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La sensibilité punique à la culture grecque
La sensibilité carthaginoise à la chose hellène est une réalité qu’il n’est plus possible de remettre en cause tant elle est évidente dans pratiquement tous les secteurs de la vie sociale : du mobilier funéraire au mobilier civil et même religieux, de l’iconographie à l’anthroponymie, de l’habitat privé à l’édifice public, l’influence du mode de vie grec se manifeste à un tel point qu’on en a très vite conclu à une hellénisation profonde et irréversible de la société punique. On est revenu depuis sur cette position extrême. Il n’en reste pas moins que l’hellénisme était considéré comme une culture de goût et de classe.
Onomastique, parler et lettres grecs à Carthage
On a constaté à Carthage une tendance à l’hellénisation des noms. Celle-ci pouvait revêtir plusieurs aspects : l’adoption pure et simple d’un anthroponyme grec, la « grécisation » d’anthroponymes à racine sémitique, l’adjonction d’un surnom à l’anthroponyme punique, mais aussi la transcription du nom punique en caractères grecs. Cette tendance peut s’expliquer de deux manières : par un choix socioculturel ou par pragmatisme professionnel. Pour les aristocrates, c’était certainement une manière supplémentaire de se différencier de la masse et d’afficher leur haut statut social. L’hellénisation des noms peut également s’expliquer par le côté pratique, notamment dans certains cercles professionnels. On a le cas d’un certain Δημήτριος ‘Aπολλωνίου (Démétrios Apollonias, ou fils d’Apollonias), présenté comme un marchand-navigateur carthaginois dans un contrat commercial du IIe siècle. A une époque où le commerce méditerranéen parlait grec, il apparaissait utile de posséder un nom professionnel écrit en grec ou une marque en caractère(s) grec(s). Dans le cas des noms puniques écrits en grec, comme ceux de Magon, d’Aris et autres Myton, mais aussi comme celui d’un certain ‘Iμύλχ (Imilk) portant un surnom grec, Хλωρός, inscrit sur une tessère d’hospitalité découverte à Lilybée1, il s’agissait probablement de noms de négociants qui exportaient des produits agricoles à travers toute la Méditerranée. On remarque, du reste, que ces marques et noms puniques écrits en caractères grecs n’ont été trouvés, jusqu’à présent, qu’en milieu punique : ils pourraient seulement avoir été une manière locale d’exposer la marchandise à travers la langue grecque, utilisant ainsi le prestige de la culture hellénique comme publicité pour l’écouler. La seule présence d’une référence grecque apparaît ici comme un gage de qualité, et donc un moyen de faciliter la circulation et la vente de produits puniques sur les réseaux commerciaux méditerranéens.
Cette façon de procéder se retrouve dans les cercles artistiques et intellectuels puniques. C’est le cas d’un certain Boéthos, sculpteur carthaginois, attesté à travers sa signature sur une base de statue trouvée à Ephèse. Certes, grec par son père, mais né à Carthage, il s’agit, avant tout, d’un artiste carthaginois ayant emprunté un nom professionnel grec, probablement en référence au fameux bronzier originaire de Chalcédoine que Ch. Picard distingue de ses émules, ou de sa descendance, par le surnom de « Grand ». Peut-être espérait-il ainsi acquérir un certain statut sur le marché. Il n’est pas exclu, d’ailleurs, que ce sculpteur se soit établi dans un centre artistique plus proche des canons grecs que ne l’était Carthage. Le fameux philosophe Asdrubal, membre de la Nouvelle Académie d’Athènes (première moitié du IIe siècle), et élève de Carnéade, se faisait appeler Kleithomachos, certainement pour les mêmes raisons que Boéthos : il est avéré qu’Asdrubal est établi à Athènes. Il est fort probable également que Miltiadès, Anthes (ou Anthen), Hodios et Léokritos, les quatre maîtres successifs de l’école pythagoricienne de Carthage, cités dans le catalogue de Jamblique (De Pyth., 36, 267), soient des Carthaginois ayant emprunté des noms à usage professionnel, peut-être, là aussi, pour s’insérer plus facilement dans la koinè de la sphère intellectuelle grecque, comme l’a fait le néo-académicien Asdrubal2. En réalité, si l’hellénisation des noms est une réalité sociale à Carthage, elle ne semble concerner que les catégories de personnes aisées et lettrées, les professionnels liés au commerce international ou à l’exercice de l’art grec.
Il est probable également que certains membres de la haute aristocratie punique se soient dotés – ou se soient vus dotés – de surnoms de leurs vivants, à l’instar de ce qui se passait dans le monde hellénistique, très certainement par valorisation sociale. Un surnom tel que Barca, issu de la racine sémitique brq, « la foudre », ne manque pas de retenir l’attention dans la mesure où il s’applique à l’ensemble de la fratrie constituée autour d’Amilcar. Bien que ce surnom, basé sur le concept de foudre, n’ait jamais été confirmé par l’épigraphie punique, son existence se laisse deviner par l’attitude hellénistique adoptée par les Barcides : le surnom de foudre était revêtu par la caste militaire des épigones d’Alexandre, dont les chefs puniques se voulaient les émules. D’ailleurs, l’un d’entre eux, Ptolémée Keraunos, offrit en dédicace, dans le sanctuaire panhellénique de Délos, un bouclier de fantassin avec un foudre comme épisème, comme blason. Les Barcides, pour tout hellénisés qu’ils fussent, ont toutefois adopté, ici, un surnom de racine sémitique, traduction littérale du mot grec Keraunos. Certes, l’absence de ces surnoms dans la documentation épigraphique et le système de filiation punique – adopté dans la majeure partie des inscriptions puniques, à Carthage – tendent à montrer qu’ils ne revêtirent jamais un caractère officiel ; il n’en reste pas moins que leurs attestations littéraires peuvent constituer une illustration d’un phénomène de mode consistant à se parer de noms hellénisants.
