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La vie politique carthaginoise répond à l’impérialisme romain

Les pertes territoriales, humaines et financières consécutives au traité de 201 sont telles qu’elles ne permettent plus à Carthage de jouer un rôle politique actif en Méditerranée occidentale, ni même en Afrique. La métropole punique va alors donner la pleine mesure de ses capacités dans le domaine du grand commerce maritime et de l’exploitation agricole. Débarrassée des contraintes militaires et bénéficiant des débuts de la pax romana en Méditerranée, la puissance marchande carthaginoise va contribuer à redresser la cité d’Hannibal.

Le suffétat contrarié d’Hannibal Barca

La défaite d’Hannibal n’a pas de conséquences, à proprement parler, sur la personne du Barcide, ni même sur sa carrière politique. Cornelius Nepos nous affirme même qu’il demeura à la tête de l’armée, épargnée par le traité de 201 pour la seule défense du territoire carthaginois. Mieux, Hannibal est en mesure de participer à la vie politique. On le voit ainsi intervenir au sénat au moment de verser la première annuité du tribut en 199 : les lamentations des sénateurs lui offrent l’occasion de signifier qu’elles auraient dû avoir lieu au moment de la destruction du potentiel militaire carthaginois et de l’interdiction de faire la guerre, une manière d’avertir que les jours de Carthage étaient en réalité déjà comptés.

Cet échange sénatorial témoigne, à sa manière, des crispations politiques internes à la métropole punique. Les prévarications de la classe oligarchique et la tyrannie du tribunal des Cent profitent à Hannibal, qui, s’appuyant sur le ressentiment populaire, réussit à se faire élire suffète en 196. C’est l’occasion pour le Barcide d’accentuer les réformes politiques entamées durant le dernier tiers du IIIe siècle. Le nouveau suffète s’attaque d’emblée à l’ordre des juges, cette commission des Cent avec laquelle les Barcides ont un contentieux particulier, puisque c’est elle qui a tenté de juger Amilcar Barca en 238. Inamovibles, les juges de cette commission ont le privilège de la cooptation pour combler les vacances et maintenir leurs privilèges. Il s’agit donc pour le suffète de rendre le système fiscal plus juste et plus transparent, en soumettant la cour des cent juges à la loi.

L’occasion lui est offerte par l’attitude d’un questeur, sorte de magistrat préposé aux finances, qui refuse de rendre compte de son administration auprès du suffète : c’est en effet le sénat qui, en principe, contrôle cette magistrature. Membre de la faction opposée au clan sénatorial barcide, ce magistrat doit, au sortir de sa charge, intégrer le tribunal des cent juges, pour un poste viager, et ne compte pas obtempérer à ce coup de semonce barcide. Par cette convocation, le suffète espère en réalité casser la solidarité de classe qui existe entre cette puissante cour et le sénat, dont elle émane. Cette véritable caste, toutefois, ne peut empêcher Hannibal de faire traîner le questeur à l’assemblée du peuple : c’est devant cette institution que le suffète dresse un réquisitoire sans concession sur la tyrannie du tribunal des Cent et la mauvaise gestion des deniers publics – c’est-à-dire sur la fraude fiscale que se permettait depuis des années le système oligarchique carthaginois. Il fait voter, séance tenante, une loi qui rend la judicature annuelle, sans possibilité de la reconduire l’année suivante ; puis, après une sorte d’audit sur les recettes de l’Etat et leur usage, et afin d’alléger la pression fiscale sur le peuple, il est décidé des réformes fiscales qui visent directement l’impunité, en ce domaine, du système oligarchique en place.

