2

La pacification de l’Espagne

La sécurisation des mines de la vallée du Guadalquivir

Fort de pouvoirs politiques, militaires et civils illimités dans le temps, mais toutefois circonscrits dans l’espace, Amilcar Barca est donc nommé stratège de toute la Libye, qui inclut également une nouvelle prérogative, la stratégie de l’Ibérie. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il dépêche son gendre Asdrubal en Afrique, à partir de l’Espagne, pour réprimer une révolte. Cette double casquette demeurera barcide lors de la deuxième guerre punique, comme nous le verrons plus tard. Dans la continuité de ses expéditions en Numidie – et alors qu’Hannon le Rab est démis de ses fonctions de stratège pour aller rendre compte, à Carthage, de son mandat libyque –, Barca, accompagné de son gendre, prit la direction de l’Ibérie, le long des côtes maghrébines, probablement à la fin du printemps 237. Il emmenait avec lui son fils aîné, Hannibal, 9 ans, sur la base, nous affirme la tradition historique, d’un serment de haine des Romains exprimé sur l’autel de la grande divinité punique, Ba‘al Ḥammon.

On ne sait pas grand-chose de la domination punique en Espagne avant 237. Si la présence commerciale et culturelle punique a très tôt accompagné le relais du commerce phénicien dans la péninsule Ibérique, il est peu probable toutefois que Carthage y ait exercé une quelconque domination territoriale. Les nombreuses expéditions militaires menées par les Barcides, une vingtaine d’années durant, contre les différents peuples de la péninsule, particulièrement rétifs à la domination punique, présentent au contraire la présence punique avant 237 comme un ensemble de positions commerciales, sans support politique ou militaire particulier, mais solidement ancrées dans la pointe sud-est de l’Andalousie, autour de Mainaké (Malaga) et de Gadès. Seul l’archipel des Baléares, finalement, était contrôlé directement par Carthage à partir de l’île d’Ibiza. Les liens anciens et continus avec le Proche-Orient ont préparé la présence phénicienne, puis punique : de nombreuses fondations ont été établies le long des côtes de l’Andalousie, des comptoirs qui s’étiraient vers l’est et dont l’importance commerciale est illustrée par l’interdiction faite aux Romains de s’aventurer au-delà d’une cité nommée Mastia Tarséiôn – certainement située dans ce Levant espagnol – dans le deuxième traité signé entre Rome et Carthage en 348. Seule Gadès, toutefois, peut être considérée comme une ville à sa fondation, statut légitimé par son récit de fondation, son enceinte et le célèbre temple de Milqart. C’est précisément à partir de cette vieille cité phénicienne, où débarquent les armées puniques, qu’Amilcar Barca entame la pacification de la péninsule Ibérique. Si les cités amies phéniciennes d’Ibérie du Sud demeurent autonomes, elles sont de fait placées sous l’autorité barcide, ne serait-ce que pour optimiser les campagnes militaires d’Amilcar Barca.

L’action du stratège se concentre d’abord sur la vallée du Guadalquivir et celle du sud de la Meseta : il s’agit de sécuriser cette région riche en mines d’or et d’argent afin d’en assurer très vite une exploitation plus directe et plus intensive. Même s’il parvient à un accord avec les Mastiens, ou Bastetani, l’opposition indigène se révèle à la hauteur du projet barcide : même les Tartessiens, pourtant familiers de la présence phénico-punique, finissent par prendre les armes contre les armées puniques aux côtés des Turdétans, autre peuple ibère, et de peuplades celtibères commandées par deux frères, dont l’un se nommait Istolatios. Ainsi réunis, Ibères et Celtibères mènent de durs combats contre les Puniques. Mais cette coalition espagnole finit par être écrasée sur les bords de l’Anas (l’actuelle Guadiana), et ses chefs, dont Istolatios, massacrés. Les survivants, au nombre de 3 000, sont incorporés dans l’armée d’Amilcar. Plusieurs cités ibères sont ainsi emportées de gré ou de force. On ne sait pas si la conquête de l’ensemble du territoire andalou était finalement le principal objectif fixé par Carthage en Espagne. A la demande formulée par une députation romaine sur les buts de son expédition, Amilcar Barca répondit que c’était pour mieux payer les indemnités de guerre dues à l’Urbs ! Effectivement, une fois cette partie du territoire andalou pacifiée, Amilcar s’attelle à organiser l’exploitation intensive – probablement sur le modèle de l’Egypte lagide – des riches mines d’or, de cuivre et d’argent de la Sierra Morena, massif montagneux s’étendant parallèlement au cours du Baetis. Les richesses envoyées à la métropole africaine contribuent à rendre populaire la guerre d’Espagne, notamment grâce à un lobby probarcide très actif au sénat carthaginois. Le commerce punique y trouve également son compte, puisque la part des amphores africaines attestées sur le littoral espagnol ne sera jamais aussi importante que lors de cette période. La fondation d’Akra Leuké (près d’Alicante ?), en 235, à proximité du cap de la Nao – c’est-à-dire pratiquement au niveau d’Ibiza –, préfigure la stratégie développée, vers le nord-est, par Amilcar dans une deuxième phase : pacifier le littoral andalou et son arrière-pays, riche de ses potentiels miniers et agricoles – notamment sur les terres montagneuses de la province de Cuenca, le long du fleuve Júcar –, qui constituerait une véritable « mer punique » avec l’archipel des Baléares, et sécuriser ainsi le commerce punique dans la région. Il s’agit de compenser la perte de la zone maritime commerciale constituée par la Sardaigne, la Sicile et le littoral est de la Corse. Il n’en faut pas plus pour sérieusement alerter les concurrents grecs de la péninsule, qui n’hésitent pas à stimuler l’inquiétude romaine, comme le montre la députation envoyée par l’Urbs à Barca.