La pratique d’une langue étrangère est généralement considérée comme le début d’une acculturation, et le degré de son utilisation dans la vie de tous les jours, sous ses formes écrite et parlée, en constitue un excellent baromètre. Plusieurs passages de la littérature gréco-latine nous renseignent sur le niveau de maîtrise de la langue grecque chez les Puniques. Il est certain que les membres de la haute aristocratie devaient parler le grec couramment. Et cette maîtrise était telle qu’un décret sénatorial alla jusqu’à interdire l’apprentissage du grec, dans la première moitié du IVe siècle. On apprend aussi que l’éloquence, en langue grecque, de Dion de Syracuse – gendre de Denys –, en déplacement à Carthage, permit de séduire une partie de l’aristocratie punique, preuve que la haute société de la métropole africaine y était sensible et réceptive. Un certain Amilcar, envoyé auprès d’Alexandre le Grand afin de sonder ses intentions sur Carthage, réussit à se faire accepter durablement dans l’entourage du roi. On peut supposer qu’il y parvint grâce à sa maîtrise du grec ; cette insertion sociale devait être telle qu’il fut, à son retour, accusé de duplicité et condamné à mort. On sait que le général Magon, plus connu pour ses talents d’agronome, maîtrisait le grec, d’autant que, pour composer son magistral traité sur l’agronomie, il dut éplucher une documentation grecque éparse comme on le verra. Asdrubal/Kleithomachos, de son côté, devait posséder un bagage linguistique grec conséquent pour être arrivé à devenir l’élève de Carnéade, et ensuite pour diriger la Nouvelle Académie. D’une manière générale, le sénat carthaginois devait abriter en son sein des personnes qui maîtrisaient la langue grecque pour pouvoir lire et diffuser des missives venues de différents gouvernements grecs. Cette maîtrise de la langue grecque était telle, pour certains membres de la haute aristocratie, qu’on peut parler de bilinguisme pour Magon l’agronome ou Asdrubal-Kleithomachos. Comme la manie de se parer d’un surnom, la maîtrise des lettres grecques participait d’un phénomène s’insérant dans le cadre, plus large, de la manifestation d’un snobisme social lié à la pratique d’une attitude, d’un mode de vie hellène dont le parler grec n’est pas un des paramètres les plus négligeables. Le niveau ne devait toutefois pas être le même selon qu’il s’agissait de personnes issues de la haute société ou de celles issues des couches populaires. La diffusion de la langue grecque dans les milieux modestes était sommaire : tout juste peut-on avancer que certaines corporations professionnelles – commerçants, artisans, traducteurs ou même scribes – devaient nécessairement en connaître au moins les rudiments dans le cadre de leurs activités.
Dans le domaine éducatif, plusieurs passages de la littérature gréco-latine attestent le rôle joué par la paideia grecque dans la formation, au moins, de la plupart des jeunes aristocrates carthaginois par l’intermédiaire de précepteurs grecs. On sait qu’Hannibal Barca reçut une éducation grecque par son précepteur Sosylos de Lacédémone, historien grec punicophile. Outre Hannibal, c’est la haute hiérarchie militaire dans son ensemble qui semble avoir reçu un enseignement grec, comme le montrent les réformes militaires opérées à Carthage dès le IVe siècle. L’auteur du fameux traité punique d’agronomie, Magon l’Agronome, était lui-même un général et sa maîtrise des lettres grecques se devine à travers sa faculté à réaliser une synthèse en punique à partir d’œuvres grecques. Les femmes de l’aristocratie carthaginoise n’étaient pas en reste : Sophonisbe, la fille d’Asdrubal ben Gisco, stratège pendant la deuxième guerre punique, reçut une solide éducation littéraire et musicale qui ne va pas sans rappeler celle dont pouvaient se prévaloir les jeunes filles de l’aristocratie grecque.
