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La constitution d’un Etat africain
Le caractère maritime et commercial de la puissance carthaginoise, célébré par la littérature classique dans son ensemble, a eu tendance à atténuer son assise « terrienne ». On a d’ailleurs longtemps donné à la défaite d’Himère (480) le caractère d’un désastre pour justifier un repli de Carthage sur elle-même et l’intensification de ses conquêtes en Afrique pour compenser la perte de ses acquis en Sicile. Pour cela, on s’est aussi longtemps appuyé sur un passage du rhéteur grec du Ier siècle ap. J.-C. Dion Chrysostome, lequel mentionne un certain Hannon – tour à tour identifié au Sabellus du prologue du livre XIX de l’œuvre de Justin et à Hannon le navigateur – qui aurait « transformé les Carthaginois, de Tyriens qu’ils étaient, en Libyens », mais sans apporter de précision chronologique. Pourtant, malgré la défaite, la métropole punique a tout de même maintenu ses positions en Sicile et est toujours restée ouverte aux courants commerciaux, notamment attiques, au Ve siècle. En réalité, les Carthaginois n’ont pas attendu la défaite d’Himère en Sicile pour se consacrer, en compensation, aux affaires africaines. Carthage a même commencé très tôt à guerroyer en Afrique. Si Justin lie l’origine de ces conflits au refus de la métropole punique de s’acquitter de son tribut annuel pour l’occupation du sol, on s’aperçoit en fait que, très vite, elle fait de son environnement africain une question stratégique, notamment pour l’intérêt de ses affaires commerciales, puisque l’on constate une exploitation toujours plus importante de l’arrière-pays africain de Carthage à partir du VIIe siècle, et surtout du VIe siècle1. Le monde punique est aussi celui de l’agriculture et de la ruralité.
L’emprise territoriale carthaginoise en Afrique
Ce sont d’abord les côtes orientales de l’Afrique du Nord, c’est-à-dire celles regardant l’Orient phénicien, qui ont fait l’objet d’un intérêt particulier de la part du pouvoir carthaginois, comme le montre le premier traité romano-punique en 509 : il est ainsi interdit aux Romains – et, avant eux, aux Etrusques – de s’aventurer au-delà du « beau promontoire ». La Byzacène, du nom de cette région côtière (en gros l’actuel Sahel tunisien) qui s’étale jusqu’aux frontières de la Petite Syrte, était il est vrai une région réputée pour sa fertilité et la richesse de ses productions agricoles. Elle est très tôt investie par les navigateurs et commerçants phéniciens. A Hadrumète, le sanctuaire à ciel ouvert de tradition punique apparaît dès le VIe siècle, alors qu’ailleurs en Afrique punique, aucun ne remonte plus haut que le IIIe siècle. Ses strates les plus anciennes présentent de nombreuses similitudes avec celles de l’aire sacrée de Salammbô, à Carthage, et ce, jusqu’à la destruction de la métropole en 146. Des comptoirs y sont établis, qui se transforment progressivement en établissements permanents. Ses ports et ses emporia, Hadrumète (l’actuelle Sousse), Ruspina (Monastir), Thapsus (Bekalta) et autre Leptis Minus (Lemta), étaient autant de centres d’échanges commerciaux fructueux, égrenés tout le long de la côte, que les Carthaginois maintenaient hors de portée de la concurrence ; ils constituaient pour la plupart d’entre eux d’indispensables relais vers l’Orient phénicien.