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Les préparatifs et les stratégies adoptées

Les forces en présence

Polybe nous rapporte de précieuses indications chiffrées sur les troupes puniques d’Hannibal Barca à travers la table de bronze que celui-ci fit déposer, au crépuscule de sa campagne d’Italie, dans le sanctuaire panhéllenique consacrée à Héra au cap Lacinion, près de Crotone. On y apprend que des effectifs ibères – 13 850 fantassins, 1 200 cavaliers et 800 frondeurs baléares – sont détachés d’Espagne pour la défense de Carthage et des cités « métagonites » de la Numidie massaesyle, qui pourrait correspondre à la région côtière s’étalant entre le cap Bougaroun, près de Collo, jusqu’au détroit de Gibraltar, région sans doute soumise par Amilcar Barca au sortir de la guerre des Mercenaires. Cette région sensible, faisant face à la côte espagnole, fournit d’ailleurs 4 000 fantassins pour, à la fois, renforcer la défense de Carthage et servir d’otages, gage de leur fidélité à la métropole punique. Les troupes ibères déplacées en Afrique sont constituées, en partie, par des éléments issus des tribus qui s’étaient opposées aux Puniques en Espagne, dont les Olcades et les Celtibères, encadrés par des soldats de tribus plus fidèles, comme les Mastiens. En sens inverse, Hannibal installe en Espagne d’importantes troupes africaines, sans doute avec le même état d’esprit. Le but de ces échanges est évident : rendre solidaires ces régions dans l’effort de guerre contre Rome, mais aussi éviter les troubles en Afrique et en Espagne en les privant de leurs forces vives. Hannibal retient ainsi la leçon de la première guerre punique, pendant laquelle Carthage avait dû gérer de graves insurrections africaines. Il n’était pas question que cela se reproduise lors du conflit à venir contre Rome, d’autant qu’un débarquement romain était initialement prévu en Afrique.

La table de bronze du cap Lacinion nous renseigne également sur les effectifs laissés à la disposition d’Asdrubal Barca, désigné par son frère aîné pour commander l’Espagne punique : une flotte de 50 quinquérèmes, 2 quadrirèmes et 5 trirèmes ; une cavalerie de 2 550 éléments composés, en majorité, de Numides, de Maures, mais aussi de Libyphéniciens, et une infanterie comprenant 11 850 Africains, 300 Liguriens et 500 Baléares. Vingt et un éléphants complètent le dispositif militaire. Pour sa marche vers l’Italie, Polybe affirme qu’Hannibal comptait une armée de 90 000 fantassins et de 12 000 cavaliers, estimation exagérée quand on sait que la table du cap Lacinion n’indique que 20 000 fantassins et 6 000 cavaliers puniques après le passage des Alpes. D’autant que la stratégie offensive adoptée par Hannibal cadre mieux avec un effectif plus réduit : on estime généralement à 60 000 ou 70 000 soldats les effectifs au départ de Carthagène, sachant qu’après le franchissement de l’Ebre, 10 000 hommes sont placés en garnison en Espagne du Nord, et que 10 000 autres sont renvoyés dans leurs foyers.