Cette vocation pour les lettres grecques a été rendue possible, dès l’époque préhellénistique, par la diffusion de la langue grecque – la koinè –, mais aussi de la production littéraire grecque à travers le monde connu d’alors, à partir des grands foyers culturels : Athènes puis, par la suite, Alexandrie et, plus tardivement, Pergame. La diffusion du grec s’est caractérisée, en outre, par la traduction grecque d’œuvres « barbares » et par l’usage par les « Barbares » de cette langue pour composer leurs œuvres. Le monde punique n’a pas échappé à ce phénomène. La littérature gréco-latine nous a en effet conservé quelques fragments de textes puniques de différentes natures (épique, étiologique, diplomatique) qui trahissent l’influence grecque. La composition du Périple d’Hannon émane clairement d’une ambiance grecque, que l’auteur soit grec ou punique. Car si la trame du récit est punique et que le texte originel ne contient aucun passage issu de la mythologie grecque, certains extraits de la traduction grecque de l’œuvre suscitent l’émerveillement et l’exotisme, caractéristiques dont la littérature grecque est friande3. Et en cela, le récit d’Hannon s’intègre assez bien dans le concert des écrits de la koinè hellénistique dans la mesure où il répond aux critères thématiques en vogue. Avec la légende de fondation d’Elyssa, ou celle de Zôros et Karchédôn, on est en face d’un conte étiologique propre aux grandes cités méditerranéennes, destiné à légitimer la grandeur de la métropole punique aux yeux du reste du monde connu en lui attribuant les origines les plus anciennes et les plus nobles. La conception d’un récit sur la fondation de Carthage se fait en effet à une époque, le IVe siècle, où les cités hellénistiques se dotent de légendes destinées à expliquer et à légitimer à la fois leur présence et leur statut.
L’écrit punique le plus diffusé et qui a certainement connu le plus grand retentissement dans le monde hellénistique est sans conteste le traité de Magon, dit l’Agronome, sur l’agriculture. S’il ne nous est resté qu’environ soixante-six fragments de ce « best-seller », éparpillés à travers les œuvres de Varron, Pline l’Ancien ou Columelle, pour ne citer que les plus connus, on sait par ces derniers que Magon écrivit son œuvre en punique ; il ne fut officiellement traduit en latin, qu’après un vote au sénat romain, à la suite du sac de la métropole africaine, puis en grec, notamment par l’affranchi grec Cassius Dionysius Utencis, au début du Ier siècle. Magon, d’après Pline l’Ancien, conseillait à l’aristocratie d’être plus présente dans la gestion de ses domaines : « Magon veut qu’en achetant une terre, on vende sa maison en ville. » Car, originellement rédigée en punique, l’œuvre n’avait pas de prétention méditerranéenne : elle était avant tout destinée à appuyer la politique agricole locale et devait servir de manuel pratique aux propriétaires fonciers puniques ; ce qui démontre la capacité de la langue punique à rédiger un ouvrage à haute valeur scientifique et atténue finalement le rôle du grec en tant que langue-véhicule de la science à l’intérieur du domaine de Carthage. Cela est d’autant plus vrai que beaucoup, parmi l’aristocratie carthaginoise, n’étaient pas en mesure de lire une autre langue que le punique. Il se peut que sa rédaction ait eu un intérêt gouvernemental et que par conséquent le traité se devait d’être absolument rédigé dans la langue locale. Magon l’Agronome a composé son œuvre, datée de la fin du IVe siècle ou du début du IIIe, à partir d’une littérature agronome grecque4, ce qui montre que des œuvres scientifiques écrites en grec circulaient à Carthage. L’existence d’écrits grecs, du reste, ne fait pas de doute : la présence démographique hellène pourrait supposer à elle seule la circulation de cette littérature dans la mesure où l’on a pu mettre en évidence les manifestations d’une certaine forme de conservatisme culturel parmi la population immigrée grecque à Carthage. L’historiographie a certainement constitué un des aspects littéraires en langue grecque les plus favorisés par Carthage dans la mesure où elle a directement servi les intérêts étatiques : l’accord sur la réalisation d’une alliance entre Carthage et la Macédoine en 215 et le conte d’Elyssa, conçu au IVe siècle, apparaissent comme autant de manifestations d’un certain canal dialectique établi entre le monde grec et le monde punique. La constitution d’un conte étiologique sur Carthage, diffusé par la littérature grecque, apparaît en effet comme une forme de reconnaissance de la métropole africaine, alors que le Serment d’Hannibal constitue le premier traité diplomatique entre Grecs orientaux et Puniques établi dans une perspective temporelle élargie. Cette dialectique s’est réalisée en langue grecque, dans la mesure où Carthage avait entamé une politique de partenariat avec la sphère grecque et qu’elle avait tout intérêt à diffuser des documents littéraires audibles de l’opinion grecque. Les conflits entre Rome et Carthage ont ainsi donné lieu à une guerre de propagande véhiculée par une ample littérature rédigée en langue grecque. En réalité, seuls des auteurs d’origine grecque ont pu être identifiés. Il faut dire qu’il s’agissait surtout, dans ces cas-là, de compositions historiographiques destinées à faire entendre la cause punique auprès du public grec ; le fait que les historiens grecs Sosylos, Silénos et autres Eumaque et Xénophon aient fait partie de l’entourage d’Hannibal Barca, en temps de guerre, suffit à expliquer l’orientation de leurs écrits. A l’aune de cette perspective, n’est-il pas permis d’envisager la littérature hellénistique développée à ou autour de Carthage dans le cadre des relations entre Puniques et Grecs ? La politique de propagande et de prestige développée par la métropole punique a pu l’obliger à développer une littérature grecque destinée à renforcer ses appuis, mais aussi ses acquis, dans une mer Méditerranée communiquant en langue grecque.