De plus, Rome et Massalia voient leurs intérêts converger toujours plus face à l’activité punique en Extrême-Occident. La présence grecque en Espagne, moins ancienne que celle phénico-punique, mais tout aussi significative pour l’époque qui nous intéresse, se laisse apprécier par la faveur rencontrée par la céramique grecque sur le littoral andalou, mais également à l’intérieur des terres. Un chapelet d’emporia grecs jalonnent la côte du Levant espagnol, sous la jalouse protection des cités phocéennes d’Emporion, plus au nord en Catalogne, et de Massalia. L’empreinte culturelle hellène dans la région est évidemment illustrée par le célèbre buste en pierre de la « Dame d’Elche », considéré comme le chef-d’œuvre de l’art ibérique antique : datée du début du IVe siècle environ, cette œuvre indigène présente en effet un subtil mélange d’influences puniques et grecques, perceptibles notamment dans l’ornementation de la tête et de la poitrine de la sculpture. La petite sculpture funéraire et votive, si caractéristique du Levant espagnol, temoigne de cette double source culturelle : si le substrat originel de ces orants est resté fortement oriental, ils ont progressivement intégré des modèles grecs dès le IVe siècle. Il n’y a qu’à voir les ex-voto féminins du sanctuaire rural du Cerro de los Santos – situé à la limite des territoires contestan et bastétan – pour constater leur hellénisation formelle à travers une draperie de style grec archaïque et la recherche du mouvement. La production artistique de cette région se distingue également par l’originalité de la toreutique en bronze, qui inondera l’arrière-pays de vases et de coupes figurés, mais aussi par une culture technique qui donnera au monde antique l’une des armes les plus caractéristiques de cette région : la célèbre falcata, un sabre aux formes courbes.

Face aux prétentions commerciales grecques, la stratégie barcide consiste surtout à sanctuariser pratiquement tout le quart sud-est de la péninsule Ibérique, d’abord par une politique d’intégration des territoires soumis. Cette stratégie présente de nombreux points communs avec celle d’Alexandre en Orient : la gestion de l’Ibérie par les Barcides doit surtout être vue comme une sorte de principat de type hellénistique basé sur le clientélisme et l’autonomie interne. La pacification des territoires ibères passe avant tout par l’assimilation des populations indigènes. L’usage de l’iconographie de Milqart/Héraclès, utilisée dans le monnayage émis par le pouvoir barcide en Espagne, est éloquent en ce sens, puisqu’il fait appel au caractère civilisateur de la divinité. On verra que son successeur, Asdrubal le Beau, accordera une place importante à la politique de conciliation à destination des indigènes.

Basé désormais à Akra Leuké pour des raisons pratiques – Gadès étant éloignée des nouvelles zones d’opérations –, le stratège punique n’a de cesse, dans ce qu’on peut considérer comme un deuxième temps de sa geste espagnole, à partir de 235 environ, de consolider le glacis territorial autour de la « façade maritime » andalouse. Si la victoire sur les bords de l’Anas lui a permis de soumettre les Ibères, leurs alliés Celtibères se montrent autrement plus coriaces. Un des leurs, Indortès, réussit à réunir contre les Puniques une imposante armée de 50 000 hommes, nous affirme Polybe. Il n’y eut cependant pas de combat frontal, les Celtibères ayant sans doute tiré les leçons de la défaite précédente et privilégié une politique de harcèlement des troupes puniques. Mais fort de l’expérience acquise en Sicile et, surtout, en Afrique face aux actions de type « guérilla », Amilcar réussi à encercler les troupes celtibères sur une hauteur : l’ennemi est ainsi anéanti et Indortès supplicié et crucifié. Le stratège choisit, en revanche, de libérer plus de 10 000 prisonniers. Le chef punique éprouve ainsi une politique, déjà adoptée pendant la guerre d’Afrique, où alternent diplomatie et terreur. Plus rien ne semble s’opposer à l’hégémonie punique dans tout le quart sud-est de la péninsule Ibérique.

C’est du moins la certitude que semble avoir Amilcar Barca : c’est confiant, en effet, qu’il se décide, accompagné de ses jeunes fils Hannibal et Asdrubal, à aller assiéger la cité d’Héliké (Elche de la Sierra ?), vers 229-228, laquelle refusait de payer tribut. Non seulement le stratège punique se passe de l’essentiel de ses troupes et de ses éléphants, envoyés pour hiverner à Akra Leuké, mais il se laisse duper par l’amitié d’Orisson, roi des Oretani – peuple ibère installé au sud de l’Ebre, au niveau des bras du fleuve Anas –, qui s’était engagé à combattre à ses côtés. Pris au piège par l’action conjointe des assiégés et des Oretani, Amilcar s’attelle surtout à préserver la vie de ses deux fils, encore adolescents. Il s’arrange, pendant la retraite, pour attirer vers lui les assaillants, avant de périr noyé en voulant traverser à cheval un grand fleuve (le Júcar ?). La littérature gréco-latine proromaine fut unanime pour célébrer les hautes compétences d’Amilcar Barca, preuve de la trace indélébile laissée par le stratège dans l’histoire politique et militaire de la Carthage punique et de la Méditerranée occidentale.