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est de ce côté que les frontières de ce qu’on peut appeler l’aire d’influence punique sont les mieux connues. Carthage avait étendu son emprise jusqu’aux portes de la Cyrénaïque, du moins dans les contrées de Leptis Magna, fondation phénicienne, très probablement tyrienne. Son emprise sur les emporia de la côte libyenne était conséquente au vu des fortunes que la métropole punique y amassait encore au IIe siècle à partir des taxes prélevées sur ces ports. Le contrôle des confins de la Grande Syrte permettait également de sécuriser la route saharienne des métaux précieux. Ces fructueuses affaires expliquent du reste la vigoureuse réaction défensive de Carthage à la tentative de Dorieus d’implanter une colonie spartiate près de Leptis Magna. Cette intervention carthaginoise en Tripolitaine (l’ouest de l’actuelle Libye) vient confirmer les termes du premier traité romano-punique, qui montrent l’importance de cette vaste région côtière africaine pour la stratégie d’ensemble punique, d’autant que deux de ses cités majeures, Hadrumète et Leptis Magna, apparaissent comme des fondations tyriennes. D’ailleurs, la tentative spartiate de colonisation en Afrique a pour conséquence immédiate le renforcement du statut de Leptis Magna dans la région : de simple comptoir, la fondation phénicienne devient une véritable cité appelée à jouer un rôle au moins défensif dans la région. Vers le milieu du IVe siècle, une guerre éclate entre Carthage et Cyrène sur la question épineuse du contrôle du trafic caravanier qui drainait or, ivoire, esclaves, plumes d’autruche depuis l’Afrique noire. A une époque où l’on affirmait volontiers son panhellénisme, incarné par l’activisme d’Isocrate, Cyrène reprenait là un flambeau déjà porté par sa rivale locale, Barca, qui avait déjà eu à s’opposer aux Puniques, sur mer, vers 370. Assurant la prospérité des emporia de la Tripolitaine punique, ce commerce des confins avait fini par susciter la convoitise de Cyrène, dirigée par une aristocratie développant une politique d’expansion vers l’ouest. La tradition historique, rapportée notamment par Salluste, raconte que cette crise trouva son épilogue à l’issue d’une compétition livrée entre deux groupes de champions représentant les cités concurrentes : partis les uns de Carthage et les autres de Cyrène, le point de rencontre de leur course, sur le littoral, devait matérialiser la frontière entre les zones d’influence de chacune des deux métropoles. Les champions puniques, les frères Philènes, parvinrent à atteindre le fond de la Grande Syrte, parcourant ainsi une distance beaucoup plus importante que leurs adversaires cyrénéens. Soupçonnés d’avoir triché, ils acceptèrent toute autre condition acceptable de la part de leurs adversaires pour régler le différend. Les coureurs cyrénéens leur proposèrent donc de faire un choix : soit les frères Philènes acceptaient d’être enterrés vivants là où ils souhaitaient voir la frontière de leur pays ; soit ils les laissaient eux, les coureurs cyrénéens, parcourir la distance qu’ils voulaient pour imposer la limite de leur Etat. Les Carthaginois acceptèrent de se sacrifier pour l’intérêt suprême de leur cité et furent ensevelis à l’endroit où ils avaient rencontré les Cyrénéens. Leur tombe constitua de fait la frontière – reconnue par les deux camps et matérialisée par un autel – entre les deux territoires au fond de la Grande Syrte.
