un nouvel ensemble urbain par rapport à l’ancien. Ce nouveau quartier convient bien aux étendues situées au-delà de la couronne des nécropoles, au nord, c’est-à-dire dans l’actuel plateau de l’Odéon : il ne peut s’agir, en effet, que d’un faubourg à l’habitat relâché et dispersé, puisque Bomilcar a pu y rassembler des milliers d’hommes. On n’a d’ailleurs pas manqué d’y voir la naissance du vaste quartier périphérique, véritable banlieue, connue plus tard sous le nom de Mégara, d’autant que les nombreux vestiges d’habitats tardifs reconnus dans les environs immédiats et à l’intérieur même de ce nouveau quartier – dans les alentours de Sidi Bou Saïd (sanctuaire) et de Gammarth (villa rurale) – ne remontent pas plus haut que le IVe siècle. Mieux : une vaste zone de Mégara, située à l’ouest et au sud-ouest de Carthage, au plus près de la colline de Byrsa, a connu une urbanisation dense dès la seconde moitié du IVe siècle.

En bord de mer, le quartier d’habitation établi à partir de la fin du Ve siècle, sur des remblais d’habitations d’époque archaïque, avait prévu un espace libre d’une trentaine de mètres entre lui et le mur de mer : une large grève plate et sablonneuse s’étendait en effet au pied du rempart avant l’extension du quartier. Cette aire sera, de fait, comblée au cours du IIIe siècle par les habitations du nouveau quartier, lequel s’avancera jusqu’à l’ancienne muraille. Le quartier punique de bord de mer, appelé par convention quartier « Magon », va en effet connaître des modifications allant dans le sens du monumentalisme puisque cette extension programmée s’accompagne d’un remaniement de l’accès maritime : une porte-poterne est aménagée à l’orée d’une artère importante débouchant sur la mer, en même temps que les habitations sont unifiées et remaniées pour laisser place à de somptueux palais à cour à portique. L’habitat progressera vers le rivage plus tard, au IIe siècle, avec le déplacement du mur de mer. Ce schéma urbanistique continu, dans lequel a été prévu l’emplacement de lotissements de terrain pour de futures constructions, est connu de l’urbanisme sicilien : celui-ci a organisé, dès le VIe siècle, un programme de développement urbain étalé sur le temps, lequel programme a également tenu compte des futurs besoins édilitaires et de constructions civiles dans le cadre d’une phase de constructions monumentales. Sélinonte présente, à ce propos, un excellent exemple de cette conception projectuelle.

Il faudra attendre la seconde moitié du IVe siècle pour voir l’urbanisme carthaginois dépasser réellement les limites de la « vieille ville ». Au sud du site carthaginois, la fin du Ve siècle marque l’arrêt des activités artisanales archaïques près de l’aire sacrée de Salammbô ; cela se traduit par l’expansion urbanistique de la ville punique qui atteint le sud, au-delà du decumanus IV romain, sans toutefois s’étendre jusqu’à l’aire sacrée. Cet espace intermédiaire demeure à l’état lagunaire et n’est pas urbanisé avant le milieu du IIIe siècle. On constate à peu près le même phénomène à l’ouest de la ville, sur la colline de Byrsa : à une nécropole punique attestée aux VIIe et VIe siècles – sur son versant sud, celui faisant face à la mer – succèdent en partie, à partir du Ve siècle, des installations métallurgiques, la nécropole ne subsistant plus que par endroits. Ainsi, et alors qu’une partie de la moyenne pente sud-ouest a continué à abriter des tombes pratiquement jusqu’en 146, elles disparaissent au profit d’habitations sur le versant est au IVe siècle : à Bir Massouda, la cité s’étend aux dépens des installations métallurgiques d’époque archaïque. L’urbanisme progresse également vers le nord et le nord-est aux dépens des vieilles nécropoles de Douïmès, Dermech, Junon et du Théâtre avec des vestiges d’habitats (citerne, murs, pavements) datables du IVe siècle.