Asdrubal le Beau

Si l’expédition d’Espagne n’avait été le fait que de la seule volonté d’Amilcar Barca, comme la propagande latine n’a eu de cesse de le déclamer, « l’empire » créé par le stratège punique n’aurait certainement pas survécu à son promoteur. Non seulement cette expédition est agréée et soutenue par le sénat carthaginois, mais celui-ci, appréciant les bienfaits immédiats de cette conquête pour les caisses de l’Etat, la voit désormais comme indispensable à la consolidation de la puissance carthaginoise. Aussitôt l’annonce de la mort d’Amilcar connue, le sénat valide la nomination d’Asdrubal le Beau, malgré l’opposition d’une partie de la haute aristocratie. Comment pouvait-il en être autrement ? Le Barcide venait d’être acclamé par l’armée punique d’Espagne comme leur général en chef. Le beau-fils d’Amilcar Barca était à ce moment à Carthage, sans doute dans le cadre de sa campagne africaine. Fort de son expérience au côté de Barca en tant qu’amiral, mais aussi en tant que lieutenant en chef, Asdrubal peut également compter sur ses réseaux à Carthage – et, nous assure une source antibarcide, sur des appuis politiques débauchés par la corruption – pour garantir sa nomination. S’adjoignant les services de son jeune beau-frère Hannibal, alors âgé de 18 ans, il consacre l’avènement de son mandat à la vengeance de son beau-père. Réunissant une imposante armée de 50 000 hommes, 6 000 cavaliers et 200 éléphants à Akra Leuké, le nouveau général en chef punique marche contre Orisson. Une fois les troupes de son ennemi mises en déroute, Asdrubal le Beau s’attelle à pacifier le pays des Celtibères Oretani et les environs. Il satisfaisait ainsi, en grande partie, le projet d’Amilcar Barca de soumettre le gros sud-est de l’Espagne. Mais le successeur d’Amilcar, plus politicien que militaire, va surtout se distinguer par son activité diplomatique à l’adresse des indigènes de la péninsule – même s’il n’hésite pas, le cas échéant, à s’en remettre à la force en confiant au jeune Hannibal d’énergiques missions de pacification. La politique conciliatrice de son prédécesseur est systématisée. C’est surtout le souci de se ménager l’appui des élites locales qui poussera Asdrubal le Beau, pourtant déjà uni avec une fille de Barca, à épouser en secondes noces la fille d’un de ces roitelets ibères qu’il avait réussi à attirer sous son obédience. Le Barcide ne faisait que répéter le geste politique d’Alexandre le Grand, un siècle plus tôt, lorsque le Macédonien s’unit avec certaines princesses de l’Empire perse. D’une manière générale, à la pacification militaire s’ajoute une attitude plus souple dans laquelle les Barcides s’efforcent d’assimiler les traditions politiques locales : les cultes ibériques de type héroïque rendus aux chefs indigènes sont retraduits par les Barcides sous un moule hellénistique pour mieux être détournés, ensuite, à leur profit. Asdrubal le Beau parvient ainsi à se faire reconnaître par les chefs ibères stratègos autokratôr, le chef absolu d’Ibérie, titre que l’on peut voir illustré à travers une des effigies héracléennes du monnayage barcide d’Espagne : celle de la tête diadémée, traditionnellement interprétée comme étant celle d’Asdrubal le Beau, et présentant une configuration de type monarchique. La diffusion de l’iconographie héracléenne – et donc de l’idéologie qu’elle véhicule – sur l’ensemble du monnayage ibérique facilite d’ailleurs l’affirmation de la « suzeraineté » barcide sur l’ensemble des roitelets ibères. Cette reconnaissance locale permet au nouveau « roi » d’Espagne d’institutionnaliser la mainmise punique en Espagne en définissant les droits et devoirs de chaque territoire espagnol envers la nouvelle puissance. Cette dernière sait entretenir un certain clientélisme. Les roitelets alliés sont récompensés par l’octroi de terres : les plus fidèles, comme Indibilis et Edecon, purent ainsi se constituer un vaste territoire.

Il s’agit dorénavant pour le stratège de structurer le nouvel empire récemment conquis. Pour cela, il faut une capitale capable de centraliser la mainmise punique en Espagne. Amilcar avait déjà élevé une cité au lieu-dit Akra Leukè, le « Cap Blanc » (Alicante), probablement la transcription grecque d’un de ces ports puniques en Rus- qui jalonnent les côtes maghrébines. Mais c’est incontestablement Asdrubal le Beau qui édifia la ville la plus significative par son ampleur et sa symbolique. Le gendre et successeur d’Amilcar Barca, avec qrtḥdšt, l’actuelle Carthagène, fonde une sorte d’Alexandrie, destinée à incarner la capitale conjointe de l’osmose hispano-punique et qui dépasse en dimension Akra Leuké, celle-ci s’étant révélée peu convaincante pour la nouvelle perspective politique punique. En effectuant une fondation de l’ampleur de celle d’Alexandre le Grand, puis de ses épigones, Asdrubal peut incontestablement être placé au niveau des monarques hellénistiques. Idéalement située entre le Levant et l’Andalousie, la nouvelle cité offre de surcroît un excellent mouillage pour les flottes de guerre et de commerce puniques. La construction, d’après Polybe, d’un somptueux palais par Asdrubal le Beau a suffi à la littérature gréco-latine et, à sa suite, à l’historiographie contemporaine pour dénoncer le caractère monarchique du pouvoir barcide. Nous y reviendrons.