Hannibal vient en réalité de signer sa mort politique et son décret d’exil. Il suffit pour cela au clan sénatorial opposé aux Barcides de parachever en 195 un long processus qui les a vus exciter en amont, via leurs correspondants sur place, la rancœur du sénat romain contre le suffète. Informé à temps de la venue d’une ambassade romaine – officiellement à Carthage pour régler un de ces nombreux contentieux numido-puniques, en réalité pour y dénoncer les prétendues tractations du Barcide avec le Séleucide Antiochos III –, Hannibal parvient à prendre la fuite. Puis, après un trajet préparé pour la circonstance, il atteint les îles Kerkennah. Là, il réussit à immobiliser, pour un temps, les navires marchands afin d’empêcher toute fuite sur sa présence dans l’île : honorant ses hôtes d’une grandiose réception, où le vin coule à flots, Hannibal prend pour prétexte la nécessité d’élever des tentes de réception pour obtenir d’eux le prêt des voiles de leurs navires et de leurs accessoires. Et avant que la nouvelle de sa présence aux Kerkennah ne parvienne à Carthage, il est déjà sur la route de Tyr. De là, il rejoint Antioche, puis Ephèse, où il est reçu par le roi séleucide Antiochos III.

La fuite d’Hannibal n’empêche pas l’ambassade romaine d’inviter le sénat carthaginois à montrer sa bonne foi et à prendre des mesures drastiques contre le vainqueur de Cannes. Car ce dernier, même loin de Carthage, incarne encore tous les dangers pour Rome.

La cause punique dans le monde grec

Homme imprégné de culture grecque, Hannibal ne vécut pas simplement cet état comme un mode de vie, ou un art de vivre ; le fin stratège qu’il était avait pris toute la mesure du parti à tirer de l’implication active, et non plus simplement logistique, du monde hellénistique dans la lutte menée contre l’hégémonie romaine. Et il usa certainement de cette dimension hellénistique pour concrétiser une alliance stratégique avec le monde grec, comme il le fit auparavant avec les cités grecques d’Italie méridionale et avec Philippe V de Macédoine. Cet élargissement de la stratégie politique barcide a contribué à donner à Hannibal la volonté de constituer une unité politique de la koinè hellénistique en Méditerranée occidentale, à l’instar d’Alexandre en Orient et de Pyrrhos, en son temps, en Occident. S’il apparaît bien qu’Hannibal, comme une grande partie de l’aristocratie, était sensible à l’arrimage de Carthage et du monde punique à la koinè hellénistique, rien dans ses actes n’affirme qu’il en ait conçu un projet politique ; pas plus qu’il n’était question, pour lui, de soumettre ou de détruire Rome. Ce qu’il désirait avant tout, c’était le rétablissement du statut et de l’autorité carthaginois en méditerranée occidentale. Et l’alliance avec le monde grec n’entrait que dans une stratégie politique et militaire de grande envergure, destinée à accomplir cet objectif ; d’où la vaste politique de propagande dirigée vers le monde grec.

L’efficacité de la propagande carthaginoise en Occident et en Orient hellénistiques peut être illustrée, comme on l’a déjà souligné, par le comportement romain, lors de ses expéditions grecques. De fait, la propagande romaine menée en Grèce reprend à son compte le vieux thème de la liberté des Grecs lors de la seconde guerre de Macédoine : Flaminius, suite à sa victoire sur Philippe V (197), s’en va déclamer cette promesse dans un discours cérémoniel aux Jeux isthmiques de 196. En utilisant cette propagande pour la première fois de son histoire, il s’agissait pour Rome – comme pour Hannibal en Italie du Sud – de montrer des gages de désintérêt et de bonne volonté. Elle visait également à désamorcer une littérature politique grecque qui, hormis celle de Polybe et de quelques autres, ne lui était pas forcément favorable.