Les rues et la voirie participent, à leur tour, à cet effet monumental voulu par les urbanistes puniques. Une rue principale, située sous le decumanus maximus de la Carthage romaine, dans la région où il croise le cardo X, a été élargie vers la fin du Ve siècle, époque à laquelle elle avait une largeur de 3 mètres : le pavage de cailloux est d’abord remplacé par des plaques de calcaire après avoir rehaussé la rue d’une pente d’environ 10 % sur l’axe nord-sud, cet aménagement étant accompagné de l’installation d’une conduite des eaux usées couverte et encadrée de blocs de pierre de taille. Puis, pendant la seconde moitié du IIIe siècle, de nouvelles plaques de calcaire remplacent les anciennes, alors que vers le sud-ouest – sur les pentes de la colline –, la rue, munie d’une conduite façonnée de grande qualité à laquelle sont raccordés quelques bras des maisons voisines, change de direction, empiétant sur une partie d’une habitation. Plus révélateur, l’importante artère punique est-ouest, débouchant sur la porte de la mer et correspondant au futur decumanus I-nord de la Carthage romaine, mesurait jusqu’à 8 mètres de largeur. Accompagnant vraisemblablement l’extension de la cité vers l’ouest, cette artère, par ses dimensions, semble avoir joué le rôle d’axe routier portant du nouveau noyau urbain carthaginois. Cette fonction est d’ailleurs une des caractéristiques de l’urbanisme punique : elle a également été reconnue à Kerkouane, où la rue du Temple traverse toute la cité du cap Bon. Cette artère carthaginoise correspond-elle à l’une des trois rues pavées principales attestées par Appien et qui auraient mené de la grand-place à l’acropole ? Rapprochement hypothétique mais qui permet de souligner la volonté d’imprimer un caractère monumental dans la manière de faire communiquer les différentes parties de la cité punique.

C’est précisément sur l’acropole de la colline de Byrsa que vont être aménagés les bâtiments les plus emblématiques de la métropole punique, à savoir la citadelle et le temple d’Ešmoun célébrés par l’ensemble de la littérature gréco-latine. Orienté vers la mer, sur les pentes méridionales de la colline de Byrsa, le temple d’Ešmoun, précédé d’un escalier de soixante marches, n’a pu être édifié qu’aux IVe et IIIe siècles puisque cette surface était recouverte par une nécropole à l’époque archaïque, à laquelle ont succédé, dès la fin du Ve-début du IVe siècle, des installations métallurgiques1. Il est du reste plus logique de situer l’aménagement de la citadelle et du temple monumental dans le cours de l’extension naturelle de la cité et dans le cadre d’une politique d’aménagement urbain concertée, à un moment où Carthage se munit d’un système défensif de grande envergure, ponctué par les aménagements monumentaux des ports et de l’enceinte les protégeant. Le nivellement de la zone couvrant la nécropole sur les versants sud de la colline à la fin du Ve et au début du IVe siècle, puis l’aménagement presque immédiat, à sa place, d’installations industrielles procèdent de cette dynamique, ces aménagements indiquant la volonté d’une extension urbaine de ce côté de la ville. La tendance à la monumentalité dans la construction d’édifices officiels, à Carthage, se manifeste également à travers le temple exhumé près de la rue Ibn Chaâbat. Erigé au VIIe siècle, cet édifice n’acquiert son caractère monumental qu’entre la fin du Ve siècle et le IVe siècle : cela est perceptible par l’agrandissement de la surface de l’établissement archaïque, puis par la constitution d’une large cour, l’installation de citernes et enfin par la construction d’un grand édifice en pierre de taille, dont la façade arrière orientale mesure environ 13 mètres. Le monument, dédié au culte de Milqart, est en outre rehaussé d’une riche ornementation architectonique (chapiteaux doriques, avec leurs fûts de colonnes cannelés ; chapiteaux éoliens ; une grande gorge égyptienne et deux types d’une gorge du type « corniche à bec de corbin »), dont certains éléments sont uniques à Carthage.

