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Vers la guerre
La Sicile après le retrait de Pyrrhos
L’échec de l’expédition sicilienne de Pyrrhos a logiquement renforcé l’hégémonie carthaginoise sur l’île. Une fois encore, Carthage parvient à contenir l’offensive d’une coalition grecque et à recouvrer son autorité sur l’ensemble de son épicratie, voire à l’étendre : on constate ainsi qu’à la veille du conflit contre les Romains, les Puniques dominaient Agrigente et avaient placé la frontière de leur domaine près d’Echetla, entre Leontium et Camarine, au sud-est de l’île. L’émergence et la consolidation de la puissance des Mamertins, autres grands bénéficiaires du départ de Pyrrhos, permettent en outre aux Puniques de poursuivre une politique conforme au maintien de leurs intérêts : jouer l’équilibre entre deux ou plusieurs cités aux prétentions fortes de manière à les user et donc à empêcher l’une d’elles d’émerger et de susciter une politique antipunique sur l’île. Aussi, lorsque le général syracusain Hiéron – qui avait combattu aux côtés de Pyrrhos – écrase les Mamertins au bord du fleuve Longanos en 269, le stratège carthaginois Hannibal ben Gisco le Navarque intervient promptement pour éviter la prise de Messine par les vainqueurs : il s’arrange pour retarder l’action d’Hiéron en lui témoignant son soutien tout en incitant les Mamertins à la résistance en les renforçant d’une garnison punique de 1 000 hommes sous la direction d’Hannon. Les Syracusains, dupés, sont contraints de lever le siège avec la ferme intention de revenir, Messine ayant toujours constitué un objectif stratégique, que ce soit pour la politique traditionnelle syracusaine ou pour tout autre prétendant hégémonique. C’est la raison pour laquelle Messine conserve un moment la protection des Puniques qui, de fait, finissent par se heurter aux Syracusains : d’après Polyen, les Carthaginois coulent une partie de la flotte de Hiéron II tout près du port de Messine assiégée. Cette couverture punique arrange d’autant plus les Mamertins que Rome vient de châtier durement la garnison romaine de Rhegium : celle-ci s’en était rendue maîtresse après avoir massacré une partie de la population et noué de solides contacts avec les Mamertins. Mais ces derniers avaient très vite compris que la présence punique à Messine n’avait pas seulement pour but de les défendre contre les velléités hégémoniques syracusaines.
Le contrôle du détroit de Messine
A la veille de la première guerre romano-punique, la victoire finale sur Pyrrhos permet à Rome de soumettre le reste de l’Italie : le Sud, avec la soumission de Tarente en 272, Brindisi en 267 dans le Centre, et la dernière ville étrusque, Volsinies, en 264. Face à cette inexorable avancée, Carthage tente bien de secourir Tarente1, mais elle ne se décide à réagir vraiment qu’après la prise de contrôle romaine de Rhegium, en 270 : une garnison punique est installée juste en face, à Messine. Et pour cause : le détroit de Messine, on l’a vu lors des derniers conflits, constitue un enjeu stratégique pour qui développe une politique hégémonique en Méditerranée centrale. La métropole punique s’est, de ce fait, évertuée à s’en assurer le contrôle lors des dernières décennies. Désormais, Carthage et Rome sont face à face : la zone tampon que constituait la Grande-Grèce n’est plus. Chacune d’elles contrôle une rive du détroit de Messine, avec un léger avantage pour Carthage à travers la maîtrise des îles Lipari. Seuls les traités signés entre Puniques et Romains sont encore un garde-fou contre un éventuel dérapage. En théorie. Car en pratique, hormis une action commune contre Rhegium, en 279, il s’agit d’une alliance froide. L’intervention de Pyrrhos en Occident a d’ailleurs été l’occasion de dévoiler la réelle profondeur de la méfiance régnant entre les deux métropoles : face à la passivité de Rome, qui ne fait rien de bien concret pour aider son alliée contre le roi d’Epire en Sicile, Carthage propose à Pyrrhos de mettre à sa disposition une flotte afin d’embarquer ses troupes en Italie. Comme on l’a vu, aucun des deux contractants ne semble disposé à accepter la présence des troupes de son « allié », sur le sol italien pour l’un, et le sol sicilien pour l’autre. En réalité, Carthage a, depuis un certain moment déjà, pris toute la mesure de la nouvelle dimension maritime acquise par l’Urbs suite à la conclusion d’une sorte d’union fédérale avec Capoue en 343 : cette union met à la disposition des Romains les compétences navales et commerciales des Campaniens, lesquelles vont contribuer à dynamiser l’impérialisme romain naissant. On ne s’étonnera donc pas de trouver parmi les plus fervents partisans de la guerre contre Carthage les grandes familles campaniennes, qui lorgnent avec avidité sur les débouchés commerciaux constitués par la Sicile : les Claudii, notamment, vont constituer autour d’eux le principal groupe interventionniste au sénat romain. La perspective du butin va leur gagner le soutien décisif des comices centuriates. Pour cela, le lobby campanien peut s’appuyer sur ses cousins de Messine, les Mamertins, qui, lassés de l’hégémonie punique, font finalement appel à Rome en 264. La décision d’intervenir n’est prise qu’après consultation des comices centuriates, preuve de l’indécision sénatoriale sur le sujet : aux yeux des Romains, la requête des Mamertins équivaut à une deditio, une soumission. La question s’avère délicate, car une intervention romaine signifie, en fait, une déclaration de guerre. Pour Carthage, la mauvaise foi romaine ne fait aucun doute, comme l’ont si bien illustrés les écrits propuniques de Philinos : l’historien sicilien affirme qu’un traité conclu entre Carthage et Rome – dont Polybe tente maladroitement de nier l’existence – stipulait que la Sicile relevait de l’influence punique, alors que l’Italie était attribuée aux Romains…, autrement dit que la responsabilité de la première guerre punique était le fait de l’Urbs. Las. Il n’est pas question pour Rome de laisser Carthage disposer d’un pont vers l’Italie. Comme pour la guerre contre Pyrrhos, mais aussi contre les Samnites (dernier quart du IVe siècle), les Romains vont faire de la défense de l’Italie le prétexte ou la motivation de leur conflit contre la métropole africaine.