Les reproches adressés par l’historiographie proromaine aux Hellènes de l’Ouest méditerranéen relatifs à cet accueil montrent bien que la cause punique reçut un certain écho dans le monde grec ; c’est la crainte d’un rapprochement punico-grec, surtout, qui incita les Romains à légitimer leurs actions auprès des Hellènes, dès la fin du IIIe siècle. C’est en se rendant à Delphes, peu après la bataille de Cannes (216) – afin d’interroger l’oracle sur les causes ayant entraîné la défaite romaine –, que Fabius Pictor mesura l’impopularité de la politique romaine dans le monde grec, que les craintes développées par Philippe V de Macédoine, à la suite des interventions de l’Urbs en Illyrie, contribuèrent à renforcer. La perspective d’un front punico-macédonien1 conditionna en partie la politique romaine, résolument tournée vers le monde grec en cette première moitié du IIe siècle. Car Rome doit désormais le prendre en compte dans son affrontement avec Carthage. La menace d’une alliance entre les deux sphères, entrevue après Cannes (216), fait que Rome reste vigilante sur le sujet. Et pour cause. L’indignation de l’opinion publique grecque est à son comble à la suite de la répression romaine contre les alliés et sujets grecs de Philippe V2 à la fin du IIIe siècle, d’autant que les Etoliens sont insatisfaits de l’alliance avec les Romains. A cela s’ajoute la vague d’émotion suscitée par les exactions commises par les Romains contre les cités grecques d’Italie du Sud et de Sicile, dont le massacre des populations d’Henna et d’Agrigente. Le stratège achéen Philopoemen, lui-même, ne se prive pas d’évoquer la condition d’esclaves des Siciliens et des Capouans.

Alors que l’image de Rome est au plus bas dans le monde grec, seules les ambitions égéennes de Philippe V de Macédoine et les craintes des conséquences politiques d’une intervention romaine empêchent que ce ressentiment grec ne débouche sur une action concrète contre l’intervention de l’Urbs. Ce sont les velléités hégémoniques des grandes monarchies issues de l’empire d’Alexandre – la Macédoine, donc, puis par la suite les Séleucides – qui constituent un frein à l’émergence d’un front grec uni et solide contre la présence prolongée des Romains en terre hellène. Le souci de Rome de garantir la paix et son influence en Grèce et de contenir l’expansion séleucide a progressivement pour conséquence de décevoir les espérances nourries par les Grecs à la suite de la déclaration de Flaminius sur la liberté des Grecs aux Jeux isthmiques (196), et ce, malgré le faux retrait romain de la péninsule grecque (194). De plus, initialement engagée en Grèce pour protéger les Grecs de l’oppression macédonienne, l’intervention romaine se retrouve finalement engagée dans un processus hégémonique irréversible dans lequel la liberté des Grecs promise ne peut plus être appliquée au sens où ils l’entendent : la notion de liberté développée par les Romains devenait une sorte de protectorat, de fait sans liens juridiques mais soumise à l’arbitraire de Rome. La promesse de libérer tous les Grecs s’est en fait traduite sur le terrain par une liberté dépendant de l’alliance avec Rome et ses intérêts. En outre, les concessions territoriales à ses alliées Rhodes et Pergame créent fatalement des distorsions à la doctrine, puisqu’elles privent certaines cités grecques de leur liberté. Enfin, le sort des cités grecques d’Europe fraîchement libérées de la domination macédonienne (la ville haute de Corinthe, Chalcis, Démétrias entre autres) et réoccupées par des garnisons romaines, mécontente les Grecs, notamment les Etoliens – pourtant alliés des Romains –, qui se lancent dans une énergique propagande antiromaine. C’est ce qui explique, malgré la méfiance envers les grandes monarchies, que les Grecs tendent l’oreille lorsque Philippe V se fait l’écho de l’émotion grecque lors d’un discours prononcé à l’assemblée étolienne, en 199. De même, les Grecs ne restent pas insensibles aux arguments du roi séleucide Antiochos III prétendant leur offrir une véritable liberté, en lieu et place de celle proclamée par les Romains, qui camouflait en fait des velléités hégémoniques. La propagande tardive de Rome ne rencontre d’ailleurs que peu d’écho auprès des cités grecques d’Asie qu’elle était censée venir protéger contre les menaces d’Antiochos III : Rhodes, pourtant son alliée théorique, met du temps avant de se rallier. En fait, elle ne le fait qu’après la défaite d’Antiochos en Grèce. De manière générale, les cités grecques ne sont plus réceptives à la propagande de la liberté diffusée jusqu’alors par les Romains, et ce, même si elles ne cèdent jamais aux sirènes macédoniennes ou séleucides.