Les forces puniques étaient essentiellement composées de soldats issus des régions assujetties ou liées à Carthage, et ce, depuis que Rome lui avait interdit de recruter en Italie et en Sicile. Le recrutement des troupes grecs se fait, du reste, plus rare après la première guerre punique, du fait de la crise que connaît le marché aux mercenaires de Sicile et de Grande-Grèce après la mainmise politique romaine sur ces régions. Les territoires dominés par l’Etat punique s’étendaient de l’autel des Philènes, dans la Grande Syrte, jusqu’aux rivages maures et ibères de l’Atlantique, à l’ouest, auxquels il faut adjoindre les îles Baléares, Malte et l’île de Pantelleria. De fait, le cœur de la puissance militaire carthaginoise sera toujours constitué par les Libyens peuplant l’intérieur de l’Etat carthaginois et, depuis peu, par les Ibères du territoire administré par les Barcides en Espagne, ainsi que par les compléments fournis par les cités phéniciennes d’Afrique, comme Utique ou Hadrumète. Ces unités, qui forment l’essentiel de l’infanterie, constituent les effectifs les plus stables et les plus fiables de l’armée punique. De fait, ils contribuèrent à stabiliser les effectifs puniques face à la versatilité des mercenaires, voire des auxiliaires – gaulois notamment –, ou à l’inexpérience des nouvelles recrues. Ils jouèrent un rôle d’encadrement et de maintien de la discipline indispensables pour un effectif aussi bigarré que l’armée d’Hannibal. Véritable relais du stratège sur le terrain, ce corps, colonne vertébrale de l’infanterie, jouera tout le long de la campagne d’Hannibal un rôle tactique de première importance. A Cannes, par exemple, il est placé en retrait, légèrement décalé sur les côtés du dispositif central, constitué d’effectifs ibères et celtes.

L’importance des troupes africaines et ibères dans la perspective militaire punique va jusqu’a conditionner la pensée politique barcide. Pour accompagner les mesures contraignantes d’échanges militaires entre l’Espagne et l’Afrique, indispensables à la sécurité de ces territoires, les Barcides développent l’idée d’une communauté d’intérêts entre Carthage et les populations assujetties de son territoire, réflexion largement entamée en Ibérie. Cette volonté d’intégration se laisse deviner dans la manière par laquelle Hannibal Barca fait participer des chefs africains à la campagne militaire de la deuxième guerre punique à des fonctions rarement – ou même jamais – atteintes auparavant. On a vu que des officiers subalternes dirigeaient des unités de base de même origine dans les armées barcides, mais on devine, ici, un évident souci d’efficacité dans le relais des ordres et dans la direction des troupes. Plus éloquente est la situation d’un cadre de l’armée d’Hannibal, le fameux Muttinès. Présenté comme l’élève de l’école militaire du Barcide, ce qui revient à dire qu’il a évolué jeune, ou très jeune, dans l’entourage du stratège punique1, Muttinès est issu de la notabilité libyphénicienne dont on a évoqué la proximité physique et juridique avec les Carthaginois. C’est à ce titre, du reste, qu’il a pu intégrer la formation militaire barcide, puis l’état-major d’Hannibal. Son mérite personnel lui a permis, ensuite, de se voir attribuer un commandement en Sicile, preuve que la promotion militaire était une réalité pour les Africains, dans l’armée barcide tout au moins. De là à inscrire ces promotions dans une perspective plus large visant à constituer une communauté d’intérêts en Afrique punique et, donc, à faciliter l’accession de ses populations assujetties à l’administration politique de ce territoire, il n’y a qu’un pas, que le cas Muttinès encourage à franchir.

Le noyau ibéro-africain de l’armée punique était complété par l’apport de mercenaires : les Celtibères, armés de la redoutable falcata et recrutés au nord de l’Ebre, combattaient d’estoc comme de taille ; les Baléares, armés de javelot mais surtout redoutés pour leurs frondes, combattaient dans les unités légères ; les Ligures également. Les Gaulois ne rejoindront les armées puniques qu’après la bataille du Tessin, en 218, et constitueront une partie de l’infanterie lourde, du moins jusqu’à la bataille de Cannes. Armés de longues épées, les Gaulois combattaient essentiellement de taille. Les recrues mercenaires – surtout celles levées après 218 –, plus ou moins inexpérimentées, et les troupes dont se méfie le Barcide (Gaulois, Celtes) sont souvent sacrifiées pour user les lignes ennemies, voire pour ménager les troupes ibéro-africaines ou les placer dans les conditions optimales.