La composition philosophique est un autre de ces grands domaines de la littérature grecque à avoir été diffusé à Carthage. Au-delà des influences philosophiques grecques relevées dans l’œuvre de Magon, l’existence d’écrits de ce type peut être attestée par la présence d’une école pythagoricienne à Carthage. Cette éventualité est d’autant plus probable que les pythagoriciens n’aimaient pas, d’après Jamblique, parler une langue autre que le grec. Par ailleurs, la vocation du jeune Asdrubal/Kleithomachos pour la philosophie grecque n’a pu être nourrie qu’à partir d’un enseignement dispensé à Carthage. Concernant la littérature technique et scientifique, on a vu que Magon avait consulté une ample documentation grecque pour réaliser son traité d’agronomie. L’application des théories d’Hippodamos de Milet dans la distribution des blocs habitatifs de la colline de Byrsa procède-t-elle, à son tour, d’ouvrages grecs sur le thème ? Quelle est la part de l’influence alexandrine dans ces transferts scientifiques, la capitale lagide s’étant constituée, dès le IIIe siècle, comme le centre scientifique et culturel de la Méditerranée hellénistique ? Les théories militaires grecques et les biographies d’hommes d’Etat grecs, sur lesquelles Hannibal se reposa pour élaborer ses tactiques et sa conduite de guerre, émanent-elles d’ouvrages ou bien des enseignements oraux dispensés par Sosylos5 ?
Quelle était la proportion des écrits grecs au sein de la documentation littéraire écrite à Carthage ? Cette question rejoint, en quelque sorte, la polémique soulevée autour de l’existence et de l’importance de la littérature écrite punique, qui, pour notre part, ne fait aucun doute6 : le système graphique alphabétique en vigueur dans la sphère phénico-punique était en mesure d’assurer une réelle diffusion littéraire. Pline l’Ancien évoque du reste les bibliothèques carthaginoises à travers leur don fait aux rois africains par les Romains après le sac de la métropole, sans en indiquer toutefois le contenu. Pourtant, le sénat romain s’empressa de les donner aux rois numides alors qu’il avait pris soin, au contraire, de transporter la bibliothèque de Persée, le roi macédonien vaincu, à Rome : la cité de Romulus aurait-elle pu se permettre de se passer d’une telle documentation grecque à un moment où elle constituait sa propre bibliothèque ? Ce don aux rois numides se comprendrait autrement mieux dans le cas où la plupart des livres auraient été rédigés en punique, dans la mesure où cette langue était communément utilisée au sein de la cour numide. A une époque où la langue et l’écrit grecs étaient rois, qu’allait faire une puissance « barbare », Rome, en quête de reconnaissance culturelle, avec des ouvrages puniques ? Certes, elle aurait pu faire valoir l’exotisme, mode hellénistique, mais le punicisme était une question sensible à Rome. Les Romains se contentèrent de la seule œuvre de Magon, qu’ils s’empressèrent de traduire : l’effort en valait la peine puisqu’il s’agissait, semble-t-il, de la référence dans le domaine agricole et agronomique. Seule l’aura de l’œuvre de Magon, en fait, eut raison de l’antipunicisme obsessionnel de certains partis politiques romains, surtout si la traduction d’une telle œuvre pouvait manifester une opposition à la politique de Caton, lui-même auteur d’un traité agronomique.
Hormis les écrits religieux et mythographiques, qui bénéficiaient du rapport étroit unissant le divin à l’homme antique, les œuvres écrites « laïques » ne paraissent pas avoir connu cette production littéraire spontanée et personnalisée que connut de manière assez diffuse le monde grec ; les écrits laïcs puniques répondaient avant tout à des objectifs précis et à une fonction déterminée. C’est ainsi qu’il faut comprendre la rédaction du traité de Magon, destiné avant tout à être utilisé en Afrique : il s’agissait d’enseigner aux propriétaires fonciers les techniques et méthodes agricoles. Les quelques textes épigraphiques rompant avec la monotonie des écrits votifs sont, hormis la documentation funéraire, constitués par les inscriptions édilitaires telles que celle découverte sous l’avenue de la République à Carthage. A-t-il existé des œuvres historiographiques ou philosophiques rédigées en punique telles celles produites par Hérodote, Thucydide, Platon et autres Aristote ? La documentation écrite punique ne nous donne pas l’impression d’avoir eu l’intention de produire des œuvres telles que celles émises par les Grecs ; au contraire, il semble même que les Puniques soient restés fidèles à la culture de l’archivage héritée de la sphère phénicienne et orientale ; c’est d’ailleurs en les replaçant dans ce cadre culturel – d’où ils n’auraient jamais dû sortir –, et non en essayant de les évaluer par rapport à des réalités grecques, que les écrits puniques arrivent à être mieux appréhendés et compris. En réalité, la composition écrite apparaît à Carthage comme essentiellement officielle : les rares œuvres littéraires émanant de Puniques ont été réalisées à l’extérieur de Carthage, dans une ambiance où les auteurs écrivaient indépendamment de son contrôle : qu’elles aient été rédigées par Asdrubal/Kleithomachos, Hannibal Barca ou Hérillos, ces œuvres apparaissent bel et bien personnalisées7. L’argument du contrôle étatique sur les lettres a au moins le mérite de résoudre l’équation posée par, d’une part, l’absence de textes littéraires puniques personnalisés8 et, d’autre part, l’indéniable capacité de l’alphabet phénico-punique à être utilisé pour la rédaction de ce genre d’écrits.