C’est dans ce contexte que doit être insérée la véritable émergence de la cause punique dans le monde grec oriental. Certes, on s’aperçoit que cette attitude est plus motivée par la menace romaine qui se profile que par un réel penchant pour les Puniques, mais le combat punique, personnifié par Hannibal, semble recueillir progressivement une réelle écoute, voire un certain soutien auprès de l’opinion publique grecque3. La poursuite du combat par le chef punique et la chasse à l’homme organisée par les Romains ont certainement dû donner aux Grecs matière à illustrer leur propre condition et leurs aspirations. L’hospitalité offerte à Hannibal par le monde hellénistique constitue à cet égard – malgré une évidente défiance au sommet de l’exécutif monarchique macédonien – une certaine reconnaissance du combat mené par le stratège punique et, toutes proportions gardées, par les Puniques contre Rome. L’accueil d’Hannibal à la cour d’Antiochos III est d’autant plus symbolique qu’il se fait à un moment, en 195, où Rome n’a pas encore vraiment décidé d’entrer en guerre contre le Séleucide. De ce fait, Antiochos n’était que trop conscient des conséquences de son acte. Le roi pouvait-il ignorer que l’hospitalité offerte à Hannibal renforcerait la méfiance romaine à son égard ? Concrètement, cet accueil allait précipiter l’intervention romaine, qui, même si elle ne se fit pas immédiatement, se mit irrémédiablement en marche : la réélection de Scipion l’Africain au consulat en fut la conséquence symbolique, et le Punique figurera en bonne place au nombre des otages demandés par les Romains au moment des préliminaires de la paix d’Apamée (188).

De quoi donc se nourrit la persistance de la méfiance romaine à l’égard d’Hannibal, si ce n’est du danger que représente ce dernier dans un monde hellénistique alors en pleine effervescence anti-romaine ? Hannibal arrive en effet à un moment où la propagande bat son plein : d’un côté, on a l’activité des Etoliens, frustrés des dividendes de leur alliance avec Rome lors de la première guerre romano-macédonienne et qui complotent la constitution d’une grande alliance antiromaine ; de l’autre, celle d’Antiochos III, qui, à la suite de l’échec des tentatives diplomatiques de 193 avec les Romains, profite de l’agitation étolienne – et de l’intervention romaine qui en découle – pour aggraver l’image de l’Urbs auprès des Grecs. En réalité, bien qu’ils demeurassent prisonniers de la gratitude forcée à l’égard de leurs « protecteurs » romains, les Grecs n’en continuaient pas moins de vivre dans l’idéal d’une liberté absolue, telle que définie à l’époque classique, c’est-à-dire, d’après Polybe, à travers l’exercice hégémonique sur autrui.