Autre corps important de l’armée barcide : la cavalerie. Les Barcides lui accordent une importance d’autant plus grande qu’elle est à la base de la manœuvre de l’enveloppement. Malgré une tradition proche-orientale déjà affirmée dans le domaine, l’importance donnée à la cavalerie sonne comme un écho aux manœuvres réalisées lors des batailles d’Alexandre2. Et c’est le propre des victoires d’Hannibal que de voir la cavalerie, agissant en corps autonome, jouer un rôle majeur dans la tactique d’enveloppement. D’autant que le mérite du stratège punique est d’avoir réhabilité une tactique qui avait été délaissée par les armées hellénistiques d’Orient après Alexandre. Il eut d’autant plus intérêt à le faire qu’il dispose dans son armée de l’efficacité des agiles cavaliers numides, que la deuxième guerre punique va consacrer. Armés sommairement d’un petit bouclier rond, de quelques javelines et d’un poignard, leur légèreté – ils sont enrôlés comme auxiliaires – se montrera particulièrement utile par leurs farouches charges de provocation et de harcèlement lors des batailles, comme à la Trébie, ou par leur capacité à parachever les victoires en poursuivant les armées en déroute, à Trasimène par exemple. Leurs coups de main rendent également de grands services à l’armée punique, comme lors de l’embuscade qui coûte la vie aux deux consuls de l’année 208, dont le célèbre Marcellus. La cavalerie lourde, pour sa part, est essentiellement composée d’éléments ibères, renforcés à partir de 218 par des cavaliers celtes. Comme dans le cas de la restructuration de la manière de combattre des fantassins, la place primordiale occupée par la cavalerie dans le dispositif barcide répond avant tout à une optimisation des structures militaires.

Les guerres puniques vont également se caractériser par l’usage d’éléphants, qui viennent remplacer les chars de guerre encore employés par les Puniques contre Timoléon et Agathocle à la fin du IVe siècle. Véritables « tanks » de l’époque, les éléphants sont introduits dans les armées occidentales par le roi d’Epire Pyrrhos, qui en fit usage contre les Romains. Quinze ans après, les Puniques parviennent a en aligner régulièrement plus d’une centaine, essentiellement d’origine numide, bénéficiant sans aucun doute du savoir-faire grec dans le domaine : il existait en effet des traités spécifiques sur les éléphants, distillant des informations sur la manière de les chasser, les élever, les dresser ou les soigner. Le mot « indien » pour désigner le conducteur de ces pachydermes est d’ailleurs dénué de toute connotation ethnique, le terme étant utilisé par la littérature gréco-latine pour nommer le cornac. On voit ainsi Asdrubal le Beau chasser l’éléphant en Numidie et en mobiliser 200 pour la guerre. Alignés face à la cavalerie romaine à la bataille de la Trébie, ils se montreront efficaces dans le combat comme dans la poursuite. Carthage demeure néanmoins tributaire du bon vouloir des principautés numides voisines, ce qui l’obligeait parfois à se tourner vers les monarchies gréco-macédoniennes de l’Est3.

Les Etats puniques d’Afrique et d’Espagne fournissent des troupes libyennes et ibères à Carthage, sans que l’on sache si des règles ou des traités régissent ces fournitures. Ces levées de troupes sont toutefois à l’origine de sévères insurrections, que ce soit en Afrique ou en Espagne, ce qui tend à démontrer leur impopularité. Les troupes auxiliaires numides se montrent disponibles en fonction de l’état des relations du moment avec l’Etat punique : on verra que Syphax et Massinissa, aux visées politiques antagonistes, serviront tour à tour Carthage et Rome ! Les troupes mercenaires, quant à elles, sont recrutées moyennant finance par des agents puniques spécialement délégués pour cette tâche à travers les contrées espagnoles et africaines, voire ligures. L’ensemble donne une impression de liens lâches et peu convaincants avec la puissance hégémonique. Carthage paie là une stratification juridique inégalitaire au sein de son Etat, où les principales communautés africaines alimentant l’armée punique, en plus d’être exploitées, demeurent frustrées politiquement. Le statut juridique intermédiaire des Lybiphéniciens en Afrique et la tentative barcide d’impliquer politiquement les indigènes dans la gestion politique en Ibérie constituent de bien timides tentatives d’intégration politique. Seule la force répressive ou intimidante permettra au fond de maintenir une certaine fidélité et un certain ordre au sein des troupes puniques.