Les enceintes puniques de Carthage

A Carthage, les défenses urbaines sont attestées dès le VIe siècle, mais il est difficile de suivre l’évolution de leur tracé et leur développement. Elles sont mieux connues pour la période comprise entre le IVe et le milieu du IIe siècle. Le récit de la troisième guerre punique a particulièrement mis en exergue la monumentalité des édifices défensifs carthaginois de cette époque, ne serait-ce qu’à travers le temps – trois ans ! – qu’ont consacré les armées romaines pour en venir à bout ; de fait, le complexe défensif de la métropole africaine a été placé au centre de la stratégie militaire de ce conflit – et donc de son récit – par la littérature gréco-latine. On pourrait également associer à l’exemple carthaginois les défenses de Panormos/Palerme, que les Romains ne réussissent à emporter qu’au bout de neuf longues années de siège, lors de la première guerre punique ; il est vrai que, dans ce cas précis, ils n’y avaient pas consacré l’essentiel de leurs efforts, comme ce fut le cas, un siècle plus tard, pour la métropole africaine.

Il revient à F. Reyniers (1966) d’avoir apporté un premier élément de synthèse sur le système défensif de la Carthage punique. Il arrive ainsi à distinguer trois enceintes : celle de Byrsa, celle du noyau urbain et, enfin, celle enveloppant pratiquement toute la presqu’île sur laquelle était établie la métropole africaine. L’état du site de la colline de Byrsa ne permet pas d’avancer des certitudes sur le tracé de la fameuse citadelle qu’elle accueillait à son sommet. Elle est présentée comme incluse à l’intérieur d’une enceinte protégeant le centre urbain, elle-même comprise à l’intérieur de l’enceinte périurbaine. Des restes du système défensif sud d’époque archaïque ont pu être détectés au pied du versant est de la colline de Byrsa, à Bir Massouda : au milieu du VIIe siècle, la nécropole a été désaffectée au profit d’installations métallurgiques, et une séparation, consistant en une muraille casematée munie de tours ou de bastions, a été mise en place. Un bastion rénové à cet endroit, sur les remblais de l’édifice archaïque, indique une restructuration des défenses de la cité au Ve siècle, qui a concerné également celles du bord de mer. Pour ce qui est de la deuxième enveloppe urbaine, il paraît inconcevable, d’un point de vue stratégique, qu’elle ait laissé extra-muros les collines, au nord. Le rempart nord de cette enceinte urbaine devait donc partir de la citadelle de Byrsa, rejoindre la mer, en englobant la colline de Junon, et se poursuivre par le plateau de l’Odéon et de Borj Djedid. Peut-être prenait-il appui sur ces collines, comme c’était le cas pour le rempart de Sulcis, en Sardaigne. En ce qui concerne les côtés ouest et sud de cette enceinte urbaine, il est permis de penser qu’ils se confondaient avec ceux de l’enceinte périurbaine, ne serait-ce que pour des considérations économiques et pratiques2.

L’extension et l’aménagement de l’enceinte extérieure, celle enveloppant une grande partie de l’isthme, sont mieux connus. Le mur épousait, d’après Orose, une circonférence de plus de 30 kilomètres, ce qui correspond approximativement au périmètre de l’ensemble de la péninsule. On estime ainsi à 4,5 kilomètres la section de l’enceinte qui fermait l’isthme de Carthage au reste du continent. Ce mur était constitué de trois lignes défensives composées d’un haut mur, précédé d’un petit mur dominant un large fossé. Le rempart principal, haut de 15 à 20 mètres, disposait en son rez-de-chaussée d’aménagements pour abriter des centaines d’éléphants, tandis qu’un étage accueillait des écuries pour loger des milliers de chevaux ; au-dessus se trouvaient des casernes pour les soldats. De ce faux « triple mur » édifié, au moins en son dernier état, au milieu du IIIe siècle3, on ne connaît que le tracé. La présence, d’après R. Duval, d’un « fossé d’environ vingt mètres de large à l’ouest, d’une bande réservée dans le tuf naturel de quatre mètres dix, et enfin d’une fosse à l’est de cinq mètres trente » a pu être constatée, suivant une orientation nord/nord-est ; plus loin, « deux rangées de trous en quinconce pouvant correspondre à de fortes palissades », que l’on s’accorde à reconnaître comme les négatifs des installations défensives carthaginoises sur l’isthme, ont été reconnues. On retrouve le même dispositif à Tharros, en Sardaigne, où un troisième mur a été associé au dispositif. Ce triple système défensif est du reste connu de l’Orient phénicien depuis l’époque du moyen bronze, à Tell el-Farah en Palestine, mais aussi des Grecs, à Ras Hani, en Syrie séleucide.