De fait, le monde hellénistique vivait, depuis au moins Isocrate et Platon, dans une sorte d’attente « messianique » de celui qui lui permettrait de retrouver la splendeur qui était la sienne les siècles précédents. Ne peut-on pas envisager qu’Hannibal, du moins le symbole que représentait le vainqueur de Cannes, ait pu être un de ces héros populaires capables de satisfaire les aspirations des masses grecques ? Surtout que, si l’on se réfère à la définition du Grec donnée par Isocrate, on peut sans peine ranger le chef punique au nombre de ces Barbares hellénisés que les Grecs jugeaient aptes à intégrer la koinè…, voire à la diriger4. L’éventualité d’Hannibal en héros, au moins symbolique, de l’idéal politique grec a le mérite de donner une solide base d’explication à la méfiance qu’il suscite chez ses hôtes monarques. N’est-il pas, en effet, permis de mettre cette méfiance sur le compte de la faveur que rencontre le personnage auprès de l’opinion publique grecque ? Car la conduite des affaires politiques et militaires puniques, aux contours grecs, menée par Hannibal pendant la deuxième guerre punique et, plus généralement, sa dimension culturelle hellénistique constituent autant d’arguments allant dans ce sens ; d’autant que le charisme que lui confèrent ses retentissantes victoires sur les Romains et l’écho de sa politique pour la liberté des Hellènes de Grande-Grèce et de Sicile n’ont certainement pas dû manquer de parfaire son aura dans l’imaginaire grec. Tributaire de la volonté des lecteurs avides d’événements merveilleux et émotionnels et, dans le même temps, de l’émission de jugements de valeur sur les acteurs politiques, l’historiographie hellénistique pouvait trouver en Hannibal un héros à la mesure de l’attente. Le développement du ressentiment antiromain généralisé à partir du IIe siècle, particulièrement auprès des classes populaires, contribue à la diffusion d’une vaste littérature de type oraculaire et sibyllique, qui pouvait facilement trouver une audience dans des milieux disposés à accepter des suggestions et propositions irrationnelles. Et force est de constater que la figure d’Hannibal y occupe une place de choix. Ainsi, le contenu d’un papyrus, que l’on a faussement attribué à l’ex-stratège punique, et qui s’adresse aux Athéniens, narre la manière avec laquelle, à Cannes, il a « mis en fuite les Romains qui, avec une lance émoussée, voulaient exercer un long empire », raison pour laquelle les Grecs sont invités à « chanter la valeur guerrière d’Hannibal et des Carthaginois5 ». La référence à Hannibal – émanant d’un très probable récit consacré à la geste du chef punique – est très démonstrative dans la mesure où elle met en scène le symbole même du combat antiromain. Ce pamphlet a même été rapproché d’un texte du philosophe péripatéticien Antisthène de Rhodes (IIe siècle), qui nous est parvenu grâce à Phlégon de Tralles, affranchi d’Hadrien. Un général romain du nom de Publius (en réalité Scipion l’Africain, alors en campagne en Asie) y est mis en scène, en 189. Pris d’une soudaine folie dans le sanctuaire panhellénique de Naupacte (Etolie), ce général prédit à ses soldats la venue prochaine de celui qui vengera les Grecs de la domination romaine en soumettant l’Urbs et en réduisant ses habitants à l’esclavage. Le seul signe d’identification donné concernant ce vengeur est qu’il est « un roi venu d’Asie » ayant traversé l’Hellespont et s’étant allié au roi d’Epire. Hannibal, alors en Asie, constitue avec Antiochos III une des possibilités probables pour résoudre cette énigme. L’option Hannibal présente de solides garanties, ne serait-ce que parce que le vainqueur de Cannes a déjà eu l’occasion de démontrer qu’il était en mesure de vaincre et de punir les Romains, et qu’il constitue, de ce fait, un gage certain pour la crédibilité de l’oracle qui a émis cette prédiction antiromaine6.

Au-delà de l’historicité et des considérations idéologiques ayant présidé à l’élaboration de ces récits, il est indéniable que la figure d’Hannibal bénéficiait à travers le monde grec d’une certaine estime. Et s’il n’est pas permis de prendre à la lettre le manifeste tel qu’il apparaît dans le manuscrit, on peut néanmoins se faire une idée sinon de la perception positive du combat hannibalien dans le monde grec, du moins de l’image de Rome dans certains cercles politiques grecs, celle de véritable ennemi de la cause grecque. Au vu de ces éléments, il n’est donc pas osé d’envisager que le prestige militaire d’Hannibal ait fait de cet enfant de l’hellénisme un espoir de la cause grecque face à la menace romaine, du moins dans l’imaginaire collectif. La stature du personnage, sa dimension hellénistique pouvaient permettre au vainqueur de Cannes d’être considéré comme l’idéal du leader hellénistique, chose que même Polybe ne semble pas lui refuser.

