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L’après-Cannes : la consécration de la politique hellénistique de Carthage

La menace représentée par l’Urbs, mais également les perspectives économiques offertes par les conquêtes d’Alexandre ont obligé la métropole africaine à clarifier ses rapports avec le monde grec. Après la compétition commerciale et militaire que se livrent Grecs et Puniques du VIe au IVe siècles, les relations entre les deux entités s’assagissent à l’époque préhellénistique, autant à l’ouest qu’à l’est de la Méditerranée. L’évolution des mentalités, la familiarité des contacts, le développement de la culture matérielle et intellectuelle grecque à Carthage se traduisent, dans un premier temps, par l’établissement de véritables rapports politiques suivis et continus, motivés, notamment, par d’intenses échanges commerciaux. Puis, dans un second temps, l’émergence de la puissance romaine fait prendre conscience à Carthage de la nécessité de s’attirer le soutien logistique puis politique du monde grec, alors que ce dernier ne prend la mesure de la menace « barbare » romaine que plus tardivement.

Une politique de propagande en direction des Grecs

La recherche du concours actif des Hellènes passe avant tout par la nécessité de séduire et de s’attirer les faveurs de l’opinion publique grecque. Pour cela, les Barcides mènent une véritable campagne de propagande à destination du monde hellène. Deux modes opératoires sont utilisés : la littérature et la politique. En s’entourant d’historiens grecs – principalement Silénos de Kalé Akté et Sosylos de Lacédémone, et d’autres moins connus comme Eumaque de Naples ou encore Chairéas1 – chargés de narrer sa geste, Hannibal ne cherche pas seulement à assurer sa propagande personnelle ; il espère également, à travers leur maîtrise des codes de l’historiographie grecque, la diffusion la plus large possible de par le monde grec du sens de son action et de ses projets politiques. Il peut compter, pour cela, sur une base constituée par les écrits propuniques de Philinos d’Agrigente, contemporain du premier conflit romano-punique, même si ses écrits doivent surtout être mis sur le compte d’une rancœur antiromaine née des exactions romaines lors du pillage de sa cité Agrigente, en 261. La mise en scène de la figure de Milqart/Héraclès par la littérature prohannibalienne embrassait cette perspective : elle illustrait la propagande selon laquelle Hannibal, reproduisant la geste d’Héraclès, menait le combat civilisateur contre la barbarie. La réaction romaine donne la mesure du succès rencontré par la propagande hannibalienne : les Romains en développent une à leur tour, destinée d’abord à annihiler celle d’Hannibal et, ensuite, à s’attirer les faveurs de l’opinion grecque. Une littérature en langue grecque se développa à Rome, à travers des auteurs comme Fabius Pictor, Coelius Antipater, Cincius Alimentus, tous contemporains de la deuxième guerre punique, et plus tard Polybe, auteurs qui reprirent le contentieux punico-romain depuis les origines. Cette propagande romaine s’évertue, avant tout, à dénier au chef punique la légitimité héracléenne2. C’est d’ailleurs pour contrecarrer cette stratégie que Fabius Maximus Cunctator, d’après Pline l’Ancien, met en avant le culte voué par sa famille, les Fabii, à Hercule.

Sur le plan politique, la propagande d’Hannibal en direction des Grecs, après la victoire de Cannes, va dans le sens d’une consolidation de son assise politique et militaire en Grande-Grèce. Les cités grecques du sud de la péninsule italique, portées par les ambitions politiques de la prospère Campanie, n’hésitent à rejoindre les Carthaginois qu’à cause du précédent constitué par Pyrrhos, qui ne les protégea pas suffisamment contre Rome. Hannibal ne peut les rassurer qu’après avoir démontré qu’il est en mesure, militairement, de contenir les Romains et qu’après leur avoir garanti une protection. On voit ainsi les principales régions et cités grecques – hormis Naples – se ranger, tour à tour, sous la domination barcide, après la très démonstrative victoire de Cannes. C’est de la région où sévit le plus Hannibal que part le mouvement sécessionniste : des cités comme Salapia, Herdonae et Arpi ouvrent leurs portes au stratège. Mais le ralliement le plus important, en cet été 216, demeure celui de la riche Capoue, dont l’ambition de diriger une fédération italiote n’a pas échappé à Hannibal.