Les modes grecques dans la vie quotidienne
Les Carthaginois sont restés fidèles jusqu’au bout à la catégorie des boucles et anneaux, d’origine orientale, dont le fameux nezem, et, d’une manière plus générale, au vêtement oriental, notamment à l’ample tunique – sans ceinture – descendant jusqu’aux pieds : un passage de Plaute montre comment le marchand punique est moqué pour le port de ce vêtement. C’est d’ailleurs l’habillement des émissaires carthaginois raccompagnant, vers la Macédoine, l’ambassade envoyée par Philippe V auprès d’Hannibal (215) qui permit aux Romains de les démasquer. L’abondance des statuettes en terre cuite de style grec, importées ou de production locale, et la faveur de l’iconographie hellène visible sur certains supports de l’art punique (stèles, bagues, amulettes), même si elles ne démontrent en rien l’adoption par les Puniques des canons vestimentaires et esthétiques grecs, n’en trahit pas moins l’attrait indéniable de la société punique pour les formes de l’esthétique et du costume grecs. L’adoption de la parure grecque est autrement mieux prouvée, que ce soit pour le port de la chlamyde ou des bagues de type grec, même si elle ne devait toutefois concerner qu’une certaine classe sociale. La série de bagues sigillaires carthaginoises à chaton, dont la face antérieure portait des représentations anthropomorphes de jeunes femmes de l’aristocratie, ne correspondait pas à une réalité carthaginoise : elles étaient en fait l’expression d’un idéal féminin classique, que l’on retrouve du reste sur les traits réguliers, les coiffures de style grec et les bijoux des défuntes, figurées en orantes sur les stèles et sarcophages funéraires, et identiques à celles en vigueur sur certains portraits de monnaies de Sicile et surtout de Grande-Grèce. La représentation de l’idéal viril de tradition classique est également manifeste à travers les portraits de certains sarcophages-statues, mais également de certains ossuaires, ou de stèles. L’art grec a même apporté à un thème religieux spécifiquement punique (celui du personnage le bras levé en adoration) tout le prestige qui peut être rattaché à la figuration esthétique hellène. Il ne s’agit toutefois pas de portraits individualisés de défunts, mais de portraits idéalisés, influencés par le désir de se représenter convenablement, aux traits réguliers, conformément aux canons grecs en cours9. La sensibilité punique aux schémas iconographiques et esthétiques grecs est illustrée par la maîtrise avec laquelle les artistes puniques reproduisent les canons et les techniques de la sculpture, de la poterie (céramiques, terres cuites), mais aussi de l’architecture grecques. Il suffit pour s’en rendre compte de constater la qualité de ces œuvres puniques et la maîtrise de l’actualité technique hellénistique de leur époque : la rapidité avec laquelle les Puniques avaient accès aux modes sculpturales (sculpture en relief), architecturales (portiques à péristyle complet ou partiel ; baignoires en maçonnerie en forme de cuve), décoratives (décoration pariétale du premier style pompéien ; céramique « West Slope ») venues de la sphère grecque démontre une réelle adhésion à cet espace culturel et insère incontestablement Carthage dans la koinè artistique hellénistique.
La vaisselle d’alimentation et celle liée à la cosmétique, de fabrication ou d’inspiration grecques, ont également connu une vogue certaine à Carthage. Les assiettes, les plats et, surtout, la vaisselle à boire ont été, très tôt, fournis par les importations grecques : dès le Ve siècle et jusqu’à la destruction de la métropole africaine, elles sont en partie représentées par la céramique hellénistique à vernis noir. On constate même une tendance punique à puiser, du moins pour le IVe siècle, dans le même répertoire de formes (assiettes, vaisselle à boire et plats) qu’à Athènes. Il est remarquable, d’autre part, de constater que les formes de ces vases importés correspondent à une fonction spécifique (boire ou manger), alors que ceux à fonction mixte (boire et manger) ne semblent pas avoir connu de succès, montrant ainsi un rituel dans la façon de consommer les aliments ou les liquides. La sensibilité punique par rapport aux vases à boire de type grec notamment, qu’ils soient d’importation ou d’imitation, fait que ce type de vaisselle occupe une place majeure dans la céramique punique locale, à partir de la fin du IIIe siècle. La vaisselle de cuisson hellénistique, de diffusion universelle, est également attestée à Carthage, dès le Ve siècle, et est couramment utilisée au IIIe siècle, tels les chytrai et les lopades. La vaisselle de toilette grecque, de provenance – ou de tradition – alexandrine ou rhodienne, semble aussi avoir été prisée par la société carthaginoise, comme le prouve la présence de céramiques plastiques à vernis noir (gutti, askoi) ou en faïence (alabastre, fiole) destinées à cet usage à Carthage. L’engouement populaire pour ce type de vaisselle est réel puisque la panoplie d’ustensiles de toilette, essentiellement de production ptolémaïque, est également imitée. La vaisselle en faïence est en revanche moins courante. Seuls les membres de la classe bourgeoise carthaginoise pouvaient se permettre de déposer dans leurs tombes de luxueuses coupelles en faïence à glaçure verte de fabrication alexandrine10 : les tombes de la nécropole voisine de la colline de Sainte-Monique, datées des IVe et IIIe siècles – et dont on sait qu’elles abritaient les défunts de la haute classe carthaginoise –, ont en effet livré un lot inédit de cinq de ces