Ailleurs, l’enceinte extérieure semble suivre le littoral. Au sud, le rempart relie les ports à l’extrémité méridionale des fortifications de l’isthme, le long du cordon sablonneux qui séparent le lac de Tunis de la mer. Par ailleurs, le rempart forme une pointe émoussée courant d’abord vers le sud-ouest, le long de la baie, puis vers l’ouest, en avant du cordon et prenant ensuite la direction du nord-ouest. Une autre hypothèse est que le rempart, en direction de l’ouest à partir de la zone portuaire, se tenait à quelque distance au nord de la naissance du cordon. Le mur sud a pu atteindre la rive du lac et la suivre jusqu’à sa rencontre avec les fortifications de l’isthme en un point où furent découverts des vestiges de ce mur. En tout cas, le rempart était à une certaine distance de la mer au nord-ouest du cordon puisque les Romains purent, en 149, dresser leur camp au pied du mur, d’après Appien : il s’agissait d’un mur simple, tout comme dans la zone nord de la presqu’île, dans la région de Mégara, là où les Romains firent leurs premières incursions à l’intérieur de la cité. Le mur faisant face à la mer, à l’est de Carthage, est quant à lui attesté par une partie des soubassements en grand appareil du mur de mer du Ve siècle et de sa porte, ainsi que par d’énormes blocs qui faisaient offices de brise-lames.

La constitution de cette enceinte monumentale, entre les IVe et IIIe siècles, doit donc, avant tout, être liée à des considérations purement stratégiques. Elle se réalise à une époque où les évolutions de la stratégie militaire, catalysées par la professionnalisation de la guerre et le développement de la poliorcétique, accélèrent les programmes d’érection de murs défensifs. Révélés par l’éclatante victoire de Thèbes sur Sparte, ces programmes s’accélèrent avec les longues guerres que se livrent les monarques hellénistiques après la mort d’Alexandre, alors que la durée et la dureté des sièges contraignent les cités à englober des espaces cultivables à l’intérieur de leurs murs pour assurer leur alimentation. Les cités grecques, mais aussi puniques, de Sicile ne seront pas en reste puisqu’elles entament à leur tour l’aménagement de puissantes enceintes défensives : Syracuse disposait des défenses les plus importantes du monde grec d’après Diodore. Les périls encourus avec les débarquements d’Agathocle puis de Regulus ont convaincu les stratèges puniques de renforcer les défenses de la ville et de lui donner les moyens de subir un siège de longue haleine. L’évolution de l’architecture militaire carthaginoise participe donc de ce phénomène hellénistique qui se répand à travers toute la Méditerranée ; Carthage adhère aux idées nouvelles concernant les techniques d’aménagement, comme le montre notamment l’incorporation d’une vaste chôra – les « jardins » de Mégara – à l’intérieur de l’enceinte. Mais cette évolution se fait en fonction du savoir-faire punique en la matière, comme l’ont montré les caractéristiques architecturales de ces monuments.

Au-delà du caractère pratique de l’édifice, les pouvoirs publics lui ont ajouté une touche de prestige, notamment par le biais de l’enduit stuqué qui l’a revêtu au moins sur le côté faisant face à la mer. Le caractère monumental des défenses puniques disposées en trois rideaux, si l’on compte l’enceinte de Byrsa, participe aussi, en quelque sorte, de cette politique de prestige urbain ; cette dernière se réalise – comme on l’a déjà affirmé – en parallèle avec cet autre édifice autrement plus symbolique de l’affirmation du pouvoir de l’oligarchie marchande que sont les installations portuaires.