Les prédispositions affichées par l’opinion publique grecque orientale pour la cause punique et le prestige symbolique dont bénéficie Hannibal dans l’imaginaire politique hellène ne doivent pas, cependant, occulter les réalités du terrain. Concrètement, il n’y eut aucune action de type militaire ou politique allant dans le sens d’une manifestation de solidarité avec les Puniques. D’abord, parce que la supériorité militaire romaine dissuadait, de fait, toute velléité d’offensive commune, d’autant que le rêve d’une alliance stratégique gréco-punique ne dura que le temps d’une vie, celle de l’aîné de la lignée mâle d’Amilcar Barca ; Carthage, en effet, s’efforce après Zama d’effacer toute trace de l’héritage politique barcide. Ensuite, parce que le pragmatisme politique affiché par les dirigeants hellènes et l’acceptation tacite par une partie de l’intelligentsia grecque de la domination romaine – illustrée notamment par le « lobbying » de Polybe –, particulièrement soucieuse, en retour, des intérêts des classes dominantes, ne permettent pas, dans les faits, d’élaborer une politique propunique.

Même l’opinion publique grecque apparaît, au final, partagée sur la question. Certes, la décision prise par Rome d’en finir avec Carthage (149) a fait l’objet de sévères reproches de la part de certains, hostiles à l’impérialisme romain. C’est peut-être ce paramètre qui incite, d’ailleurs, une partie du sénat romain à s’opposer au courant belliciste incarné par Caton l’Ancien7. Mais c’est justement à travers l’épisode de la décision romaine de détruire Carthage que l’on a pu réellement analyser les réalités du comportement politique grec vis-à-vis des Puniques. Polybe, dans un passage décrivant la polémique suscitée en Grèce autour de la menace pesant sur Carthage, expose les raisons des différentes prises de position des partisans et des opposants grecs de la destruction de la cité punique. Et il apparaît, au final, que les deux prises de position se retrouvent pour démontrer que la cause punique est surtout envisagée en fonction du paramètre romain, selon que l’on se place dans une logique de résistance et de critique face à l’impérialisme développé par Rome ou, au contraire, dans un pragmatisme politique lié à la suprématie romaine. Il n’est en aucun cas question de sentimentalisme ou de communauté culturelle, d’autant que le thème de la Punica fides ou de la Punica perfidia, amplifié par la propagande romaine, contribuait à entretenir dans le monde grec une certaine animosité antipunique. La question carthaginoise est surtout envisagée dans le monde grec à travers le prisme de sa propre condition. Cette perspective prend un caractère d’autant plus symbolique que la destruction de Carthage interviendra la même année que celle de Corinthe.

L’échec de la politique menée par les Barcides à destination du monde grec oriental doit être, au final, mis essentiellement sur le compte de l’absence de conviction grecque dans la concrétisation d’une convergence des vues politiques et militaires avec les Puniques. C’est cette conviction qui fit défaut à Philippe V lorsque Hannibal, après Cannes, attendit vainement que le souverain s’engage résolument dans le conflit contre Rome, à un moment où la situation était favorable et alors même que le Macédonien était convaincu de l’utilité d’une action contre Rome. C’est cette même absence de conviction, au-delà des considérations d’ordre personnel, qui empêcha réellement Antiochos III de faire confiance à la stratégie de diversion africaine proposée par Hannibal l’« Asiatique ». Et au moment où le monde hellénistique prit toute la mesure du danger représenté par Rome, au moment où l’on entrevit la possibilité d’une constitution d’un front hellène uni, à la fin de la première décennie du IIe siècle, les Puniques n’étaient déjà plus crédibles sur la scène politique et militaire méditerranéenne. Par ailleurs, la faveur rencontrée par la cause punique dans l’opinion publique grecque ne se révéla pas assez profonde.