A cela il faut ajouter le charisme barcide, renforcé par la théologie de la victoire, qui permet à la cause carthaginoise de maintenir jusqu’au bout les armées puniques dans un état de discipline et d’efficacité sans commune mesure. L’armée barcide, en effet, n’a pas accueilli beaucoup de citoyens en son sein. Les seuls cités, au départ, sont les officiers proches d’Hannibal Barca, et l’état-major punique dans son ensemble. Les soldats carthaginois ne sont attestés qu’en Espagne ou vers la fin de l’expédition d’Hannibal en Italie du Sud, et lors de la campagne africaine de P. Cornelius Scipion fils. On sait notamment que les citoyens issus des meilleures familles carthaginoises officiaient dans la cavalerie lors des combats contre les Romains en Afrique.

Dans le camp romain, la situation est tout à fait différente. La fourniture des troupes alliées était fixée par des traités en bonne et due forme, ce qui garantissait une régulation parfaite dans la constitution des armées. Rome pouvait s’appuyer sur des forces soudées par des intérêts communs : elle avait su impliquer et récompenser politiquement et juridiquement la notabilité de ses alliés les plus proches. Les plus illustres de ces notables étaient même présents au sénat romain. On pense notamment à la famille de campanienne des Claudii, qui joua un grand rôle lors de la première guerre punique. Pour cela, la région du Latium et, par extension, du centre de l’Italie constituait le cœur de la puissance militaire romaine, car la mieux agrégée aux intérêts romains.

A la tête de la confédération italienne, qui s’étendait depuis le dernier tiers du IIIe siècle jusqu’en Italie du Sud, Rome reposait sur des ressources humaines inépuisables : un recensement effectué en 225, d’après Polybe, montre la capacité romaine à mobiliser environ 700 000 fantassins et 70 000 cavaliers, entre Romains et alliés italiens, sans compter les ressources potentielles de sa province de Sicile occidentale et l’aide du royaume de Syracuse, son allié depuis la première guerre punique. Dans l’immédiat, Rome organise les forces qui doivent commencer la campagne. Une flotte de 220 quinquérèmes et 20 vaisseaux légers est préparée, alors qu’une armée de plus de 70 000 soldats est constituée à la fin de l’hiver 218. Répartie en 6 légions, elle comprend 24 000 fantassins et 18 000 cavaliers romains ; les cités alliées alignent pour leur part 40 000 fantassins et 4 400 cavaliers.