Les installations portuaires

Les installations portuaires de Carthage sont décrites avec précision par Appien (Lib., 96) :

Les ports communiquaient entre eux et le goulet qui permettait d’y accéder en venant de la haute mer n’avait que soixante-dix pieds de large : on le fermait avec des chaînes de fer. Le premier port était accessible aux négociants et on y trouvait des bazars de toutes sortes serrés les uns contre les autres. Au milieu du port intérieur se trouvait une île : l’île et le havre avaient été entourés de grands quais. Ces quais étaient truffés de logements construits pour deux cent vingt navires de guerre avec, au-dessus de ces logements, des magasins pour les agrès des trières. Chaque logement avait deux colonnes ioniques en façade, ce qui faisait ressembler à un portique l’aspect extérieur du havre et de l’île. Sur l’île, on avait édifié, à l’intention de l’amiral, un kiosque d’où le trompette devait donner les signaux, le héraut faire les proclamations et l’amiral exercer sa surveillance. L’île se trouvait en face de l’entrée et on l’avait fortement surélevée afin que l’amiral pût surveiller tout ce qui venait de la haute mer […].

Cette description des ports carthaginois épouse à merveille les formes des deux lagunes encore visibles de nos jours, au nord-est de la baie du Kram. Mais existait-il, à cet endroit, des installations portuaires antérieures à celles décrites par Appien ? Si la présence voisine de l’aire sacrée de Salammbô en conforte l’hypothèse – les Phéniciens avaient pour habitude, lorsqu’ils abordaient pour la première fois une côte nouvelle, de sacrifier immédiatement aux dieux, l’autel primitif du lieu étant par la suite sanctifié –, la localisation d’un site portuaire phénico-punique d’époque archaïque n’était pas aussi facilement décelable, dans la mesure où son aménagement n’avait rien de monumental. On se contentait même parfois d’une grève sommairement aménagée : les navires étaient souvent tirés au sec sur le rivage, à l’abri d’une crique ou dans un mouillage aux eaux calmes. En outre, le façonnage des deux bassins n’a pu être effectué avant la fin du IVe siècle : la zone des bassins présentait alors un milieu marin stagnant, voire lagunaire. Un chenal parcourait le site, sans doute une voie navigable en relation avec une organisation portuaire antérieure indéfinie. Toujours est-il que l’existence de ports à proximité des bassins de Salammbô à l’époque archaïque est difficilement envisageable4, d’autant que la proximité immédiate d’unités artisanales particulièrement denses, s’étalant de la fin du VIIe à la fin du Ve siècle, s’accorde mal avec un environnement portuaire. Le comblement du chenal, dans la seconde moitié du IVe siècle, n’a pas signifié le creusement immédiat du bassin de la lagune nord. C’est en effet à l’orée du IIIe siècle qu’est apparue ce que H. Hurst appelle la phase des « timber structures », succession de plusieurs séquences de structures en bois qui pourraient correspondre à celles d’un chantier naval. La forme définitive de l’îlot central de la lagune circulaire n’a pu être établie qu’après désaffectation des cales de bois et la mise en place des installations monumentales du début du IIe siècle. Quant à l’aménagement du port rectangulaire, avec ses quais et ses entrepôts, il ne remonte pas plus haut que le milieu du IIIe siècle.

Cité à vocation commerciale, avec à sa tête une oligarchie marchande, Carthage ne commence à se doter d’infrastructures portuaires de qualité que très tardivement, ce qui n’a pas manqué d’interpeller. Si la spécialisation fonctionnelle et la complémentarité qui caractérisent ces installations peuvent illustrer une adaptation structurelle aux nouvelles exigences que nécessite le développement du grand commerce carthaginois, l’impression de monumentalité et la parure architecturale de type grec qu’elles revêtent5 apparaissent, néanmoins, comme une volonté étatique de marquer le paysage architectural de la cité. Car c’est un souci de prestige, accompagnant les nécessaires évolutions structurelles, qui guide la politique volontariste de la croissance urbaine carthaginoise menée principalement entre le IVe siècle et la première moitié du IIe. L’aménagement de la citadelle et du temple d’Ešmoun ainsi que la constitution d’une imposante trame urbaine et de ses complexes portuaires et défensifs s’inscrivent bien dans le processus commun au monde grec caractérisé par la même monumentalité urbaine et le souci de doter les cités de systèmes défensifs conséquents.