coupelles dont l’une présente, sur le rebord, deux lions en relief prononcé. C’est probablement le même type de personne qui a déposé un miroir en bronze, unique en son genre, découvert dans un contexte funéraire remontant aux IVe et IIIe siècles ; il portait en fort relief, sur le couvercle, le portrait d’une jeune femme de type grec, de face, la tête tournée vers la gauche, les traits fins et réguliers et les cheveux relevés sur le sommet de la tête, de laquelle tombe une mèche ondulante. On sait que ce mode de représentation en toreutique se retrouvait fréquemment en sphère grecque, notamment à Corinthe. Ces importations et imitations de la vaisselle alimentaire et cosmétique grecque se faisaient néanmoins en fonction des habitudes de la cuisine et de la toilette puniques ; le choix des formes grecques importées et imitées était conditionné par la proximité formelle et fonctionnelle qu’elles pouvaient avoir avec les ustensiles traditionnels. Ainsi, les chytrai et les lopades grecs voient leurs imitations puniques diverger sensiblement des modèles : une des variantes de la chytra, la caccaba de type grec ou grécisant, plus basse, a été d’autant plus facilement adoptée à Carthage qu’elle présentait une forme de marmite connue du répertoire punique depuis une haute époque et donc adaptée aux fonctions locales, notamment pour la cuisson du poisson. Cette proximité fonctionnelle s’accorde d’ailleurs parfaitement avec l’origine sémite du mot caccaba. De même, le goût punique très prononcé pour les plats à poissons attiques à bord pas ou très peu retombant pouvait être mis sur le compte de l’existence de cette forme dans le répertoire archaïque de la vaisselle achrome punique11. Toujours dans le même ordre d’idée, la forme grecque des récipients à onguent en pâte de verre colorée perpétuait, au final, une tradition orientale, comme le montre leur attestation, dès le VIIe siècle au moins, à Carthage, héritière, dans le domaine de la verrerie, d’une longue tradition venue du Proche-Orient et d’Egypte. On retrouve le même cas de figure avec le miroir en bronze évoqué plus haut puisque sa forme appartient à la typologie orientale et ne se distingue du reste de la documentation carthaginoise du même type que par le couvercle présentant un portrait de type grec en relief. Pline l’Ancien attribuait d’ailleurs l’invention des miroirs à Sidon, réputée pour ses manufactures de verre. Les peignes en ivoire, épingles à cheveux, boîtes à fard, cuillers à fard, manches de miroirs présentent un répertoire iconographique fidèle à l’Orient phénicien. La vogue des objets de toilette de l’Egypte lagide ou de Rhodes s’explique donc surtout par le goût punique pour la toilette égyptienne et orientale originelle. En réalité, l’apport grec dans le domaine de la vaisselle alimentaire et cosmétique apparaît surtout à travers le rehaussement qu’il contribue à donner aux formes puniques traditionnelles. La présence de vases à boire, de plats, de conteneurs à parfum et à onguent de type hellène trahit, en quelque sorte, un phénomène de mode dont le but final, avoué ou inavoué, reste le prestige que leur octroient l’usage et la consommation personnalisés d’ustensiles et de produits estampillés grec.
Le cadre de vie punique s’est également laissé séduire par le modèle grec. On a vu que l’architecture domestique avait adopté un noyau central matérialisé par un portique et ses aménagements annexes, autour duquel se développent les pièces d’habitation, selon une disposition domestique qui devient commune autour de la Méditerranée hellénistique. Le propriétaire punique, par la volonté qu’il manifeste d’installer un portique autour de sa cour, nous dévoile, outre sa sensibilité à l’esthétisme architectural grec, toute une philosophie nouvelle dans sa perception de l’aménagement de son intérieur domestique et donc de nouveaux comportements, sans doute pour illustrer de manière plus prononcée le statut socioculturel du commanditaire/concepteur. Ce nouvel état d’esprit est particulièrement visible dans le quartier « Magon » : des maisons étaient parfois réunies pour satisfaire les nouvelles exigences esthétiques ; sinon, c’était toute l’organisation interne qui était modifiée. Dans le même état d’esprit, l’aménagement systématique de citernes apparaît comme une volonté d’améliorer le confort intérieur domestique, à travers une meilleure captation et une meilleure distribution de l’eau. S’il faut attendre le milieu du IIIe siècle pour constater les prémices d’un aménagement systématique de citernes à l’intérieur des habitations carthaginoises, c’est déjà le cas dès le IVe siècle pour les cités grecques de Sicile passées sous obédience punique12. On voit ainsi certaines maisons puniques de Carthage se munir de deux citernes, sur la colline de Byrsa, voire, parfois, de plusieurs, dans le quartier « Magon ». Outre le besoin croissant en eau, la présence de deux ou plusieurs citernes peut illustrer aussi le souci de rendre autonomes des parties opposées de la maison et de faciliter leur alimentation en eau ; des citernes, disposées sous des pièces d’habitation, ont même parfois leurs puits d’accès ménagés dans la paroi, permettant ainsi d’effectuer le puisage à partir de l’intérieur de la pièce. Ce sont toutes ces nouvelles motivations qui ont poussé les architectes puniques à opérer les profondes interventions de maçonnerie sur les habitations puniques du quartier « Magon » et à systématiser les installations d’alimentation en eau dès l’établissement du plan architectural du quartier « Hannibal ».