Si, à l’est, les termes du premier traité romano-punique (509) et l’autel des Philènes nous aident à avoir une idée assez claire des délimitations de l’aire d’influence punique et de l’intensité de son emprise, il n’en est pas de même pour les régions septentrionales de l’Afrique. Une chose est sûre cependant : le littoral de cette région a été également très vite investi par les Puniques. Ce qu’on appelle communément le « jardin de Carthage », à savoir le territoire du cap Bon, témoigne d’une présence punique à partir du VIe siècle à Kerkouane, site remarquable par la qualité de ses vestiges archéologiques dans la mesure où elle n’a connu aucune autre installation après sa destruction par Regulus en 255. Une enceinte semi-circulaire, agrémentée de tours de place en place, est aménagée entre le VIe et le Ve siècle. Quatre poternes et deux grandes portes permettent d’accéder à la cité : l’une au sud, flanquée de deux tours, l’autre à l’ouest avec un passage coudé. Il y a également huit autres tours connues, sept rectangulaires et une semi-circulaire. Carthage étend même l’aménagement d’installations défensives sur les côtes du cap Bon, au moins à partir du Ve siècle ou de la fin de ce siècle. A Ras el-Fortass, face au golfe de Tunis, c’est une vaste fortification de forme trapézoïdale, flanquée de tours, qui domine le promontoire. Plus au nord, l’éperon de Ras ed-Drek, près d’El Haouaria, accueille un petit fortin doté de cinq citernes. Un peu plus au sud, à Kélibia, l’antique cité d’Aspis/Clypéa, une imposante construction se laisse deviner sur le promontoire de Ras Mustapha, à partir des soubassements encore visibles au pied de l’actuelle forteresse turque. Si son aspect monumental ne remonte qu’à une époque punique plus tardive, des installations défensives ont pu être édifiées à l’endroit dès l’époque archaïque. Toutes ces fortifications côtières sont construites sur des hauteurs dotées de bonnes défenses naturelles et répondent à une fonction défensive, celle du territoire de Carthage.
La longue bande côtière de l’actuelle Algérie rencontre également l’intérêt punique à cette époque. Trahie par une toponymie aux accents puniques, comme l’attestent notamment les nombreux sites présentant des noms commençant par le radical sémitique rus- (« cap », « tête »), et confirmée par une documentation archéologique longtemps mal appréhendée, cette présence se manifeste surtout par une série de mouillages et/ou de ports égrainés de proche en proche le long du littoral : Hippo Regius (Annaba), Rusicade (Skikda), Chullu (Collo), Rusazus (Azeffoun), Rusuccuru (Dellys), Rusguniae (cap Matifou), Icosium (Alger), Tipaza, etc. Cet échelonnement plus ou moins régulier, quand le relief le permet, sur 30 à 40 kilomètres, d’escales, de relais ou de centres, est apparu un temps comme autant d’« échelles » de création punique, incontournables pour le cabotage le long de la façade maritime du Maghreb antique. Même si les traces de la présence culturelle punique, toujours plus affirmées à mesure que l’on se dirige vers l’est, ont pu être mises en évidence à Tipaza, Rachgoum ou encore à Igilgili (Djidjel), à partir de la fin du VIe siècle et surtout au IVe siècle, elles ne permettent plus d’être affirmatif sur la réelle nature de la mainmise carthaginoise sur cette région côtière, même si on sent un contrôle plus étroit exercé par la métropole africaine vers le milieu du IVe siècle, à l’époque du deuxième traité romano-punique. Il convient du reste dorénavant de réévaluer la part prise par l’élément libyque dans la conception et l’animation de la vie commerciale de ces escales, notamment dans le cadre d’un cabotage local.
L’intérêt manifesté par Carthage pour l’intérieur des terres apparaît donc comme une constante de sa politique, liée aux contingences d’une cité en pleine expansion et ayant besoin d’un arrière-pays à même de satisfaire les besoins d’une population de plus en plus importante et d’une aristocratie terrienne à la recherche de nouveaux domaines d’exploitation. Malchus, déjà vers le milieu du VIe siècle, et, surtout, les premiers Magonides lors de la seconde moitié du même siècle et au début du Ve siècle, n’ont pas ménagé leurs efforts pour asseoir leur hégémonie en Afrique, alternant revers et succès. Il faudra toutefois attendre – il est vrai – la troisième génération des Magonides, ceux qui succédèrent à Amilcar ben Hannon après le désastre d’Himère, c’est-à-dire dès le deuxième quart du Ve siècle, pour voir Carthage s’affranchir définitivement du tribut annuel versé aux Africains et imposer son autorité sur l’ensemble de son territoire immédiat. L’arrière-pays commence du reste à être « balisé » : Justin évoque, à cette époque, des combats contre les Numides et les Maures, qui sont clairement distingués des Africains. Cette guerre apparaît donc comme un nouveau degré atteint par l’exercice politique punique dans son expansion vers l’intérieur des terres : jusque-là, Justin évoquait des guerres contre les « Africains » dont les causes étaient liées au paiement du tribut, par les Carthaginois, pour l’occupation du sol. Ceux-ci désignent donc les populations qui peuplaient la région immédiate de Carthage.