Entre-temps, Magon Barca est envoyé, après la victoire de Cannes, plus au sud par son frère aîné, avec près de la moitié des effectifs puniques, pour soulever les Lucaniens et les Bruttiens, à la suite des Samnites déjà rebelles, et obtenir le soutien actif des cités grecques du littoral. Puis, après avoir posé les bases de cette politique, il embarque pour Carthage, conformément aux instructions de son frère, afin d’obtenir des renforts pour la suite de la campagne. Le commandement de l’armée punique est alors délégué à son neveu Hannon Barca. Imilcon, un des lieutenants de Magon Barca, finit par s’emparer de Pétélia vers la fin de l’automne 216 – après plusieurs mois d’un siège meurtrier entamé par le Barcide –, puis de Consentia. Dans le même temps, les Bruttiens ralliés à Hannibal contraignent Crotone à la reddition, à l’exception de sa citadelle, ainsi que Locres. Seule Rhegium continue de résister. En réussissant à s’attacher le soutien des peuples sabelliens et d’une grande partie des cités grecques d’Italie méridionale, Hannibal Barca parvient à combler le vide créé par le retour, vers le nord, de ses alliés gaulois : ces derniers ont parfaitement rempli leur mission et s’en retournent combattre pour leur cause et sur leurs terres, tout en poursuivant une coopération antiromaine évidente.

Pendant que les principaux peuples et cités de l’Italie du Sud rejoignent la cause punique, Rome réorganise ses forces et sa stratégie. Le nouveau dictateur, M. Junius Pera, et le nouveau maître de cavalerie, T. Sempronius Gracchus, mettent sur pied 4 légions – dont 2 urbaines levées avant le désastre de Cannes – et 1 000 cavaliers, auxquels s’ajoutent les troupes alliées. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles : 8 000 esclaves sont enrôlés ; l’âge de la conscription est abaissée à 17 ans et les contributions fiscales sont doublées. Le préteur M. Claudius Marcellus, à la tête de la flotte stationnée à Ostie, reçoit l’ordre de prendre la tête des débris de l’armée de Varron campés à Casilinum. Il est rejoint en Campanie par le dictateur M. Junius Pera, avec 25 000 hommes. Après avoir installé une garnison à Capoue et tenté de surprendre Naples, Hannibal s’empare de Nucéria, mais est repoussé devant Nola par le préteur M. Claudius Marcellus. Cet échec le pousse à être plus sévère avec les cités récalcitrantes. Il prend et incendie Acerra, mais échoue devant Casilinum, avant de prendre ses quartiers d’hiver à Capoue. A la fin de l’hiver 216-215, Hannibal obtient finalement la reddition de Casilinum dont le blocus avait été maintenu. La cité est rendue aux Campaniens après que le stratège punique y a laissé une garnison de 700 hommes. C’est sensiblement à cette époque que le préteur L. Postumius Albinus est massacré, avec ses deux légions, par les Boïens près de Modène, alors qu’il a été désigné consul en compagnie de T. Sempronius Gracchus. Il est remplacé par le vieux Fabius Maximus, qui récupère l’armée du dictateur M. Junius Pera, en fin de mandat, basée à Teanum. Claudius Marcellus – empêché d’accéder au consulat pour éviter d’avoir deux plébéiens en exercice – est nommé proconsul en charge de l’armée postée devant Nola, alors que Marcus Valerius Laevinus, récupérant les légions de Sicile, est chargé de défendre l’Apulie et de protéger la côte entre Tarente et Brindisi, à la tête de 25 navires. Le préteur Q. Fulvius, avec un même nombre de navires, se voit assigner la mission de défendre les côtes près de Rome. Les soldats rescapés de Cannes passent quant à eux en Sicile, tandis que Terentius Varron, nommé proconsul, a pour mission de protéger le Picenum après avoir levé des troupes sur place. Deux préteurs sont nommés : Q. Mucius Scaevola, très vite remplacé par T. Manlius, pour la Sardaigne et Appius Claudius Pulcher pour la Sicile. T. Otacilius Crassus prend quant à lui le commandement de la flotte romaine en Sicile.