La politique diplomatique d’Asdrubal le Beau et son habileté à se concilier l’amitié des peuples, et donc leur soumission, eut autant de succès que les campagnes de pacification réalisées par Amilcar Barca : c’est ainsi qu’il faut interpréter l’inquiétude romaine qui va très vite se matérialiser par l’envoi d’une deuxième mission diplomatique romaine à Carthagène. Si la première ambassade dépêchée auprès d’Amilcar Barca, vers 231, n’alla pas au-delà de la simple analyse de la situation en Espagne, celle envoyée en 226 auprès d’Asdrubal le Beau est munie d’un agenda politique bien spécifique : juguler l’influence punique en Espagne par un traité en bonne et due forme. Occupés à évaluer la menace celte en Gaule Cisalpine, les Romains ne sont pas en mesure d’imposer leur politique par les armes en Espagne. Aussi se contentent-ils d’imposer le fleuve Ebre comme limite à toute activité militaire punique, sans que l’on sache la contrepartie à cet article du traité : il est évident, en tout cas, qu’il est perçu, côté punique, comme une reconnaissance des acquis territoriaux, présents et à venir, en deçà de l’Ebre. Les Romains ne sont plus en position de dicter leur loi aux Puniques, comme ils avaient pu le faire en 237 pour la Sardaigne. La menace gauloise en Italie occupe désormais toute leur attention, d’autant que le rapport de force avec Carthage a déjà évolué depuis la dernière rencontre avec Amilcar Barca. L’efficace politique d’Asdrubal le Beau a en effet contribué, de manière décisive, à constituer un véritable Etat, centré sur Carthagène, avec des moyens financiers et militaires suffisamment dissuasifs pour intimider quelque peu Rome. Du moins dans l’immédiat.

Le conflit qui occupe Rome pendant quatre longues années, de 225 à 222, contre les Gaulois en Cisalpine permet à Asdrubal le Beau d’affermir toujours plus les positions puniques en Espagne vers le nord. Désormais, elles se trouvent face à Sagonte, l’alliée de Rome, après le ralliement des Turbolètes à l’hégémonie punique. Contractée entre 231 et 225, sans que l’on sache exactement si elle a eu lieu avant ou après le traité de l’Ebre en 226, l’alliance entre Rome et Sagonte – qui venait conforter celle, plus ancienne, romano-massaliote – revêt une évidente perspective stratégique. Si Rome satisfait dans ce traité les intérêts de son alliée Massalia, soucieuse de l’intégrité de ses parentes phocéennes de la côte catalane, Ampurias et Rhodè, ceux de Sagonte ne sont pas occultés : il est stipulé dans le traité que la cité espagnole – tout comme, d’ailleurs, les emporia grecs d’Espagne – doit conserver sa liberté, bien que située au sud de l’Ebre, c’est-à-dire dans la zone contrôlée par les Carthaginois. Rome n’hésite pas, du reste, à intervenir directement dans les affaires intérieures de la cité espagnole. Lorsque des dissensions éclatent entre différentes factions politiques en 223, les Romains s’arrangent pour éliminer les partisans de Carthage et sécuriser leurs intérêts dans la cité.

Asdrubal le Beau aurait-il respecté les clauses du traité de l’Ebre ? Nous ne le saurons jamais. Le chef absolu de l’Ibérie est assassiné en 221 par un homme motivé par des raisons d’ordre personnel. Les sources divergent sur l’origine sociale du meurtrier (esclave, soldat ?) et la nature du grief ayant amené l’assassin à porter la main sur le stratège punique (vengeance, ressentiment personnel ?). Toujours est-il qu’Asdrubal a eu le temps de parfaire une œuvre politique et militaire destinée à jouer un rôle majeur dans les événements à venir. Et c’est tout naturellement son lieutenant, l’idole des soldats, Hannibal, le fils aîné d’Amilcar Barca, qui hérite à 25 ans du commandement suprême, par acclamation de l’armée. La faction barcide à Carthage se charge d’assurer sa ratification par l’assemblée du peuple, malgré les habituelles oppositions de la partie antibarcide du sénat.

L’avènement d’Hannibal Barca

Arrivé en Espagne à l’âge de 9 ans, dans les pas de son père, Hannibal a eu tout le loisir de parfaire sa formation militaire. Programmé pour porter le rêve paternel, rien n’a été laissé au hasard pour lui en donner les moyens. On voit ainsi Amilcar Barca se préoccuper très tôt de l’éducation militaire de ses fils : Hannibal, puis ses jeunes frères Asdrubal et Magon connurent la vie des camps très jeunes, partageant les dures conditions des soldats. Hannibal se présente lui-même comme un élève de l’armée, d’après Tite-Live. On doit assurément à cette période la fidélité pratiquement sans faille des troupes à Hannibal Barca, qui ne connaîtra aucune sédition ou révolte lors de l’expédition italienne. Polybe puis Tite-Live eux-mêmes s’étonnaient qu’aucune mutinerie ne se soit produite dans une armée aussi hétéroclite, mettant cette étonnante cohésion sur le compte de la personnalité d’Hannibal et des liens très forts que le stratège avait su tisser avec ses hommes. C’est auprès des hommes de cette armée bigarrée qu’il apprendra, du reste, les rudiments du celte, du numide, du ligure ou encore du baléare. On le voit ensuite terminer sa formation, en tant que lieutenant, sous les ordres de son beau-frère : Polybe présente même Hannibal comme « le collaborateur et l’émule d’Asdrubal ».