Les stratégies d’ensemble

A l’aune de ce déséquilibre des forces, les historiens se sont interrogés sur la faisabilité des objectifs visés par la campagne d’Italie : Hannibal Barca avait-il ne serait-ce qu’une chance de vaincre et soumettre une cité qui avait une telle capacité de mobilisation ? Une grande partie de la réponse réside en réalité dans la stratégie d’ensemble adoptée par les Barcides et son initiateur, Amilcar Barca. Alors que, jusque-là, Carthage se contentait de sécuriser ses intérêts dans son domaine africain et à travers la Méditerranée, Amilcar Barca et ses héritiers politiques initient un esprit d’entreprise sans commune mesure avec ce qui s’était fait antérieurement dans l’histoire politique et militaire de Carthage. Bien que réalisées avec l’accord et le soutien du gouvernement punique, c’est bien sur l’initiative barcide que se sont faites les campagnes d’Espagne et d’Italie. Il faut d’ailleurs voir avec quel zèle les ennemis des Barcides, relayés par l’annalistique romaine, livrent ces derniers au camp des faiseurs de guerre. Rome semble même prise de court au moment du déclenchement de la deuxième guerre punique ! Ayant retenu les enseignements des événements militaires précédents, particulièrement ceux de la première guerre punique, les Barcides comprennent que la politique défensive adoptée jusqu’à présent par l’oligarchie marchande au pouvoir à Carthage ne suffit plus à défendre les intérêts puniques devant la constitution de véritables forces politiques en Orient (les monarchies hellénistiques) et en Occident (Rome et, à un degré moindre, Syracuse). Il ne s’agit plus de se contenter d’attendre que Rome s’attaque encore une fois aux intérêts puniques, d’autant que l’action barcide repose sur un farouche sentiment de revanche. Cette politique consiste, en quelque sorte, à ériger en principe la devise selon laquelle la meilleure défense est l’attaque4. Car sous ses couverts offensifs, l’entreprise a bien pour finalité la défense : en effet, et même si on ne sait rien des buts envisagés par Amilcar contre Rome, il n’était pas question pour Hannibal d’occuper ou de détruire la cité de Romulus, comme le montre clairement un passage de l’accord conclu avec Philippe V de Macédoine en 215. Il s’agit surtout de réduire la puissance romaine et de rétablir l’hégémonie carthaginoise en Méditerranée occidentale. Pour cela, une stratégie d’envergure est élaborée, dans laquelle l’expérience grecque va être, encore une fois, mise à contribution. Outre l’implication émotionnelle des institutions carthaginoises aux choses de la guerre et la recherche du soutien de la logistique grecque en faveur des Puniques, l’action barcide va s’inspirer de l’imitatio alexandri en élargissant les champs d’opérations, à l’aide d’une armée professionnelle et compacte, tout en concentrant ses efforts sur les points névralgiques du théâtre de guerre. La vitesse d’exécution et l’emploi de la masse sont les leviers essentiels de la stratégie mise sur pied par les Barcides. On passait en réalité d’une guerre de positions et de siège, caractéristique de la politique mercantile de l’oligarchie carthaginoise, à une guerre de mouvement basée sur la rapidité d’exécution : « Le meilleur soldat n’est pas tant celui qui se bat que celui qui marche » ; on pourrait résumer par cette phrase de Bonaparte l’importance de la vitesse dans une stratégie barcide résolument tournée vers le mouvement. Car c’est une véritable blitzkrieg que développent les Barcides. Il s’agissait, dans cette stratégie, de frapper directement au cœur du dispositif ennemi.

L’offensive d’Hannibal en Italie a en effet un but majeur : faire plier le plus rapidement possible l’ennemi, avant que Rome ne soit en mesure de rendre opérationnelles les immenses réserves en hommes dont elle dispose. L’armée d’Hannibal n’est pas en mesure de mener une guerre d’usure face à l’impressionnant potentiel humain que possède l’Etat romain ; le stratège punique en est conscient. Le but est, avant tout, de sonner d’emblée l’adversaire. Pour cela, Hannibal compte tirer bénéfice de la mosaïque juridique qui caractérise l’Italie romaine de cette époque, et qu’il a pris soin d’étudier : bien que plus homogène que celui de l’Etat punique, le système politique au sein de la confédération italique dominée par Rome n’en recèle pas moins des failles. Si le stratège n’attend rien du Latium, au statut assez privilégié dans le territoire romain malgré les contributions financières et militaires, il espère bien tirer parti de la situation juridique des territoires alliés assujettis : alors que les cités de droit latin ont la possibilité d’acquérir la citoyenneté romaine et de résider à Rome, les cités alliés demeurent sans droit de vote et ne peuvent pas se présenter aux charges électives, malgré des charges financières et militaires importantes. De plus, l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs latins, résolus à profiter des dividendes économiques et financiers générés par l’hégémonie romaine en Méditerranée occidentale, commence à dangereusement concurrencer les cités étrusques et, surtout, campaniennes, qui en étaient jusqu’alors les principales bénéficiaires. Ces dernières, notamment Capoue, jouait en effet un rôle primordial dans la gestion financière de la puissance politique, militaire et économique de la confédération italique.