En Sicile justement, la position romaine se complique en 215 à la mort du vieux roi Hiéron II de Syracuse – dont on a déjà évoqué le caractère pragmatique de sa politique proromaine. La fidélité syracusaine a déjà été mise à rude épreuve quelques mois auparavant, lorsque son propre fils Gélon a décidé de rejoindre l’alliance punique. Mais sa mort soudaine en hiver 216, sans doute à l’instigation de son propre père, empêche que le contentieux royal ne débouche sur une guerre civile en Sicile. Et c’est le petit-fils et successeur du vieux roi, Hiéronyme, tout juste âgé de 15 ans, qui réalise l’alliance syracuso-punique immédiatement après son accession au trône. Encouragé par ses tuteurs, tous acquis à la cause punique, le jeune roi fait parvenir auprès d’Hannibal une ambassade grecque pour solliciter un accord. En retour, le stratège punique s’empresse d’accepter la proposition et dépêche auprès de Hiéronyme un certain Hannibal, commandant des galères, lequel est chargé ensuite de sceller l’accord à Carthage même, en compagnie d’ambassadeurs syracusains. Il y est convenu que la métropole africaine fournira des troupes pour la défense de Syracuse et que la métropole grecque verra son autorité s’étendre jusqu’au fleuve Himère. Carthage accepte même une ultime requête royale, laquelle exige la souveraineté de Syracuse sur l’ensemble du territoire sicilien, pourvu que le roi se détache de Rome. Pour ce qui concerne le volet proprement militaire, Hannibal Barca dépêche en Sicile deux de ses officiers, Hippocrate et Epicyde, en même temps que son émissaire Hannibal. Petits-fils d’un proscrit syracusain – réfugié à Carthage après avoir, semble-t-il, fomenté un complot contre le fils du roi de Syracuse Agathocle – et, d’après Tite-Live, d’une Carthaginoise, Hippocrate et Epicyde sont présentés chez Polybe comme étant à la fois des Carthaginois et des citoyens syracusains3. Au service de la métropole africaine, ils ont néanmoins conservé avec Syracuse un lien fort, suffisamment en tout cas pour qu’Hannibal Barca prenne le risque de leur confier une mission d’une aussi grande importance stratégique pour la suite de la guerre. Le ralliement de Syracuse à la cause punique entraîne celui de nombreuses cités grecques de l’île, dont Morgantina, qui chasse les garnisons romaines établies depuis la première guerre punique. Les Carthaginois viennent d’accomplir en quelques semaines ce que Pyrrhos avait réalisé en six mois. Plus significatif encore, c’est en années que se chiffre le temps mis par les Romains pour contrôler l’île lors de la deuxième guerre punique. On a ici une mesure de l’efficacité de la propagande punique. Bien sûr, l’alliance de cités ou de peuples, lors d’une guerre, se fait le plus souvent par rapport à l’évaluation de la situation militaire, mais il est important, dans notre cas, de saisir leur sentiment premier. Et l’impression donnée à la lecture des événements est que l’hésitation des Grecs de Sicile et de Grande-Grèce à choisir le camp punique dans le conflit qui l’oppose à Rome n’est guidée que par la crainte des représailles romaines. Les cités grecques d’Italie du Sud avaient pu en mesurer l’intensité après la défaite finale de Pyrrhos un demi-siècle plus tôt. Certes, la recherche de l’alliance punique ne se fait pas automatiquement, surtout dans un contexte de guerre où la neutralité n’a pas sa place, mais elle montre le poids de l’habitude et de la familiarité de la présence punique.

La stratégie d’Hannibal consiste désormais, devant le refus de Rome de reconnaître sa défaite, à trouver des appuis solides afin de pouvoir assurer le ravitaillement des troupes pour la poursuite de la guerre. Pour cela, le stratège punique s’est tourné vers les cités du sud de l’Italie et s’est évertué à ménager les cités grecques de la péninsule. A aucun moment du conflit, en effet, il ne cherche à les soumettre politiquement ; bien au contraire, il s’efforce de les rassurer en adoptant une politique à forte consonance grecque, afin de lever toute ambiguïté sur ses intentions. Dans un premier temps, Hannibal s’arrange pour se présenter en libérateur. Certes, il le fait pour tous les Italiens sans exception, autres que les Latins, mais ses efforts se concentrent bel et bien en Grande-Grèce – où il finit d’ailleurs par se stabiliser – et en Sicile. Le refus des sources gréco-latines proromaines d’attribuer à Hannibal le rôle de libérateur de la Grande-Grèce confirme, d’ailleurs, que la politique menée par le chef punique y a rencontré un certain succès4. Afin d’appuyer leur propagande en direction des Grecs d’Occident, les propositions puniques se démarquent d’emblée de l’attitude romaine. Alors que les Romains pratiquent, avec les cités grecques d’Italie, la deditio, une soumission politique et militaire particulièrement mal vécue par les Grecs, Hannibal prend soin, au contraire, d’adopter une politique plus souple, en leur proposant une alliance beaucoup plus avantageuse. Tout en insistant sur la liberté que leur accorde Hannibal, les traités conclus avec les principales cités grecques d’Italie du Sud – Capoue, Locres et plus tard Tarente – et de Sicile n’imposent pas de levée de troupes en faveur des Puniques. En réalité, le contenu des traités établis entre Hannibal et les cités de Grande-Grèce et de Syracuse montre qu’il s’agit là de relations de symmachie, telles qu’établies en temps de guerre entre deux puissances : l’une d’entre elles se place sous l’hégémôn de la plus puissante, ce qui justifie la présence de garnisons puniques dans toutes les cités concernées par ces traités. La hiérarchie établie, de fait, par la symmachie entre les deux parties contractantes implique la protection de l’« obligé ».