Hannon dit « Sabellus », le fils d’Amilcar ben Hannon, le vaincu d’Himère, présenté chez Justin comme l’auteur de grands exploits en Afrique et en Sicile, apparaît comme l’un des grands artisans de cette politique terrienne. Si l’on met de côté les circonscriptions du littoral est, à savoir le cap Bon et la Byzacène, très tôt rattachées au domaine de Carthage et jalousement protégées par les accords punico-romains dès la fin du VIe siècle, on peut mettre au crédit des conquêtes réalisées par Hannon Sabellus les autres territoires immédiatement situés près de Carthage : la richesse agricole des districts de Muxsi, situé dans la partie septentrionale, et de Zeugei, qui constitue l’arrière-pays compris entre les fleuves Bagradas (Medjerda) et Miliane, suffit en effet à leur conférer une importance vitale pour la métropole africaine. Sans doute correspondent-ils à ces territoires où les deux Magonides Imilcon ben Hannon « Sabellus » et Hannibal ben Gisco purent à loisir enrôler « des Libyens, des Phéniciens et des citoyens de Carthage », dans le cadre de leur campagne en Sicile à la fin du Ve siècle, par opposition aux territoires où ces enrôlements de soldats sont tributaires, chez Diodore de Sicile, de leurs alliances avec leurs voisins numides et maures. Les conquêtes d’Hannon Sabellus n’ont donc pas atteint la Numidie. Il faudra en réalité attendre les siècles suivants, soit les IVe et IIIe siècles, pour voir le territoire de la Tushkat être administré par le pouvoir carthaginois, sans doute sur l’initiative d’Hannon le Grand, qui mena des expéditions victorieuses en Afrique entre 360 et 350. On sait que le notable carthaginois entretenait des rapports étroits avec certains chefs africains. La cité de Tocaï (Dougga) est présentée en 310 comme sous contrôle punique chez Diodore. Le cœur de la Tushkat occidentale est composé de ce triangle formé par Zama, Maktar et Althiburos, qui comprend des sites comme Maghrawa, Thigibba, Ululès/Ellès. Cette région se définit par une identité forte, notamment dans le domaine religieux : Saturne/Baʽal Ḥammon y est vénéré seul dans les sanctuaires de tradition punique ; dans le domaine artistique, les stèles votives et funéraires se distinguent par une iconographie propre à cette région. Le pays d’Uzappa recouvre la partie orientale de ce district de la Tushkat. Les relations avec cette région sont attestées très tôt, mais c’est néanmoins à partir du début du IVe siècle qu’elles s’intensifient et se diversifient, notamment avec Zama.