La structuration de l’espace urbain

Le développement urbain à Carthage s’est accompagné d’une volonté manifeste de structuration, selon un plan concerté, conformément à ce qui se passait un peu partout dans le monde grec, et particulièrement en Sicile, dès le VIe siècle. S’il n’y a pas lieu de contester la place prépondérante des théories grecques – dès l’époque préhellénistique – dans le développement de villes puniques comme Carthage ou Kerkouane, il reste que celui-ci répond, avant tout, à un ensemble de caractéristiques déterminant la trame urbaine de la cité punique : Strabon croit bon, d’ailleurs, de différencier à l’époque romaine les schémas urbains ayant présidé à l’édification de cités comme la phénicienne Malaga et la grecque Mainaké en Espagne ! Carthage, du reste, était déjà une ville structurée à l’époque archaïque, comme l’atteste l’existence d’une disposition urbaine orthogonale près de la côte6 ; Kerkouane, cité reconnue comme n’ayant pas subi de modification ou de superposition urbaine, a été conçue dès les premiers temps avec des îlots d’habitation disposés selon un plan régulier et un système de rues respectant, en gros, le schéma orthogonal, c’est-à-dire avec des rues se croisant à angle droit.

Le réseau urbain carthaginois se présente selon deux axes de construction. D’une part, un axe parallèle à la ligne du rivage et appliqué dans la plaine littorale : cette ligne est essentiellement utilisée comme point de référence pour la subdivision spatiale selon un système régulier orthogonal. D’autre part, un système radial s’adaptant aux conditions du relief : cette formule est notamment utilisée sur les versants de la colline dite de Byrsa, faisant face à la mer. Si la ville ne s’est pas édifiée, dès ses débuts, de manière anarchique, comme le montrent l’organisation orthogonale de la ville archaïque en bord de mer et celle polygonale de la colline de Byrsa, probablement à la même époque, c’est à partir du Ve siècle que se conceptualise la structure définitive de la cité. Les dispositions urbanistiques qui existaient déjà à l’époque archaïque sont systématisées au fur et à mesure que s’étend le tissu urbain. C’est lors de l’édification de la nouvelle ville punique, en bord de mer, que se matérialisa de façon certaine, vers la fin du IVe siècle – entre la colline de Byrsa et celle de Junon et le rivage –, l’aménagement d’unités d’habitation parallèles à la côte, déterminé par une grille de rues perpendiculaires. Le schéma orthogonal y était utilisé pour rationaliser la partition du territoire : le réseau routier, établi de manière régulière, servait à subdiviser les îlots d’habitation. Carthage a donc adapté ici les conceptions hippodaméennes grecques avec les réalités urbaines puniques de l’époque archaïque. Les cités grecques disposaient déjà d’une culture affirmée pour ce qui est de l’organisation urbaine régulière, dans laquelle l’axialité et la symétrie régissaient la disposition des édifices et des masses monumentales : cette façon de procéder se rapproche singulièrement de la théorie urbanistique initiée par Hippodamos de Milet, au VIe siècle, qu’il appliqua lui-même à Thourioi et au Pirée. Les plans rectilignes, découpant des îlots uniformément rectangulaires, caractérisent en outre des villes comme Priène, Alexandrie, Milet, mais aussi celles de Sicile comme Naxos, Agrigente, Géla et autres Morgantina. Sélinonte est l’exemple même de la grande cité grecque de Sicile sur laquelle est très tôt appliqué, vers 580-570, un plan urbain concerté « dépassant toutes les proportions d’urbanisme connues jusqu’alors » ; celui-ci est défini par une grille de rues parallèles et orthogonales à partir de laquelle la cité s’est développée, jusqu’à sa destruction, par le complément progressif d’édifices publics et cultuels et d’îlots d’habitation. L’architecture monumentale hellénique va donc, très vite, se caractériser par un plan de régularisation urbaine systématique. Et c’est sans doute à travers ces caractéristiques qu’il faut chercher le véritable apport de l’expérience urbanistique grecque dans l’évolution urbaine de Carthage. Car la trame rectangulaire que l’on retrouve dans la plupart des cités mésopotamiennes, et à laquelle on se réfère comme modèle de l’urbanisme régulier de la sphère phénico-punique, ne correspond pas à ce qui caractérise la disposition urbanistique constatée dans le quartier « Magon » d’époque hellénistique : les dimensions régissant les îlots rectangulaires y sont strictement identiques. Et il est loin d’être prouvé que le système orthogonal d’époque archaïque mis au jour dans la plaine à Carthage ait été systématisé et pratiqué de manière rigoureuse sur la trame urbaine de la métropole.