En reprenant à son compte le concept de l’alliance tel que défini par la culture hellène en temps de guerre, Hannibal ne fait qu’adopter, vis-à-vis des cités de Grande-Grèce, une attitude que Pyrrhos a en fait expérimenté contre les Romains plus d’un demi-siècle avant lui en réussissant à réunir autour de lui presque toutes les cités grecques de l’Italie du Sud. Comme le souverain épirote auparavant, le stratège punique peut ainsi profiter de cette véritable sécession politique pour employer des troupes locales dans la lutte contre Rome, et ainsi compenser la défection des troupes gauloises. On s’accorde, d’ailleurs, à considérer les monnaies d’or émises par les Bruttiens, peuple italique hellénisé, durant le séjour d’Hannibal dans leur région comme l’ayant été sous contrôle carthaginois. En effet, ces monnaies s’apparentent à celles, en argent, émises par les Barcides en Espagne : ainsi, une série représente, au droit, une tête imberbe d’Héraclès diadémée, qu’accompagne une lettre punique, alors que le revers est illustré d’une nikè, allégorie de la victoire, avec le rameau d’olivier et la foudre. Le souci d’Hannibal de se ménager l’appui des Grecs de la botte italienne va jusqu’à la privation de la possibilité d’utiliser des ports, tels ceux de Locres ou de Tarente, alors même qu’il escompte des aides venant par mer de Carthage, mais également de Macédoine, conformément à l’accord établi avec le roi Philippe V en 215.

La menace romaine ou la convergence des intérêts gréco-puniques

L’affirmation de Rome sur la scène méditerranéenne a donc pour conséquence de catalyser le rapprochement entre Grecs et Puniques. Les guerres puniques renforcent l’orientation grecque de la politique carthaginoise : le monde grec devient alors pour Carthage un enjeu de première importance, qui atteint justement son acmé avec l’arrivée des Barcides à la direction des affaires militaires. Le conflit, d’un autre côté, va progressivement révéler la faveur rencontrée par la cause punique au sein d’une grande partie de l’opinion publique hellène, et qui ne sera contenue que par le réalisme politique des gouvernements grecs en place et la sourde persistance, dans le monde grec oriental, de la défiance du Punique et de la Punica fides. Cette orientation politique s’est tout d’abord manifestée par l’emploi de plus en plus important de professionnels de la guerre grecs. Dans un second temps, Carthage tente de créer des alliances décisives avec les puissances grecques. On a évoqué plus haut l’aide demandée par l’Etat carthaginois à Ptolémée Philadelphe, lors de la première guerre punique. Mais cette aide n’a concerné qu’un emprunt financier et doit être comprise de la même manière que les demandes en mercenaires. Ce n’est que pendant la deuxième guerre punique, avec les Barcides, que les sollicitations puniques deviennent de véritables demandes d’alliance militaire et politique. Ainsi, bien qu’il soit réalisé à l’initiative de Philippe V, l’accord entre la Macédoine et Carthage visant à une coopération militaire contre Rome est désiré par les Carthaginois. Cela fait plus d’une décennie que les Romains ont établi un protectorat de fait sur les territoires illyriens, aux franges du royaume macédonien. Et c’est au moment où Philippe V, le roi de Macédoine, se libère du conflit contre les Etoliens par la paix de Naupacte, en 217, que lui parvient la nouvelle de la défaite romaine de Trasimène. Le souverain macédonien est déjà convaincu, à ce moment, de la nécessité de faire la guerre aux Romains, surtout depuis que Démétrios de Pharos, ancien allié de Rome et maintenant réfugié à sa cour, réclame son royaume confisqué en Illyrie. L’Etolien Agélaos a du reste proposé à Naupacte un programme qui prévoit une entente cordiale entre la Macédoine et la Grèce, pour faire face aux menaces romaines. Le retentissant succès d’Hannibal à Cannes décide Philippe V à conclure un accord avec les Puniques, avec une perspective d’alliance militaire contre les Romains. Les parties contractantes doivent s’y prendre à deux fois avant de sceller leur accord : une première ambassade, diligentée par le roi de Macédoine auprès d’Hannibal après la victoire de Cannes (216) et conduite par Xénophanès l’Athénien, est interceptée – sur le chemin du retour – par les Romains, et avec elle le traité approuvé par le stratège punique ; Philippe V, apprenant la nouvelle, envoie une nouvelle ambassade, qui remplit cette fois-ci sa mission avec succès. Polybe a reproduit ce qui paraît bien être la traduction grecque d’un original punique relatant les termes du serment – solennellement prêté par Hannibal et son état-major, en 215, devant les ambassadeurs de Philippe V de Macédoine – qui ébauche une alliance punico-macédonienne contre Rome5. Prometteuse, elle demeura, néanmoins, improductive du fait de l’implication macédonienne dans les guerres inter-Hellènes, que Rome a beau jeu d’entretenir.