Prédestinés à constituer l’épine dorsale du futur exécutif militaire punique, Hannibal et ses jeunes frères Asdrubal et Magon, ainsi que leur neveu Hannon – fils du boétharque Bomilcar et de leur sœur aînée –, ont donc été préparés pour la circonstance. Valère Maxime rapporte, à ce propos, la confession qu’aurait faite Amilcar en voyant ses trois fils jouer ensemble : « Ce sont là des lionceaux que j’élève pour la ruine de Rome ! » Quoique anecdotique, ce passage trahit bien, à sa manière, le soin avec lequel il préparait l’éducation militaire de ses fils ; et c’est incontestablement dans ce cadre qu’il faut replacer le célèbre passage dans lequel Amilcar Barca fait jurer à son fils aîné, devant l’autel du Jupiter punique (Baʽal Ḥammon ?), de lutter sans relâche contre les Romains. Car au-delà d’un sentiment manifesté par l’orgueil d’un homme que tourmentait l’échec de la première guerre punique et ses conséquences, cette anecdote apparaît bien comme une des étapes prédestinant le jeune Barcide au commandement suprême, et que doit confirmer une initiation militaire précoce. Polybe peut dès lors avancer qu’Hannibal avait été choisi par l’armée comme commandant en chef, à 25 ans, « parce qu’il avait la preuve par ses actes de son intelligence et de son audace ». Magon, son jeune frère, est présenté à la Trébie (218) comme « jeune, plein d’allant et depuis l’enfance formé à la guerre ». La littérature classique rapporte, du reste, l’idéal barcide quant à la précocité militaire du jeune leader, tel que le concevait l’imaginaire hellénistique : la formation et l’ascension programmées d’Hannibal en constituent incontestablement l’illustration parfaite1 ; elle ne va pas sans rappeler celle d’Alexandre le Grand, que l’on voit s’aguerrir toute sa jeunesse au milieu de ses futurs compagnons d’armes, son père, Philippe II de Macédoine, n’hésitant pas à le faire participer à ses campagnes. Dans le cas d’Hannibal comme dans celui d’Alexandre le Grand, on retrouve la même voie à emprunter avant d’aboutir à l’imperium : il s’agissait de prouver par les armes leur faculté à assurer l’héritage paternel en en reproduisant le modèle d’action.

La solide formation intellectuelle que reçut le héros macédonien auprès d’Aristote constitua également, d’après Plutarque, un exemple chez ses émules hellénistiques. On sait qu’à côté de l’éducation traditionnelle punique, Hannibal Barca bénéficia d’une formation grecque par son précepteur Sosylos de Lacédémone, historien grec punicophile, certainement en hommage à la réputation de la rigueur militaire spartiate que son père avait pu apprécier auprès de Xanthippos. Outre la rédaction d’écrits en langue hellène, la formation grecque d’Hannibal Barca et, plus largement, celle des Barcides se reconnaît à travers l’esprit et la manière avec lesquels ils conduisirent leurs activités politiques et militaires. La vie des grands chefs de guerre grecs, Alexandre le Grand, Pyrrhos, entre autres, devait certainement faire partie du programme éducatif dispensé par Sosylos. Car l’enseignement de la vie des hommes d’action de culture hellène, prolongement de celui des héros de L’Iliade, était généralement donné comme formation aux jeunes élèves dans l’éducation grecque, surtout depuis le IVe siècle et la révolution sophiste.

A ce propos, l’historiographie gréco-latine présente souvent Hannibal comme simple et très proche de ses hommes, caractéristiques qu’il doit à sa participation très précoce à la dure vie des camps militaires, partageant les souffrances et les privations des soldats en campagne. Et on serait presque tenté d’attribuer cette attitude à son précepteur spartiate, qui n’a certainement pas dû omettre de lui rappeler la mémoire d’Agésilas (398-360). Ce roi spartiate, auquel Xénophon consacra une élogieuse biographie, se distinguait en effet des autres rois de Lacédémone par sa simplicité, son affabilité et sa façon de commander, particularités qu’il tenait de son éducation « extra-royale » : il participa, de manière exceptionnelle, à la dure éducation spartiate, l’agogê, contrairement aux futurs héritiers de la double royauté à Lacédémone (Plut., Ag., 1, 2-5). Un passage de Julien II, dit l’Apostat, qui s’est sans doute inspiré de l’œuvre d’Aristote, nous rappelle toutefois, après avoir rapproché le mode d’éducation des Spartiates de celui des Carthaginois, que chez ces derniers « les exercices et l’enseignement de la vertu étaient communs à tous les citoyens, confondus ensemble comme des frères, qu’ils dussent commander ou obéir, et il n’y avait aucune différence en fait d’éducation entre les chefs et les autres ». Cette similitude entre les traditions éducatives spartiate et punique dut certainement faciliter l’enseignement de Sosylos. On retiendra, en tout cas, la sensibilité punique au prestige de l’éducation spartiate, sensibilité partagée, du reste, par l’ensemble du monde grec : plus précisément, c’est à l’école militaire lacédémonienne que Carthage adhéra pleinement. Cette adhésion se laisse entrevoir également à travers l’usage constant de ruses par Hannibal, au point de l’ériger en intelligence de la guerre.