L’aménagement de salles pour l’hygiène corporelle dans le programme type de l’édification de la maison punique et l’usage généralisé de la baignoire à siège – symbole, s’il en est, du bain de propreté – témoigneraient, pour ce qui concerne le territoire africain, de l’intérêt porté à l’hygiène du corps, du moins d’un nouveau rapport avec tout ce qui avait trait aux ablutions. Ce fait architectural montre, d’une certaine manière, comment le propriétaire aborde la conception qu’il a de la toilette, et sa place dans l’habitat domestique. Mais plutôt que de l’expliquer par un « culte du corps » propre aux traditions grecques, il faudrait plutôt lier l’attention, le caractère systématique et le soin accordés par les Puniques à l’aménagement d’installations de bain dans l’habitat à des contraintes en rapport avec les traditions locales. En effet, dans le monde punique, la localisation de l’espace consacré à la toilette se trouve pratiquement toujours dans le vestibule ou donnant sur la cour, en fait dans un endroit marquant le passage de l’extérieur vers l’intérieur. Sur la base de ce constat, on a conféré à cette pièce d’eau un caractère purificatoire, lié aux ablutions, tant cette notion apparaît primordiale dans la mentalité orientale ; il n’est pas étonnant, à ce propos, de constater que des bains publics jouxtaient le grand temple de Kerkouane. La dynamique opérée par la vogue grecque des bains à affusion aurait eu pour effet, dans cette perspective, de développer l’endroit traditionnellement consacré à la pratique des ablutions. D’autant que les lieux consacrés aux bains sont une réalité dans la sphère moyenne et proche-orientale. Cette tradition culturelle aurait, en tout cas, pour mérite d’apporter une explication solide à l’autonomie et l’originalité développées par les Puniques dans l’aménagement des installations de bain. La restructuration du premier noyau urbain à Carthage et l’édification de nouveaux habitats à la fin du Ve siècle sont même l’occasion de l’aménagement de latrines : à Bir Massouda, deux latrines domestiques et une publique – adossée au rempart – illustrent l’adoption à Carthage d’un système de gestion des rejets humains. Cette attestation, la plus ancienne de l’époque antique, témoigne donc d’un réel souci lié à l’hygiène propre à la métropole africaine.
En dotant sa maison de ces installations, et donc en multipliant les pièces fonctionnelles, le propriétaire punique témoigne tout à la fois d’un goût et d’une volonté de confort. La maison devient plus fonctionnelle, plus planifiée. En ce sens, cette recherche du confort illustre l’insertion de Carthage dans le mouvement hellénistique, dans lequel la maison n’apparaît plus seulement comme un « toit », mais comme un cadre de vie où tout est réalisé pour assurer le confort physique et le plaisir des yeux. La décoration va à ce niveau jouer un rôle toujours plus important dans l’aménagement de l’intérieur domestique.
On a vu comment l’architecture punique s’était largement ouverte au décor grec, que ce soit dans le domaine de la composition structurelle (portiques) ou ornementale (architectonique, pavements, etc.). L’ornementation de l’intérieur des édifices publics et privés n’était pas en reste, puisque l’intérêt des Puniques pour les objets d’art grecs, notamment leur manière de se les approprier, est attesté. Les chroniques gréco-latines des campagnes militaires puniques en Sicile relatent en effet le pillage systématique d’œuvres grecques lors du sac des cités13, réputées parmi toutes pour leurs abondantes et luxueuses œuvres d’art. On rappellera à titre d’exemple le fameux taureau de bronze d’Agrigente, que confectionna jadis Périlaos pour le tyran d’Agrigente Phalaris, ou encore la statue d’Apollon en airain, pillée à Géla en 405 et offerte à Tyr, qui furent restitués par Scipion Emilien à leurs cités d’origine après le sac de Carthage en 146. Au moins une de ces statues pillées a servi à représenter une déesse locale (Tinnit ?) dans le cadre d’un culte public à Carthage : il s’agit de celle, en bronze, représentant Artémis/Diane et restituée à Ségeste, sa cité d’origine, où elle était vénérée entre toutes. Transportée à Carthage, elle ne fit que « changer de place et d’adorateurs14 », selon Cicéron. C’était le cas également de la statue d’airain d’Apollon, vénérée à Tyr. La conservation de ces œuvres grecques à Carthage, depuis leur confiscation au IVe siècle jusqu’à la prise de la métropole africaine en 146, peut s’expliquer par le fait qu’elles constituaient très certainement des trophées de guerre pour exalter le prestige de la cité ou de la famille de ceux qui les avaient acquises, qu’elles aient été exposées dans des lieux publics ou dans des demeures aristocratiques. Cela ne les empêchait pas, évidemment, de jouer également un rôle décoratif.