Une campagne militaire est menée un siècle plus tard – au milieu du IIIe siècle – par Hannon le Rab et aboutit à la prise d’Hécatompylos (Théveste/Tebessa) : elle constitue un jalon chronologique certain dans la conquête de l’ouest par Carthage. Cette campagne nécessita des moyens considérables précise Diodore, détail qui pourrait témoigner de l’intérêt accru pour cette partie de l’Afrique à cette époque, d’autant que la défaite face aux Romains lors de la première guerre punique s’était soldée par les pertes de la Sicile et de la Sardaigne. Il paraît inconcevable que la métropole ait occupé militairement et administrativement le terrain jusqu’à cet avant-poste ; mais de cette époque pourrait dater la mainmise punique sur la riche région agricole de la Tushkat. Le territoire de Gunzuzi, quant à lui, se trouve dans une aire comprise entre les districts de Zeugei, au nord, et de la Tushkat, au sud, autour de la grande plaine fertile comprise entre El Fahs, Bou Arada et El Aroussa. Il se caractérise d’ailleurs par une concentration de cités suffétales – cités dirigées par des suffètes, magistrature d’essence punique –, la plus importante de l’Afrique punique. Cette région stratégique, acquise dans la continuité de la conquête du territoire de la Tushkat, témoigne de l’intensification de l’exploitation agricole entre le IIIe et le milieu du IIe siècle, tant le caractère colonial marque de son empreinte la possession de ces terres. On était en présence de régions de domaines agricoles quasi coloniaux, comme le montre la concentration particulière de grands tumulus à proximité de sites d’habitats au toponyme libyque ; la même concentration de tertres funéraires se retrouve du reste dans le district de Muxsi, une autre région à vocation céréalière, celle de Mateur. Les exploitations de Gunzuzi étaient en outre peuplées de Libyques demeurés imperméables à la culture punique et sans doute exploités en tant que main-d’œuvre par des propriétaires ou des exploitants libyphéniciens.
Exerçant sa domination sur une vaste zone allant de la région des Grandes Plaines à celle de la Byzacène, l’Etat carthaginois s’efforce progressivement d’en structurer l’occupation. L’organisation territoriale de cet ensemble se présente, de fait, comme subdivisée en circonscriptions fiscales et administratives, que les sources épigraphiques appellent ʼrṣt (arṣot) en lettres (néo)puniques (« terres, territoires »), chôra en grec et pagus en latin. En réalité, les attestations littéraires et épigraphiques de l’Afrique romaine présentent des découpages administratifs traduisant une survivance de l’époque punique : on a, dans le seul cas du district de la Tushkat, la preuve directe de la continuité et de la permanence de l’organisation territoriale et administrative des territoires africains, pour ne pas dire numides, de l’époque punique à l’époque romaine. La tentation est grande – à partir de la simple concordance avérée entre pagus punique et romain dans le cas de la Tuskhat – d’étendre, par analogie, l’analyse du découpage administratif punique sur la base des noms des autres circonscriptions des textes latins (Gunzuzi, Muxsi, Zeugei et Gurzensis). Si l’on ajoute à ces districts administrés directement par Carthage la Byzacène, on aura un aperçu crédible de la chôra carthaginoise dans son état final, c’est-à-dire à la veille de la deuxième guerre punique2.
Au-delà de cette chôra punique, Carthage avait étendu son hégémonie vers l’est. Des expéditions plus ou moins importantes y étaient régulièrement menées. On sait que Sicca (Le Kef) était déjà sous contrôle punique en 241, puisque c’est là que furent stationnées les troupes mercenaires de l’armée punique de retour de Sicile. Cornelius Nepos affirme qu’Amilcar Barca étendit les frontières de l’« Empire » sans aucune autre précision. Ces empiètements se firent au détriment des domaines numides puisque l’on sait qu’Asdrubal le Beau soumit des Numides rebelles et leur imposa un tribut, comme on le verra. Cependant, ces conquêtes n’ont pas été intégrées à la chôra de Carthage ; les cités de Sicca et Hécatompylos doivent surtout être vues comme des têtes de pont en territoire numide, où devaient être stationnées des garnisons aux confins punico-numides ; ce sont sur ces points avancés qu’ont dû être effectuées les expéditions des Barcides en pays numide. On a même vu dans cette véritable « tenaille asymétrique », constituée par Sicca et Hécatompylos, une disposition stratégique destinée à assurer le contrôle économique de la riche vallée du Bagradas, laquelle débouche sur la non moins riche plaine de Tipaza. L’installation des mercenaires dans une de ces villes-garnisons, Sicca, était du reste liée à une future campagne africaine destinée à la fois à consolider l’emprise punique sur ces terres et à satisfaire leurs demandes financières. C’est d’ailleurs dans cette perspective d’avancée vers l’ouest que doit être comprise la fonction extraordinaire de « stratège de toute la Libye » attribuée par l’Etat carthaginois d’abord à Hannon, puis à son rival Amilcar Barca. En tout cas, elle se différencie des structures administratives et juridiques puniques de la chôra carthaginoise – dont on peut apercevoir un aspect avec le gouverneur des territoires de la Tushkat, émanation directe d’une fonction de l’époque punique3. Cette stratégie libyenne se caractérise évidemment par son caractère militaire, mais aussi par sa dimension suprafonctionnelle : cette fonction permet en effet administrer directement les territoires dont elle s’occupe. Elle ne semble pas être limitée dans le temps puisque, en Ibérie, Amilcar Barca la revêt jusqu’à sa mort. C’est sans doute dans ce cadre qu’Asdrubal le Beau quitte momentanément l’Espagne pour mener campagne en Afrique contre le roi Syphax en 212. Du reste, un autre Amilcar, entre 319 et 313, et un autre Hannon, entre 264 et 263, sont nommés gouverneurs de l’éparchie punique en Sicile, avec des pouvoirs civils et militaires étendus.