C’est ainsi qu’Hannibal, particulièrement, s’était attiré la vindicte de Rome dont l’éthique guerrière ne supportait pas de tels agissements. Les Romains considéraient la ruse comme étant à l’opposé même de leurs valeurs, raison pour laquelle ils l’assimilaient souvent à l’attitude de leurs ennemis. La condamnation par la littérature latine de la Punica fides ou de la Punica perfidia (« la mauvaise foi » et la « perfidie » puniques), qu’ils voyaient comme une caractéristique de ce peuple, était en fait la reprise d’un vieux topos issu de la littérature grecque. Ces accusations, telles que développées par les Romains lors des guerres puniques, avaient été de fait généralisées à l’ensemble des Puniques à partir de l’attitude d’Hannibal Barca lors de la guerre d’Italie. Le recours aux stratagèmes provenait en fait de l’éducation grecque de Sosylos reçue par le Barcide, la métis (la ruse) étant une des attitudes valorisées par l’enseignement militaire grec. Les Spartiates en étaient passés maîtres, au point où l’usage de la ruse était devenu une de leurs caractéristiques auprès de l’opinion publique grecque. Les dernières théories en art militaire – en cours dans la sphère hellénistique et que la révolution sophiste avait contribué à ériger en discipline intellectuelle – faisaient également partie de la formation dispensée par Sosylos.

L’effervescence intellectuelle amorcée au Ve siècle dans le monde grec, sous l’impulsion, donc, du mouvement sophiste, donna lieu en effet à la composition de nombreux écrits militaires, dans lesquels furent théorisées toutes sortes de dispositions et d’attitudes à adopter dans un contexte de guerre. Et force est de constater que l’attitude militaire d’Hannibal Barca lors de la guerre d’Italie trahit incontestablement une éducation militaire grecque. Les études de terrain et la bonne connaissance des contrées dans lesquelles le stratège menait ses expéditions démontrent une culture particulièrement poussée dans le domaine de la géographie, tout comme probablement dans celui de l’histoire. Les schémas tactiques appliqués dans le cadre de ses campagnes militaires, bien qu’étant exclusifs à son génie propre et – au final – originaux, sont des adaptations puniques réalisées à partir de préceptes militaires hellénistiques. La guerre y apparaît comme un art rationnalisé : la manière dont elle est dirigée est soumise à la critique intellectuelle.

C’est cette critique littéraire hellénistique qu’Hannibal a pris en compte et a respecté lors de ses entreprises militaires : la deuxième guerre punique, qu’il marqua de son empreinte, fut, de fait, préparée et menée avec tout le discernement possible. C’est en tout cas ces attitudes, conformes aux idéaux hellénistiques, qui ont valu au vainqueur de Cannes et à ses facultés intellectuelles l’estime de Polybe : Hannibal est littéralement présenté comme un cerveau agissant avec discernement, intelligence et prévoyance, et dont aucune des actions n’est effectuée sans un plan raisonné. Une phrase de Polybe résume à elle seule l’image toute intellectualiste qu’il se donne – et donne – de l’œuvre militaire du Barcide : « Quelle grande, quelle admirable chose produite par la nature, qu’un homme, qu’un cerveau qui est par sa constitution originelle parfaitement à la mesure de toute action humaine qu’il entreprend. » L’enthousiasme de Polybe apparaît d’autant plus compréhensible qu’Hannibal répond parfaitement, à ses yeux, à l’idéal grec du stratège hellénistique, à qui était demandé de savoir innover, anticiper et l’emporter dans toutes les situations possibles. A cet égard, il est unanimement considéré et présenté comme un chef de guerre de tradition hellénistique, c’est-à-dire comme un de ces professionnels de la guerre – et non plus comme un citoyen punique de haut rang désigné parmi d’autres pour mener la guerre –, ce que la mentalité et la littérature scientifique hellénistiques avaient contribué à façonner, en définissant un certain idéal de chef de guerre. Elève du plus considéré des stratèges grecs de l’époque, Philopoemen, et ayant lui-même occupé de hautes fonctions au sein de la Confédération attique, on peut accorder à Polybe – fin connaisseur des exigences de la littérature militaire grecque de l’époque – une aptitude à sanctionner, à travers le prisme hellénistique, une capacité à commander. La manière avec laquelle Hannibal mena son expédition, de sa conception à sa réalisation, le place incontestablement dans la galerie des stratèges hellénistiques tels qu’idéalisés par la littérature militaire grecque : un entrepreneur de guerre avant tout cérébral, particularité qui distingue le Barcide de la masse des chefs barbares, dont les Grecs ne reconnaissaient la valeur brute qu’à travers leur ardeur au combat.