Ce sont ces frustrations juridiques et économiques que les victoires puniques allaient exacerber, au point de provoquer des défections en chaîne, surtout en Italie méridionale, après la débâcle romaine de Cannes (216). Il s’agissait, en fait, d’asphyxier au maximum le Latium, cœur de la puissance romaine, de désolidariser de Rome le plus de cités italiennes, de la priver d’une (grande) partie de ses auxiliaires, et notamment de l’expérience navale campanienne, qui avait joué un rôle capital dans la victoire finale lors la première guerre punique. L’objectif en somme est, in fine, d’amener la cité de Romulus à demander un traité, conformément aux règles hellénistiques de la guerre, que la mentalité romaine épouse parfaitement, en théorie. Ces règles consistaient à demander la paix à son adversaire après avoir subi une ou des défaites décisives, afin d’éviter d’inutiles massacres, destructions et pillages. Si la façon de faire la guerre a évolué dans le monde grec, où la créativité et la rationalité ont fini par dominer, la façon de la conclure, elle, est restée la même. Adepte des théories militaires grecques, Hannibal l’est même dans sa façon de conclure la guerre. C’est comme cela qu’il faut comprendre l’intense activité diplomatique menée par les Puniques auprès de Rome après l’écrasante victoire de Cannes : le stratège envisage d’ailleurs, très clairement, dans l’accord punico-macédonien (215), la conclusion d’un traité avec Rome au terme de la guerre. L’armée d’Hannibal, réduite, légère – c’est-à-dire sans moyens de siège – et compacte, a donc été élaborée uniquement dans l’optique d’arracher la paix, par l’obtention d’une série de victoires décisives. Il n’est pas question pour elle d’occuper, d’assiéger ou de lutter contre un ennemi fuyant. Elle est conçue pour vaincre : c’est une machine de guerre mobile, rapide, efficace, destinée à obtenir des résultats immédiats, face à un adversaire encore engoncé dans de rigides schémas tactiques et moraux.

Une seule contrainte à la stratégie d’ensemble élaborée par Hannibal : le champ de bataille doit nécessairement être italien, pour optimiser les acquis militaires et bénéficier à plein du paramètre insurrectionnel gaulois. Il s’agit pour lui de contraindre Rome à consacrer l’essentiel de son effort de guerre en Italie même et préserver ainsi l’Afrique et, à un degré moindre, l’Espagne d’une attaque ennemie. Le stratège punique sait pertinemment que l’Espagne constitue un objectif de choix dans la stratégie romaine : les tentatives diplomatiques de l’Urbs pour rallier à sa cause les tribus de l’Espagne du Nord, comme les Volciani, n’ont fait que renforcer cette certitude. Or, la sécurisation de l’Espagne, et de la route menant vers l’Italie, est indispensable à sa stratégie d’ensemble, puisque Hannibal fait de cet Etat punique, centré sur Carthagène, la base arrière indispensable pour soutenir son armée en hommes et en numéraire. Adossée à un arrière-pays riche en minerais et défendue par d’imposantes enceintes, la capitale barcide en Espagne est dotée d’un double port suffisamment efficace pour assurer un lien fort avec Carthage et être capable d’importer ou d’exporter les matériaux nécessaires à la vitalité de l’entreprise barcide. La constitution d’un complexe artisanal très performant et d’arsenaux achève de faire de Carthagène la plaque tournante politique et militaire de l’Espagne punique.