Beaucoup plus concrète se révèle être en revanche l’alliance entre Hiéronyme et Carthage, qui, malgré la mort prématurée du roi de Syracuse en 214, reste ferme jusqu’à la prise de la cité sicilienne par Marcellus en 212 : le parallèle existant entre les types de monnaies de la cité sicilienne et ceux émis par la métropole punique témoigne de rapports étroits, notamment après la mort de Hiéron II. Il faut dire que les relations entretenues par Carthage avec les Grecs de Sicile sont autrement plus rodées qu’elles ne le sont avec les Grecs orientaux. C’est pourquoi l’accord auquel est parvenu Hannibal avec une monarchie hellénistique d’Orient – en l’occurrence celle de Philippe V de Macédoine – contre un ennemi commun autre que grec doit être considéré comme un tournant : il met en place, pour la première fois, les bases d’un accord sur le long terme entre Grecs d’Orient et Puniques en cas d’une hypothétique victoire finale contre Rome. Cet accord prévoit en effet de réactiver l’alliance militaire punico-macédonienne si l’Urbs ne respecte pas les conditions de paix. Certes, la projection de l’accord dans le temps se fait en fonction de l’attitude romaine ; il n’est pas question, du moins au vu des clauses du traité, d’étendre l’alliance vers d’autres objectifs. Il n’en illustre pas moins, à lui seul, la consécration d’un courant politique prônant l’alliance stratégique du monde punique avec le monde grec. Certes, il n’existe aucun parti ou organisation culturelle ou politique prohellénique à Carthage, mais la volonté des Barcides d’arrimer la métropole africaine au monde grec illustre bien cette orientation politique et diplomatique : forts de leur dimension hellénistique et de leur divinité tutélaire syncrétique, Milqart/Héraclès, les Barcides sont à même de présenter aux monarchies grecques d’Orient une plate-forme de reconnaissance politique et culturelle, qu’une active propagande doit consolider. La politique progrecque qu’ils mènent ne se fait pas indépendamment du gouvernement central carthaginois, auquel ils sont subordonnés. Aussi peut-on estimer que la recherche du concours grec est implicitement appuyée par l’Etat carthaginois, dans son ensemble. L’opposition au sénat du clan d’Hannon à la politique des Barcides n’implique d’ailleurs pas forcément une opposition à cette stratégie, celle-ci n’étant, en fin de compte, que l’illustration de la politique traditionnelle carthaginoise consistant à abréger les guerres au meilleur prix ; d’ailleurs, la politique de séduction que mènent les Barcides en direction du monde grec n’est, finalement, que le prolongement de celle conduite, jusque-là, par l’Etat carthaginois, à la différence que la fratrie d’Amilcar en espère une implication plus active.