C’est donc fort de ce bagage technique et intellectuel, acquis à partir de ce qui se faisait de mieux dans le domaine de la stratégie militaire de l’époque, qu’Hannibal prend possession de son commandement en Espagne. Asdrubal le Beau avait laissé à sa disposition un Etat aux moyens financiers et militaires importants, suffisants en tout cas pour reprendre, enfin, la guerre contre Rome. On s’interroge encore sur les motivations premières d’Hannibal à sa prise de fonctions. Avait-il prémédité le déclenchement de la deuxième guerre punique ? Tout porte à le croire, au vu de la séquence des événements qui suit l’avènement de la stratégie d’Hannibal. Pour Tite-Live, la manœuvre a consisté à laisser la confrontation avec Rome arriver naturellement par la simple dynamique des événements, quand Polybe conditionne l’affrontement avec Rome à la consolidation préalable de la mainmise punique sur l’Espagne.

Dès sa prise de fonctions, Hannibal Barca se concentre sur le nord-ouest de l’Espagne et commence en 221 par soumettre les Olcades, probablement établis dans ce qui est aujourd’hui la Manche espagnole. La détonante prise de leur capitale Althaia/Carthala a pour effet d’entraîner la soumission en chaîne des autres cités, qui acceptent de payer tribut. Chargé d’un riche butin, Hannibal revient hiverner à Carthagène. Là, il s’attelle à tout particulièrement récompenser les troupes et les alliés espagnols, afin de les motiver et de les conditionner pour les opérations à venir. De fait, dès le printemps 220, le stratège punique dirige ses troupes contre les Vaccéens : la cité de Salmantique (l’actuelle Salamanque) et, après une résistance acharnée, l’imposante cité d’Arbucale, sont finalement emportées.

La retraite d’Hannibal vers Carthagène, cette fois-ci, n’est pas de tout repos. Les restes de l’armée vaccéenne vaincue, renforcés par les exilés olcades, réussissent à obtenir l’alliance de la puissante tribu des Carpétans et des tribus voisines. Ralenti par la charge du butin et serré de près en pays carpétan (entre l’actuelle Manche et la Nouvelle-Castille), Hannibal sait l’affrontement avec la coalition espagnole inévitable. Il se garde bien de rechercher une bataille rangée : l’armée ennemie lui est nettement supérieure en nombre. Aussi se soucie-t-il surtout de trouver un champ de bataille adéquat au rapport de force : son choix se porte sur les rives du Tage, bien résolu qu’il est à tirer avantage des eaux du fleuve pour annihiler l’ascendant numérique de l’ennemi, qui compte, prétend Polybe, près de 100 000 combattants. Hannibal, après avoir réussi à traverser le Tage de nuit, installe son camp sur sa rive gauche, laissant un espace suffisant entre le campement et le fleuve. Le stratagème est simple : faire croire à l’ennemi que les Puniques ont procédé ainsi par crainte et l’encourager à traverser à son tour et à prendre l’initiative de l’attaque. Les premiers éléments de la coalition espagnole ne tardent pas à entamer le franchissement du fleuve, provoquant aussitôt l’attaque de la cavalerie punique. Ceux des Espagnols, emportés par le courant vers la rive gauche, qui échappent au massacre au milieu des eaux sont écrasés sur les bords du fleuve sous les pattes de la quarantaine d’éléphants que compte l’armée punique. Hannibal, à la tête du corps d’infanterie, traverse de son côté le fleuve, bien décidé à profiter de l’état désordonné des lignes ennemies. C’est avec une armée rangée en parfait ordre de bataille qu’il parvient à écraser le reste de la coalition espagnole sur la rive droite : 40 000 Espagnols périssent sur le champ de bataille nous affirme Polybe. Hannibal vient de poser là les bases de ses victoires futures : le choix des champs de bataille est avant tout déterminé par l’usage optimal qu’il peut tirer de leur topographie et de leur hydrographie. Les fruits de cet éclatant succès militaire ne tardent pas à se faire ressentir : le pays des Carpétans accepte l’hégémonie punique, ainsi que toutes les régions au sud de l’Ebre. Poursuivant par la suite ses efforts vers l’ouest, Hannibal parvient à imposer la puissance punique à une grande partie de la zone définie par les clauses du traité de l’Ebre de 226. En 219, hormis une grande partie du pays des Celtibères et Sagonte – et les confins occidentaux de la partie méridionale de la péninsule –, toute l’Espagne, au deçà de l’Ebre, est sous la domination punique. Le mariage d’Hannibal avec Imilcé, une princesse ibère d’ascendance phénicienne originaire de Castulo, dans le pays des Oretani, dans le haut Guadalquivir, scelle l’emprise barcide dans le tiers sud-est de l’Espagne.

La prise de Sagonte (219)

Seule Sagonte contrarie donc réellement l’hégémonie carthaginoise en deçà de l’Ebre. Dans le cadre de la future expédition contre Rome, il était périlleux de laisser une telle place forte hors du contrôle punique ; d’autant que la diplomatie sagontaine n’avait de cesse d’alerter Rome des fulgurantes progressions puniques en Espagne. La cité espagnole a d’autant plus raison de le faire que les litiges avec ses voisins, les Turbolètes, alliés des Puniques, ne cessent de s’aggraver. Hannibal prend soin d’inviter les protagonistes de l’affaire devant l’assemblée des peuples ibériques pour plaider leur cause. Mais Sagonte refuse d’y assister : la participation à cette instance créée de toutes pièces par Asdrubal le Beau aurait signifié l’acceptation de l’hégémonie punique. Ce refus équivaut, de fait, à une violation du traité de 226, puisque la cité se trouvait géographiquement dans la zone dévolue théoriquement à la puissance carthaginoise. Hannibal a là une occasion unique pour se débarrasser de la cité espagnole, et ne manque pas de porter l’affaire auprès du sénat carthaginois afin de démontrer toute sa bonne foi. Le stratège anticipe, en fait, l’ambassade que ne manquera pas de faire parvenir Rome à Carthage. Soupçonnant la main d’Hannibal dans cette affaire, les Romains, pressés par les Sagontains, dépêchent une députation à Carthagène où hivernent (220-219) le stratège punique et ses troupes. Les ambassadeurs romains lui rappellent à cette occasion les clauses du traité de l’Ebre et le mettent en garde contre toute action hostile contre Sagonte.