On a vu, plus haut, que c’est au IVe siècle que se généralise et se perfectionne une orientation uniforme parallèle à la côte, dans la ville nouvelle édifiée près de la mer : des corrections d’angle et des rattrapages d’orientation sont observés dans les remaniements de plan d’un même édifice, ou même d’un ensemble d’édifices, au cours du IIIe siècle. Cette orientation uniforme semble même plus systématique et plus précise à basse époque punique. On le constate, notamment, à travers les habitats puniques tardifs en bordure de mer : les légers déplacements d’angles, aux extrémités des maisons, y indiquent des mesures urbanistiques successives tendant vraisemblablement vers un alignement plus précis. On admet ainsi que le site urbain carthaginois a été l’objet, depuis au moins les IVe et IIIe siècles, d’une cadastration régulière et uniforme sur la plaine littorale, même si les incertitudes, tout comme le risque qu’il y a à miser sur un simple tronçon de mur ou sur une simple citerne pour orienter l’axe de tout un quartier, ne permet pas de l’affirmer. Cet ordonnancement continuera, en tout cas, d’être appliqué dans la plaine côtière dans la première moitié du IIe siècle, en direction du sud, à l’ouest des ports puniques, mais aussi en direction des citernes situées au-dessus des Thermes d’Antonin. Tout porte à croire, par ailleurs, que la cadastration urbaine de la Carthage romaine a été suggérée aux arpenteurs romains par les axes, en gros parallèles au rivage, qu’ils voyaient mis en œuvre dans les constructions puniques ruinées. Le schéma orthogonal de la bordure côtière, établi depuis l’époque archaïque, se prolonge même, dès l’époque punique récente, jusqu’au pied de la colline de Byrsa. Ce schéma urbain est rigoureusement appliqué à l’intérieur du quartier résidentiel établi sur la pente sud de la colline de Byrsa au début du IIe siècle : les cinq îlots d’habitation le composant sont érigés selon un réseau régulier fondé sur un système de rues parallèles et perpendiculaires ; en outre, la partition modulaire (îlot) sur laquelle est basée la délimitation des insulae, selon un plan concerté, est ici clairement conforme au plan hippodaméen. Les Puniques avaient du reste appliqué cette conception urbaine dans les cités siciliennes qu’ils avaient contribué à (ré)édifier, à Sélinonte après sa destruction en 408, et à Solonte, ce qui démontre leur utilisation systématique de la méthode urbanistique régulière et la maîtrise du concept de l’urbanisme planifié.

Ce sont des solutions souples qui ont prévalu, en revanche, sur les pentes de la colline. Les orientations des vestiges puniques tenaient compte de la forme des pentes et des courbes de niveau : leur diversité a abouti à un schéma radial, c’est-à-dire rayonnant sur les dénivellations de la colline. S’il n’est pas possible de l’affirmer pour l’époque archaïque – l’écrêtement de tout le sommet de la colline, à l’époque augustéenne, ayant éliminé pratiquement tous les témoignages –, en revanche, les orientations rayonnantes ont prévalu, sur les pentes de la colline de Byrsa au moins, à l’époque classique ; avant d’être adoptées de manière systématique par les arpenteurs puniques, à l’époque hellénistique. La formule retenue sur la colline de Byrsa fait figure d’exception à l’époque hellénistique où partout ailleurs, et notamment en Grèce et en Sicile, on a toujours utilisé un système à axe unique ou à double axe, souvent après d’importants travaux de terrassement. Cette originalité punique est encore plus mise en évidence lorsqu’on la compare avec l’aménagement choisi par les Romains, lesquels ont préféré appliquer à l’ensemble du site carthaginois un même axe de développement : celui parallèle à la plaine côtière, n’hésitant pas, au passage, à écrêter la colline historique de la Carthage punique.