La stratégie punique en mer Tyrrhénienne

Le glissement des forces puniques vers le sud de l’Italie, en même temps qu’il prive Rome d’une partie de ses alliés méridionaux et de leurs ressources, offre l’occasion à Hannibal de disposer de mouillages en mer Tyrrhénienne, indispensables pour ses liaisons avec Carthage. Mais, surtout, la présence militaire punique en Grande-Grèce permet à Carthage de se rapprocher d’une zone maritime qui avait constitué le socle de sa politique traditionnelle, à savoir le contrôle du détroit de Messine, des îles Eoliennes et de la Sicile, du moins de la pointe occidentale de l’île. Dès le début de la deuxième guerre punique, Carthage a dépêché deux petites flottes avec pour objectifs les îles Eoliennes et Lilybée, l’ancienne tête de pont punique en Sicile. L’échec de l’entreprise ne doit cependant pas occulter l’un des objectifs majeurs de cette guerre, à savoir priver Rome de sa maîtrise maritime. Le contrôle de la Sicile, notamment, en plus de fournir le ravitaillement en blé indispensable à l’effort de guerre, permet à Rome de gêner considérablement les trafics maritimes puniques entre l’Espagne et l’Afrique. Les côtes siciliennes ont été en outre une efficace rampe de lancement pour les ravages causés, pendant la première guerre punique, sur les côtes du Bruttium, là même où une flotte carthaginoise avait sévi, autour de Vibo. Il s’agissait pour les Puniques de s’attaquer à la forêt de la Sila, d’où Rome tirait le bois nécessaire à la construction de ses flottes de guerre. Le ralliement du Bruttium à la cause punique à partir de 215 renforce ce double objectif : priver Rome de ses ressources forestières et de ses ports, véritables ponts vers la Sicile, en même temps qu’il offre à Hannibal une façade maritime face à l’Afrique. Dorénavant, c’est d’Ostie que Rome embarque ses troupes vers la Sicile.

La Sardaigne constitue également un enjeu dans cette stratégie d’ensemble dans la mesure où elle offre une escale et/ou une base intéressante en direction du Latium, cœur réel de la puissance romaine : on a vu comment une flotte punique de 70 navires s’était appuyée sur l’île pour soutenir Hannibal, et éviter le contact avec une imposante flotte de guerre romaine. Le contrôle de la façade maritime orientale de la Sardaigne permettrait à Carthage de contrôler tout départ de flotte depuis Rome, voire de soutenir l’arrivée programmée d’Asdrubal Barca à la tête d’une imposante armée venue d’Espagne. L’appui de certaines populations sardes, effectif depuis 217, encourage d’ailleurs Carthage à passer à l’action. Aussi, lorsqu’elle apprend que seule une faible armée romaine y stationne et que le meilleur connaisseur romain de la région, le préteur A. Cornelius Mammula, s’apprête à quitter ses fonctions sur place, la métropole fait parvenir sur l’île, en 215, une armée et une flotte de guerre imposantes, sous la direction d’Asdrubal le Chauve. La situation est mûre : Carthage, en 216, a reçu une ambassade sarde témoignant de l’exaspération indigène de la domination romaine et de ses lourdes contributions en blé et en argent. Dirigée par un important notable sarde, Hampsicoras, la révolte sarde, préparée par des agents puniques, mobilise une armée romaine de 22 000 fantassins et 1 200 cavaliers, appuyée par une flotte de guerre basée à Karalis, l’actuelle Cagliari. Le commandant romain, T. Manlius Torquatus, parvient à entraîner les troupes d’Hostius, le propre fils d’Hampsicoras, dans une bataille : 3 000 Sardes périssent et moins de 1 000 sont faits prisonniers ; le reste de l’armée se retire en désordre à Cornus, où est basé Hampsicoras. Le débarquement des troupes puniques à ce moment réanime la révolte sarde, un temps sonnée par la défaite. Joignant ses forces à celles d’Hampsicoras, Asdrubal le Chauve ravage les territoires des populations alliées à Rome, avant de rencontrer l’ennemi aux alentours de Karalis. Longtemps la bataille est indécise, mais les troupes puniques finissent par céder, après que les Sardes ont rompu le contact. L’armée punique, cernée, est décimée : 12 000 soldats puniques et sardes, dont Hostius, sont tués et près de 3 700 faits prisonniers. Hampsicoras, en fuite, se suicide quelque temps plus tard. Asdrubal le Chauve et deux illustres nobles carthaginois, dont un parent des Barca, sont faits prisonniers. Par la suite, la prise de Cornus, où se sont réfugiés les débris de la coalition punico-sarde, entraîne la reddition des cités qui avaient épousé la cause punique. Dans l’intervalle, la flotte romaine de T. Otacilius – basée à Lilybée et qui revient d’une expédition sur les côtes du territoire de Carthage – rencontre en haute mer la flotte carthaginoise qui rente de Sardaigne : 7 navires sont saisis et le reste de la flotte punique dispersée.