Hannibal se contente de rejeter ces menaces, avec impétuosité regrette Polybe, en leur rappelant la manière injuste avec laquelle les Romains ont géré la crise intérieure qui a secoué Sagonte, à l’automne ou à l’hiver 223. D’autant que Sagonte se trouve dans la zone prescrite à l’hégémonie punique dans le traité de l’Ebre. En réalité, Hannibal a compris qu’il ne peut et ne doit pas céder devant l’injonction romaine, au risque de perdre de son autorité en Espagne. Cet ultimatum, qui rappelle à bien des égards la situation qui a précédé l’annexion unilatérale de la Sardaigne par les Romains, constitue pour Hannibal une double aubaine. En plus de lui offrir l’occasion d’ouvrir la guerre contre Rome, il lui assure l’union sacrée derrière lui : ses ennemis à Carthage auraient tiré bénéfice de sa politique guerrière, alors que l’ultimatum romain, qui contredit le traité de l’Ebre, ne manquera pas de rappeler au contraire le souvenir douloureux, pour le peuple carthaginois, de la violation par Rome du traité de Lutatius et l’annexion de la Sardaigne. Hannibal a beau jeu, dès lors, de laisser au sénat carthaginois le soin de décider de l’avenir de Sagonte, sachant que l’ambassade romaine présente à Carthagène est programmée pour se rendre à Carthage. Sans que l’on sache si elle y est réellement parvenue, au printemps 219, ou si elle était encore à Rome à ce moment – les avis des auteurs classiques divergent à ce sujet, même si le principe de cette ambassade est unanimement reconnu –, Hannibal enclenche le siège de Sagonte. La situation était mûre pour les Puniques. Rome était concentrée sur les affaires illyriennes : le rapprochement de son ancien vassal Démétrios de Pharos avec le royaume de Macédoine menaçait clairement les intérêts romains dans la région. Sans oublier les braises de la menace celte au nord, si difficilement contenue.

Solidement retranchée derrière d’imposantes défenses, en haut d’un relief escarpé, Sagonte oppose aux Puniques huit longs mois de résistance acharnée. Hannibal Barca, suppléé par son lieutenant Maharbal – le temps de réprimer une révolte des Oretani et des Carpétans –, ne ménage pas ses efforts, contractant au passage une sévère blessure à la cuisse, dont il gardera des séquelles. Acculés à la famine et au cannibalisme, nous assure Tite-Live, les Sagontains finissent par céder à l’automne 219. L’important butin amassé est versé au trésor de guerre et les prisonniers espagnols partagés entre les soldats de l’armée punique. Le reste des prises, meubles, bijoux, est monnayé et envoyé à Carthage pour renforcer les moyens du parti barcide.

La chute de Sagonte suscite à Rome un débat passionné, qui dure tout l’hiver 219-218, sur les conséquences politiques et/ou militaires à tirer de cet événement. Malgré le parti de la guerre, incarné par le clan des Æmilii, renforcé par les démocrates de C. Flaminius, le parti conservateur au sénat, dominé par la famille des Fabii, encore influente, parvient à imposer, au préalable, l’envoi d’une ambassade à Carthage au début de l’année 218 : dirigée par le vieux Fabius Buteo, flanqué des consuls de 219, Paul Emile et Livius Salinator, plus interventionnistes, elle a pour mission d’exiger la livraison d’Hannibal et de son état-major s’ils se révèlent être les seuls décisionnaires de l’entreprise sagontine. Un sénateur carthaginois, présenté comme le plus apte juridiquement à défendre les intérêts puniques, proteste du fait qu’aucune clause des derniers traités signés avec Rome n’a été enfreinte. La cité espagnole, en effet, ne compte pas parmi les alliés de Rome au moment des traités de 241 (Lutatius) et de 238, puisque l’Espagne n’y est citée à aucun endroit. Par ailleurs, le sénateur carthaginois explique son refus de s’appuyer sur le traité de 226 – alors même qu’il aurait pu y trouver un argument de poids, Sagonte se trouvant au sud de l’Ebre – pour deux raisons complémentaires : il arrive à contourner ce texte, présenté comme conclu par Asdrubal le Beau sans l’accord du sénat carthaginois, en rappelant que Rome elle-même a argumenté la violation du traité de Lutatius par le fait que ce dernier n’avait pas été entériné par le sénat. Les sénateurs romains ne se laissent pas démonter par cette subtile argumentation. La littérature classique se charge alors de donner à la scène finale une dimension emphatique : pliant sa toge, qui présente ainsi deux bords, l’un des ambassadeurs romains propose aux sénateurs carthaginois de choisir entre la guerre et la paix. S’étant vu renvoyé la responsabilité du choix par ses interlocuteurs, l’ambassadeur romain choisit la guerre, sous l’ovation des sénateurs carthaginois.