Les statuts juridiques dans l’Afrique punique 4
La constitution d’un territoire directement contrôlé et d’une zone d’influence punique en Afrique amène Carthage à définir ses rapports politiques et juridiques avec les peuples africains directement en contact. Si au moment des premières fondations d’établissements coloniaux phéniciens, le tableau est simple entre populations indigènes et population sémitique, il se complique avec le jeu des métissages et des interactions socioethniques. Ainsi en est-il des Libyphéniciens, que l’on s’accorde à situer dans la région de la Byzacène punique. Ce peuple traduit en fait une culture métissée et structurée par une alliance étroite avec Carthage5. D’une manière générale, les Libyens/Africains désignent les populations indigènes, présentes avant l’arrivée des Phéniciens en terre africaine6. La Libye, chez Hérodote, s’étend sur un territoire compris entre l’ouest du Nil et l’océan Atlantique, le lac Tritonis (l’actuel Chott Djerid, Sud tunisien) marquant la limite entre « Libyens nomades » et « Libyens cultivateurs ». Progressivement, les Libyens/Africains sont définis comme des indigènes punicisés, établis à l’intérieur du territoire africain de Carthage7. Ils finissent par désigner, à basse époque punique, les populations qui ont gardé des spécificités culturelles traditionnelles distinctes des puniques, à une époque où les interactions culturelles devaient pourtant être importantes.
Les Numides, installés dans une région correspondant grossièrement au Nord-Est algérien et au Nord-Ouest tunisien, constituent quant à eux une variété de tribus, dont les principales vont être représentées par les royaumes des Massaesyles et des Massyles. Leur existence n’est révélée qu’à partir de la seconde guerre punique à travers la littérature classique ; on ne sait rien de la constitution de ces royaumes. Toujours est-il qu’à la fin du IIIe siècle, le roi des Massaesyles, Syphax, et le roi des Massyles, Gaïa, coexistent plus ou moins pacifiquement et entretiennent des relations plus ou moins étroites et amicales avec Carthage, au gré des contextes historiques et militaires. Le royaume de Syphax, dont les capitales étaient Siga (en Oranie) et Cirta (Constantine), était le plus important et s’étendait à l’ouest vers la Maurétanie, alors que le royaume de Gaïa, limitrophe du territoire de Carthage, se limitait aux côtes du Nord-Ouest tunisien pour sa frontière nord.