L’échec de la tentative punique pour impliquer les forces vives du monde grec contre Rome constitue en quelque sorte la limite de la politique hellénistique développée par Carthage et que les Barcides avaient espéré approfondir. Hannibal put le mesurer personnellement, lui qui tenta d’apporter sa contribution au vieux rêve familial lors de son exil asiatique : mais, comme les officiers royaux perses dans l’Empire macédonien, le Punique, malgré ses indéniables compétences militaires, demeura écarté de l’exécutif militaire et politique des royaumes hellénistiques qui l’accueillirent, alors qu’était pourtant diffusée, dans l’imaginaire romantique hellène, la symbolique même du combat hannibalien pour illustrer l’incarnation du héros hellénistique que les Grecs attendaient de manière quasi messianique. Doit-on lier l’échec du projet barcide à celui du projet de société espéré, du moins en théorie, par Isocrate et tenté par Alexandre le Grand ? Répondre à cette question reviendrait à réfléchir à la place du Punique et, plus largement, du Barbare hellénisé dans la sphère grecque. Mais cela est une autre histoire.

La politique « proromaine » de Carthage : le curseur hannibalien

Jusqu’à Zama, la politique carthaginoise a pour objectif majeur l’alliance grecque. Après, la situation est différente. Carthage est surveillée par Rome. Et parmi toutes les craintes de l’Urbs figure en bonne place celle d’une alliance stratégique entre Puniques et Grecs alors que les masses grecques se révélaient, comme on vient de le voir, sensibles à la cause punique. Caton l’Ancien, qui a participé à la deuxième guerre punique en tant que soldat, pourrait à lui seul symboliser cette vieille crainte romaine. Le vieux sénateur avait en effet pour lui de fusionner dans un même grief ses appréhensions envers Carthage et l’hellénisme. Pourfendeur de la culture hellénique et hellénisante et représentant infatigable des partisans de la destruction de la métropole africaine, la personnalité de Caton résume à elle seule un courant politique se nourrissant de la méfiance romaine envers tout ce qui émanait de la dimension hellénistique. Certes, la métropole africaine n’était plus en mesure d’affronter Rome après Zama, malgré une insolente prospérité et la constitution d’un port de guerre en cette première moitié du IIe siècle ; mais le risque de la constitution d’un ensemble numido-punique, par association ou par annexion8, joint aux rapports étroits qu’entretenaient le royaume numide avec l’hellénisme culturel et politique9 constituaient un socle politique et militaire potentiellement dangereux pour la puissance romaine. Le royaume numide bénéficiait, du reste, d’un courant politique qui lui était favorable au sein du sénat carthaginois, comme on le verra. En appelant à la destruction de Carthage, n’était-ce pas ce danger que le courant sénatorial incarné par Caton espérait écarter ? En tout cas, l’attitude de l’Etat carthaginois post-barcide s’évertua, tout au long du demi-siècle d’existence qui lui restait, à rassurer les Romains sur ses intentions politiques en multipliant les gestes de bonne volonté. Il ne faut pas s’étonner, à ce propos, que pour avoir le maximum de chances de se débarrasser du suffète Hannibal Barca, le clan sénatorial opposé aux Barcides ait accusé ce dernier d’entretenir des contacts avec les monarchies grecques orientales. De manière plus concrète, on voit Carthage approvisionner Rome en céréales lors du conflit contre Philippe de Macédoine (été 200), et même dépêcher en Asie une flotte de cinq unités aux côtés des Romains durant la guerre contre Antiochos III.

Plus nettement, la crainte romaine d’une alliance entre Carthage et les royaumes hellénistiques restera longtemps symbolisée et personnifiée par la volonté de s’emparer de la personne d’Hannibal. La littérature latine pullule de passages mettant en cause le Barcide. On lui prête en effet d’avoir conseillé en 193 à Antiochos III le projet d’une attaque en Italie même : les armées séleucides, après le soulèvement de Carthage et de l’Afrique, prendraient les Romains à revers en Grèce. Le même plan remanié aurait été proposé au roi, durant l’hiver 192-191, après les infructueuses premières manœuvres séleucides : Hannibal préconisait un débarquement en Italie centrale, après avoir contourné la Sicile et l’Italie du Sud, alors que les armées séleucides verrouilleraient le passage de l’Adriatique et fixeraient les Romains en Grèce. Les débats sénatoriaux à Carthage, justement, étaient alors centrés sur les projets d’Hannibal et d’Antiochos III. Un marchand phénicien, Ariston, faisait alors l’objet de toutes les discussions. On le soupçonnait d’avoir été mandaté, au printemps 193, par Hannibal auprès de ses partisans pour estimer le potentiel insurrectionnel sur place et établir les bases d’une action commune avec Antiochos III. Convoqué au sénat pour répondre de ces accusations, le marchand tyrien ne dut son salut qu’à la crainte de mesures de rétorsion de la métropole phénicienne envers les marchands carthaginois.