Les œuvres d’art de type grec ayant appartenu en propre à la cité punique, c’est-à-dire acquises sur commande ou réalisées localement, ont évidemment connu une faveur dans l’ornementation domestique privée et publique15. Si rien ne permet de suggérer l’existence de statues ou de sculptures de type grec décorant les lieux publics à Carthage, il est certain, en revanche, qu’elles prenaient une part relativement importante dans l’ornementation et la représentation divine à l’intérieur des édifices religieux, facilitées par la liberté prise par les Puniques dans la façon de représenter leurs divinités. Ainsi, en plus des statues grecques prises aux cités sicéliotes, on a le cas de la statue en grès stuqué – à l’état fragmentaire – de la « Grande Dame » voilée de Carthage assise sur un trône flanqué de sphinx. Bien que le type iconographique soit attesté en Orient, cette statue d’un mètre quatre-vingts témoigne malgré tout de la sensibilité punique pour l’esthétique grecque : la Dame semble en effet reproduire le geste qu’on a déjà relevé sur le couvercle-statue d’un sarcophage architectural carthaginois figurant la Dame voilée, puisque son bras droit émerge du voile comme pour l’écarter.
La documentation sur l’usage d’œuvres grecques pour l’embellissement domestique punique est encore plus consistante. Ainsi, Hannibal Barca lui-même possédait une collection de sculptures, dont la fameuse statuette en bronze de l’Héraclès Epitrapézios façonnée par Lysippe. On sait, par Diodore, que Scipion distribua de nombreux portraits de personnages illustres à la suite du sac de Carthage, mais sans rien savoir, là encore, de leur identité et du style sculptural adopté. Leur analyse aurait certainement permis de confirmer le succès rencontré par les canons grecs lorsqu’il s’agissait de rendre l’esthétisme des portraits, qu’on a pu constater sur ceux figurés sur les chatons de bijoux ou encore sur ceux des stèles ou des statues de sarcophages16. Le même syncrétisme gréco-oriental est du reste constaté sur la fameuse statue, en marbre, découverte à Mozia, et remontant au milieu du Ve siècle. Mesurant un mètre quatre-vingts sans les pieds, manquants, elle représente un jeune homme revêtu d’une longue tunique moulante et d’un pectoral, le visage surmonté de mèches bouclées sur le front. Ces réélaborations artistiques selon une sensibilité punique posent la question de l’origine des auteurs des œuvres de type hellène et hellénisant à Carthage : qu’il s’agisse de Puniques bien au fait des règles de la sculpture grecque ou d’ateliers grecs prenant en compte les exigences du commanditaire de l’œuvre, cette problématique est en quelque sorte liée à celle du commerce et à l’utilisation du marbre dans le monde phénico-punique, dans la mesure où cette matière est surtout caractéristique de la culture classique. Dès le IVe siècle, les Puniques ont réellement commencé à utiliser ce matériau dans leurs compositions architecturales, ornementales et sculpturales. S’ils ont effectivement pu effectuer leur approvisionnement dans les carrières de marbre de l’Afrique du Nord, c’est surtout à partir du marbre issu de Grèce continentale, de l’Est et des Cyclades qu’ont été confectionnées les principales œuvres puniques, démontrant ainsi l’attrait qu’exerçait le travail du marbre grec chez les Phénico-Puniques. De fait, la majorité des œuvres puniques en marbre a été réalisée selon une technique appropriée à la sculpture de ce matériau, que ce soit pour la composition de thèmes typiquement grecs, comme celui de la Dame voilée, ou pour ceux dans lesquels des caractères grecs sont adaptés aux thèmes orientaux, comme dans le cas de la déesse ailée, du personnage en adoration ou encore de la statue de Mozia. Des sculpteurs confirmés et originaires de la métropole africaine sont du reste attestés, tel ce Boéthos, fils d’Apollodore de Carthage17.
Le matériel du culte domestique traduit à son tour l’ascendant artistique de la culture hellène. Le thymiatérion découvert sur la colline de Byrsa peut en constituer un excellent exemple ; mais bien que dégageant des traits artistiques grecs, cette œuvre n’en apparaît pas moins comme le fruit d’une évolution interne à l’art punique et comme un prolongement des brûle-parfums de type oriental. Les nombreuses arulae découverts à Carthage, à Kerkouane ou à Mozia se présentent toutes pratiquement en forme de dé, délimité en haut et en bas par une mouluration simple, selon une forme connue de la sphère hellénistique. La forme générale de ces arulae – en terre cuite ou en marbre – était connue de la sphère hellénistique depuis au moins la première moitié du IVe siècle : elle est largement attestée, en marbre et en pierre, à Olynthe, et invariablement en marbre à Délos ; les autels en terre cuite, de manière générale, sont attestés en Grande-Grèce et en Sicile grecque depuis au moins le VIe siècle. Les exemplaires puniques de Mozia et ceux de Kerkouane se distinguent néanmoins par la figuration d’une représentation sculptée sur la paroi antérieure, celle de deux griffons affrontés lacérant un cervidé, apparaissant ainsi comme des dérivés du modèle grec. Leur usage se fait donc, là encore, en fonction de la mentalité punique.
L’intérêt accordé au décor architectural, en général, et au confort physique et esthétique dans le cadre domestique, en particulier, ne va pas simplement s’arrêter à l’usage d’éléments d’ornementation, mais va également concerner les éléments organiques de l’architecture (murs, dalles de soutien des plafonds, montants des portes) et ceux d’utilité courante (margelles, gargouilles). L’ornementation reçue par ces éléments les font indéniablement participer à la décoration d’ensemble de l’édifice qu’ils composent pour y accentuer l’impression de confort.