Des populations africaines voisines de Carthage, les Numides sont ceux qui ont eu les rapports les plus étroits avec la métropole africaine, comme le montre la présence culturelle punique à l’intérieur de ces royaumes, plus ou moins importante selon les régions et les populations. Des domaines aussi variés que l’écriture, la pratique religieuse, les institutions, l’art et l’architecture témoignent d’importantes et fécondes imbrications et interactions avec la population punique d’Afrique. La langue punique en pays numide, même si elle apparaît limitée aux hautes sphères socioculturelles, n’en demeure pas moins utilisée comme langue officielle du ou des royaumes numides, comme le montrent les inscriptions monumentales ou les monnayages royaux. Les stèles votives d’El Hofra, près de Cirta, où devait certainement fonctionner un sanctuaire ou une aire sacrée de type punique entre la fin du IIIe siècle jusqu’au milieu du IIe siècle, nous témoignent de cultes locaux adressés à des divinités puniques comme Baʽal Ḥammon ou Tinnit. On y retrouve, presque invariablement, la séquence canonique des stèles votives de Carthage punique : « A Baʽal Ḥammon, à la Dame Tinnit, face de Baʽal, ce qu’a voué un tel ; le dieu a entendu sa voix… », à la différence qu’à Carthage, c’est la déesse Tinnit qui a la préséance. C’est le cas également à Maktar, ou encore à Althiburos où des fouilles récentes, menées par une équipe tuniso-italienne, ont permis de localiser l’aire sacrée de type punique de la cité. Le système administratif et institutionnel numide adopte le modèle punique : le suffétat était une réalité surtout dans les cités numides ayant intégré l’Etat carthaginois à un moment de leur histoire, tout comme le ‘m, l’assemblée du peuple. Même la gestion territoriale et administrative du territoire numide semble reprendre celle établie par les Puniques, comme le montre l’existence du district de la Tushkat en 127, sans doute déjà en vigueur au moment de son annexion par Massinissa en 152. L’art et l’architecture ne sont pas en reste. Les mausolées-tours et tours funéraires libyco-puniques et numido-puniques, manifestation de la puissance royale numide, témoignent, même partiellement, du faciès architectural religieux et funéraire de Carthage hellénistique. D’ailleurs, si on ne peut accorder totalement à la civilisation carthaginoise l’attrait que pouvaient éprouver les rois numides pour tout ce qui était hellène, il est très probable qu’elle a joué un rôle non négligeable dans ce processus d’acculturation. Les souverains et l’aristocratie numides envoyaient volontiers leurs rejetons à Carthage pour y être éduqués ; les monnayages royaux numides de Syphax et Verminad s’inspirent directement des exemplaires espagnols barcides. Il n’est pas anodin, du reste, que ce qui restait des bibliothèques de Carthage, après le sac de la cité en 146, ait été confié aux princes numides, comme pour attester la légitimité culturelle numide à recueillir l’héritage punique en Afrique. Les rapports étroits entretenus entre les sphères punique et numide sont illustrés enfin par les nombreux témoignages de métissage : les relations matrimoniales entre les aristocraties punique et numide étaient fréquentes, tout comme les mariages mixtes entre peuples – des généalogies indiquées sur des inscriptions néopuniques présentent des noms d’origine libyque et punique qui se mélangent.