Le souci punique d’organiser la trame urbaine à Carthage est illustré clairement dans la manière avec laquelle les arpenteurs locaux ont harmonisé l’axe de développement parallèle en plaine avec le schéma rayonnant adopté sur les pentes de la colline de Byrsa. De manière générale, on a constaté un fléchissement des axes aux abords des premières dénivellations : cela pourrait être interprété comme une orientation intermédiaire, une sorte de système transitionnel entre l’orientation de la zone centrale de la plaine littorale et celle, fortement divergente, des pentes de la colline de Byrsa7. Etant donné que les orientations parallèles sur le rivage et celles rayonnantes sur la colline de Byrsa se systématisent à partir du Ve siècle, c’est aux alentours de cette époque qu’elle se met en place ; d’autant que l’axe de viabilité reliant le domaine de Byrsa à celui de la zone des ports, matérialisé, notamment, par deux segments de rues datant du IIe siècle, remonte vraisemblablement à l’époque où existaient des installations portuaires, dont faisait peut-être partie aussi un canal – parallèle à la ligne de rivage – comblé au IVe siècle. C’est sans doute à partir du Ve siècle qu’a été entreprise la mise en place d’une voirie coordonnée entre la zone de la plaine et celle des collines : c’est en effet une époque où le tissu urbain s’étend et où l’on cherche à joindre les habitats des collines à ceux de la plaine littorale. C’est ce rôle qu’a certainement dû remplir, dès la fin du Ve siècle, la rue qui traverse le quartier « Magon » dans un axe nord-ouest/sud-est, débouchant sur la porte de la mer et qu’un prolongement hypothétique conduit vers le col plat entre les collines de Byrsa et de Junon. La zone où l’on situe traditionnellement l’agora, c’est-à-dire non loin des ports, joue un rôle primordial dans le passage de l’orientation de la plaine à celle des collines, remplissant ainsi une fonction de carrefour par lequel on passe harmonieusement d’un système à un autre.

Organisation, planification et harmonisation semblent avoir présidé à l’expansion urbaine que connut la Carthage d’époque préhellénistique et hellénistique. Et l’expérience urbanistique grecque a indubitablement marqué le paysage urbain de la Carthage punique, que ce soit dans la recherche du monumentalisme ou dans la rationalisation de la trame urbaine. Car si elle n’a pas révolutionné, dans le fond, la manière d’aménager le tissu urbain des cités puniques, dans la mesure où la disposition orthogonale et le système en éventail étaient connus des Puniques depuis une très haute antiquité, elle a, en revanche, contribué à la perfectionner en lui apportant une vision rationnelle : l’extension urbaine et les aménagements des infrastructures civiles, notamment portuaires, ont été réalisés selon un plan concerté en harmonie avec le développement des enceintes de la métropole africaine. Cependant, la structuration du cadre urbain carthaginois s’est faite en adéquation avec le savoir-faire local. Le faciès général de la cité d’Elyssa était d’ailleurs resté punique : les formes des défenses, le caractère artificiel des ports puniques, le cothon, la persistance d’une aire sacrée à ciel ouvert dans la trame urbaine ramènent incontestablement l’ensemble à une ambiance phénico-punique ; à aucun moment la documentation archéologique, épigraphique ou littéraire concernant l’urbanisme de la métropole africaine n’évoque l’ombre d’un gymnase ou d’un théâtre, aménagements caractéristiques de la cité grecque d’époque classique et hellénistique. Même la trame urbaine des cités grecques passées sous influence punique en Sicile a été marquée de caractères puniques. En réalité, l’influence hellénistique dans le cadre urbain, plus que dans tout autre domaine, a surtout servi à catalyser les structures de développement local.

La configuration urbaine et architecturale de la cité étant étroitement liée au cadre politique et social de cette dernière, le vaste chantier urbain entrepris par l’oligarchie peut être perçu comme l’expression d’une puissance matérielle et d’une domination politique effective. Faut-il voir à travers la mise en valeur monumentale de la colline de Byrsa, par exemple, la manifestation architecturale du pouvoir carthaginois, comme ont pu le faire les oligarchies de la Grèce classique ? C’est en tout cas ce que tend à démontrer l’aménagement monumental du temple de la divinité poliade de la cité – Ešmoun – dans lequel aimait se réunir le sénat carthaginois.