Quel a été réellement l’impact politique et militaire de la rencontre entre Hannibal et Antiochos III, dont les contacts remontaient déjà, si l’on en croit Tite-Live, à l’époque même du suffétat du Punique à Carthage, c’est-à-dire aux alentours de l’année 196 ? Quel crédit accordé au projet prêté à Hannibal d’envahir l’Italie à partir du royaume séleucide ? Outre les réserves émises quant au plan visant à soulever les Grecs d’Orient et d’Occident à cette fin – la force de dissuasion romaine en Occident excluant toute expédition de ce côté –, il est peu probable que le monarque séleucide ait envisagé une attaque vers l’Ouest méditerranéen, ses prétentions ne visant probablement que la région du pourtour méditerranéen oriental ; d’autant que les événements militaires et la défaite finale à Magnésie du Sipyle montrèrent que les armées séleucides n’avaient pas été préparées en conséquence, ce qui revient à dire que la décision de la guerre contre Rome, bien qu’envisagée, s’était faite dans la précipitation. D’autre part, la marge de manœuvre accordée au Punique dans la réelle direction des affaires militaires séleucides demeurait au final très limitée, tant à cause de la défiance que lui témoignait Antiochos que de l’hostilité affichée par Thoas, le chef des Etoliens. Tout juste peut-on lui accorder, à la lecture des écrits gréco-latins, un rôle de conseiller auprès du roi. Et quand bien même Hannibal aurait eu son mot à dire, il est peu probable que le brillant stratège qu’il était ait pu croire une seconde à la conception et à la réalisation d’un plan d’une telle audace et d’une telle ampleur. Tout juste peut-on accepter le projet de l’envoi d’une opération de diversion en Afrique menée par Hannibal – éventualité qui lui fut, du reste, refusée –, qui aurait permis au Séleucide de soulager le front grec d’une partie des efforts romains, d’autant que les agitations en Cisalpine, en Ligurie et en Espagne, à la même époque, occupaient une partie de l’attention romaine. On s’est même demandé si ce débarquement n’illustrait pas, en fait, le véritable objectif d’Hannibal dans toute cette affaire, qui était de retourner à Carthage avec l’aide du Séleucide.

En tout cas, il est clair qu’Antiochos menait une guerre qui ne devait remplir que ses propres objectifs. Il n’était pas question ici de prendre en compte les projets d’Hannibal ; car si méfiance il y a eu de la part du Séleucide, ce fut probablement dû au fait, notamment, qu’il soupçonnait le Punique de n’être motivé que par un esprit de revanche : c’est d’ailleurs le différend entre Hannibal et Thoas sur la stratégie à adopter face aux Romains qui contribua à écarter la tactique de diversion africaine proposée par le stratège punique, en même temps qu’elle éloignait ce dernier des décisions royales. A défaut d’être crédibles, les récits sur une éventuelle expédition séleucide vers l’Italie illustrent, tout de même, la crainte romaine quant à une alliance entre le monde punique et le monde hellénistique, même s’il n’est jamais clairement mentionné que les cités grecques d’Occident aient été sollicitées dans le cadre du plan d’attaque, tout comme Hannibal lui-même ne semblait pas croire davantage à l’usage du thème de la liberté des Grecs dans la sphère hellénistique orientale.