On le voit, les liens entre Carthage et son arrière-pays étaient importants. Comment en douter encore lorsque l’on envisage la puissance atteinte par la métropole africaine en Méditerranée occidentale ? Aurait-elle pu y maintenir son hégémonie et y affronter les grandes puissances de l’époque sans pouvoir disposer des ressources humaines et économiques de l’Afrique du Nord-Est, ainsi que d’une large assise territoriale ? Il est un fait que l’essentiel des troupes puniques était composé d’éléments africains, qu’ils soient libyques ou numides, ou que des populations africaines ont colonisé des territoires directement contrôlés par Carthage dans les îles méditerranéennes ou en Ibérie. Si le mandat barcide a pu contribuer à accélérer l’intégration des territoires africains au domaine de Carthage dans le cadre de leur politique militarisante et de leur stratégie d’ensemble, sa structuration est déjà une réalité au moins dès la première moitié du IIIe siècle, voire à la fin du IVe siècle, à l’exclusion du littoral est (cap Bon, Byzacène) qui a très tôt retenu l’attention stratégique de Carthage. La situation politique et militaire, dès le IVe siècle, a dû contraindre Carthage à réfléchir sérieusement à l’intégration africaine à l’intérieur de son domaine. Mais cette emprise carthaginoise sur le territoire africain n’eut apparemment pas la même solidité que celle exercée par Rome dans l’Etat qu’elle constitua autour d’elle : la fidélité du Latium et même de l’Etrurie à l’Urbs est sans commune mesure avec le lien lâche qui unissait la métropole punique à son territoire africain. Il suffit de constater la célérité avec laquelle les Africains s’alliaient aux ennemis du moment, que ce soit lors des débarquements du tyran de Syracuse Agathocle (310-308), des consuls romains Regulus (256-255), Scipion l’Africain (204-201), Manius Manilius, Lucius Calpurnius Piso Caesoninus et, surtout, Scipion Emilien lors de la troisième guerre punique (149-146). La rébellion généralisée des Africains lors de la révolte des Mercenaires (241-238) soulève, plus que toute autre séquence de l’histoire punique de Carthage, un aspect de la réalité de la domination punique dans une grande partie du territoire africain ; l’intensité avec laquelle les autochtones se solidarisèrent avec les insurgés constitue sans doute une mesure exacte du degré d’exploitation exercé par la métropole dans la région, en même temps qu’elle permet de confirmer le statut juridique peu enviable des habitants de ces territoires : hommes libres mais assujettis à des charges fiscales et humaines très contraignantes. La base de cette organisation fiscale était constituée de notables autochtones : ceux-ci se chargeaient de la collecte, comme l’a montré la rapidité avec laquelle les populations africaines avaient pu réunir les sommes nécessaires au financement de l’insurrection généralisée contre Carthage en 238. En réalité, celle-ci n’a jamais vraiment cherché à constituer avec les Libyens une fédération dans laquelle ils trouveraient une communauté d’intérêts, un peu comme ce qui se passait en Italie avec Rome. Carthage s’est surtout évertuée à satisfaire ses besoins fiscaux et militaires immédiats.
De fait, les distinctions juridico-politiques des populations africaines en contact direct avec Carthage peuvent être envisagées en fonction de l’organisation territoriale de son domaine africain. A l’intérieur de l’Etat carthaginois proprement dit, délimité par la fossa regia, on retrouve, hormis les citoyens carthaginois évidemment, une population autochtone inférieure politiquement, puisque soumise, mais bénéficiant d’une égalité juridique avec les Carthaginois – ce qui ne signifie pas pour autant une égalité civique, loin s’en faut : il s’agirait plutôt de populations bénéficiant d’un statut intermédiaire ; ce statut leur permettrait d’exercer une autorité sur d’autres populations sujettes8. Les Libyphéniciens, évoqués plus haut, pourraient entrer dans cette perspective, puisque ce terme recouvre aussi une réalité juridique : il s’agirait d’Africains ayant intégré le tissu politique de l’Etat carthaginois à un niveau qu’il ne nous est pas permis d’évaluer et à une époque impossible à déterminer avec précision. On n’a pas manqué dès lors de leur attribuer un rôle intermédiaire dans le cadre de l’exploitation des grands domaines agricoles que les propriétaires puniques se sont constitués à l’intérieur de la chôra. A ce statut sociopolitique privilégié des Libyphéniciens, qui remonte évidemment à une époque plus ancienne que celle des Barcides, s’oppose celui des Africains de l’arrière-pays, qu’ils soient hors ou dans le territoire carthaginois proprement dit. Ils étaient en effet saignés par une lourde fiscalité – liée aux productions agricoles – et de contraignantes levées de troupes. La constitution de cette hiérarchie civique – les citoyens, les peuples « représentant l’autorité carthaginoise » localement et les peuples sujets – montre que dès le IVe siècle Carthage accentue sa mainmise politique en Afrique et, d’une manière plus large, en Méditerranée centrale.