Pour assurer à sa stratégie d’ensemble un minimum de réussite, Hannibal doit atteindre l’Italie dans les meilleurs délais et les meilleures conditions possibles : il doit s’assurer, au pire, la bienveillance gauloise, au mieux, son aide. Or, comme le précise Polybe, Rome a fait une erreur stratégique majeure : celle de laisser tout le temps à Hannibal de se préparer dans cette perspective, alors qu’elle avait la possibilité d’imposer le champ de bataille en Espagne même, grâce à sa maîtrise des mers. L’indécision romaine à déclencher l’offensive profite ainsi au stratège punique : ce dernier sait que Rome ne bougera qu’une fois le choix des consuls de 218 entériné, c’est-à-dire pas avant le mois de mars de la même année. L’expédition d’Hannibal, du reste, fait l’objet d’une méticuleuse préparation : de sa réussite dépend la future campagne d’Italie. La manière avec laquelle le stratège punique atteint son premier objectif, à savoir rejoindre l’Italie le plus rapidement possible, montre bien que tout avait été préparé à l’avance, puisqu’il prend de court les Romains. C’est ainsi que les premiers efforts de l’état-major punique visent, d’abord, à déblayer le terrain jusqu’en Italie, en évitant au maximum les affrontements en cours de route et en sécurisant le parcours. Pour cela, le stratège punique a pris langue avec des tribus gauloises : il se renseigne d’abord sur l’hostilité des peuples envers les Romains, avant de se faire rendre compte, par des messagers, de la disponibilité des Gaulois et de leur impatience à agir à ses côtés, ainsi que de la possibilité de franchir les Alpes. Une ambassade de Gaule Cisalpine vient d’ailleurs assurer à Hannibal aide et conseils juste avant le départ des troupes, au printemps 218. Déjà, Amilcar Barca avait compris l’importance de l’élément celte dans la future guerre qui opposerait Carthage à Rome : des marchands puniques avaient même été surpris dans les reliefs boisés de Gaule Cisalpine, avant d’en être chassés. Hannibal, en outre, compte bien recueillir sur place les dividendes du ressentiment antiromain, à son acmé après l’installation de colonies latines en 219. Une seule victoire punique, au bord du Tessin, dans la plaine du Pô, suffit à enclencher le mouvement de ralliement des Gaulois.

Comme prévu, Rome met du temps à se mobiliser. Le long débat sénatorial sur la question de Sagonte dure pratiquement jusqu’à la désignation, en mars 218, des consuls de l’année. Les élections consulaires consacrent sans surprise les candidats partisans de la guerre, Tiberius Sempronius Longus et Publius Cornelius Scipion. Deux objectifs majeurs sont définis : l’Espagne barcide et l’Afrique punique. Rome compte cette fois-ci achever une campagne africaine que le consul Regulus – et avant lui le roi de Syracuse Agathocle – avait été à deux doigts de réussir. Elle n’est que trop consciente des liens lâches qui unissent Carthage à son arrière-pays, la guerre des Mercenaires venant d’en apporter une énième preuve. Les consuls nommés pour cette année se divisent les tâches : Tiberius Sempronius hérite de l’Afrique et part stationner en Sicile, à Lilybée, à la tête de deux légions de 4 000 fantassins et 300 cavaliers chacune, renforcées par 16 000 soldats et 1 800 cavaliers alliés ; une flotte de 160 quinquérèmes et 12 vaisseaux légers lui est confiée dans l’optique d’un débarquement en terre africaine, tributaire d’une victoire de l’autre armée sur Hannibal. En effet, le second consul, Publius Cornelius Scipion, a pour mission de se porter au-devant de l’armée punique à la tête de deux légions de 4 000 fantassins et 300 cavaliers chacune, renforcées par 14 000 soldats et 1 600 cavaliers alliés ; une flotte de 60 quinquérèmes complète l’effectif. Il peut compter, le cas échéant, sur l’aide du préteur Manlius Vulso, dépêché en Gaule en compagnie de deux légions et leur cavalerie, ainsi que de 10 000 soldats et 1 000 cavaliers alliés. C’est que l’échec de l’activité diplomatique romaine menée chez les tribus d’Espagne du Nord et de Gaule, pour les amener à épouser la cause romaine, a désigné cette dernière contrée comme l’évident champ de bataille entre Rome et Carthage.