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La révolution militaire barcide (seconde moitié du IIIe siècle)
Etudier l’évolution de la manière de combattre à Carthage, à cette époque, revient à résumer l’activité des Barcides dans ce domaine, tant les membres de cette famille ont contribué de manière indélébile aux profondes mutations militaires. La maîtrise affichée par les armées hellénistiques a constitué, pour les chefs militaires du bassin méditerranéen, une incontestable source de réflexion et d’inspiration quant à la façon de mener les campagnes, autant dans la forme que dans le fond. C’est sur ces exemples que les Barcides, notamment, fonderont leur politique destinée à satisfaire aux conditions nécessaires à la réforme des armées puniques dans leur ensemble. L’objectif primordial était l’implication plus directe des institutions dans les affaires militaires et la professionnalisation des corps d’armée.
La militarisation des institutions carthaginoises
L’émergence d’un courant politique interventionniste, incarné par le camp barcide, va tout d’abord se traduire, au niveau exécutif, par le développement de ce que G. Brizzi appelle « une implication émotionnelle dans le phénomène de la guerre ». Cette culture guerrière joue un rôle primordial dans la mentalité des sociétés grecques anciennes, surtout à l’époque hellénistique, et Polybe la considère même comme la base du succès des entreprises romaines. C’est cette mentalité appliquée à la direction des affaires militaires puniques qui va justement constituer l’un des traits majeurs de la révolution barcide. Concrètement, cela va se traduire par le développement d’une capacité de persuasion et de percussion unique dans l’histoire militaire de la Carthage punique. Car jusqu’alors, les conflits qu’a eu à mener la cité n’ont été engagés qu’en réaction ou dans un but dissuasif. On ne mettra jamais assez en relief le peu d’enthousiasme du pouvoir oligarchique carthaginois pour la guerre, qui s’explique en très grande partie par les nécessités que lui impose la bonne marche des affaires commerciales : Carthage est toujours prête à renoncer à la poursuite de la guerre à partir du moment où elle apparaît « anti-économique ». Son histoire politique sera d’ailleurs toujours tiraillée entre le besoin de paix et la nécessité de la guerre, conditions évoluant au gré des situations qui se présentaient à elle. Il semble clair, en tout cas, que la guerre apparaît comme un dernier choix, lequel doit assurer au commerce les moindres risques. Ainsi, Carthage, même dans les conditions les plus favorables, en Sicile, n’a jamais semblé vouloir étendre ses possessions vers l’est de l’île, se contentant le plus souvent du versement d’un tribut de la part de la cité conquise. Il n’est donc pas étonnant que l’oligarchie marchande – incarnée par le clan d’Hannon au sénat –, soucieuse de ses intérêts, s’évertuera à contrebalancer la politique guerrière des Barcides. De fait, l’initiative militaire développée par ceux-ci contraste singulièrement avec l’attitude, surtout défensive et préventive, adoptée par les armées puniques auparavant. Amilcar Barca et ses héritiers politiques élaborent une politique offensive basée sur la rapidité d’exécution et d’occupation. La réalisation de cette entreprise nécessite néanmoins, en même temps qu’une implication directe de l’Etat, un mandat militaire illimité dans la durée et autonome dans l’action, en somme, une stabilité dans le domaine de la direction des affaires militaires. Pour cela, l’évolution politique de la sphère gréco-macédonienne vers un pouvoir de type monarchique a constitué une base de réflexion intéressante, dans la mesure où elle a pu démontrer l’efficacité d’armées commandées par un chef unique et expérimenté, lequel concentrait l’essentiel des pouvoirs militaires sans contrainte spatiale ou temporelle.
Cependant, la subordination des chefs de guerre à l’oligarchie au pouvoir affectait de manière assez sérieuse les affaires militaires, puisqu’elle avait pour conséquence directe de priver le commandement de l’autorité et du prestige nécessaires à la réussite des opérations guerrières, et donc de freiner l’esprit d’initiative. Aussi, lorsque les Barcides proposent de rendre plus crédible le généralat, ils rencontrent un écho à la mesure de la détresse qui a gagné l’opinion publique carthaginoise après la première guerre punique. Ce véritable tournant dans la direction des affaires militaires n’a pu, en effet, se faire qu’à partir d’un contexte politique délicat pour Carthage : le soulèvement des mercenaires – auquel s’est, très vite, superposée une insurrection des cités rurales africaines – et la perte de la Sardaigne. C’est ce contexte qui a permis à Amilcar Barca d’obtenir la stratégie de Libye pour un mandat illimité. Le retrait d’Hannon le Rab – qui conserve néanmoins un poste exécutif – est primordial pour comprendre l’émergence du héros d’Eryx sur la scène politique punique. En plus de l’ascendant pris sur un personnage important de la vie politique carthaginoise, le choix du Barcide pour le commandement suprême se fait par suffrage au sein de l’armée, laquelle est appelée à départager les deux rivaux. Le rôle joué par l’armée dans le choix de ses chefs marque un tournant à Carthage ; il contribue à renforcer la position des Barcides, lesquels comptaient bien en tirer le meilleur parti. Ce rôle attribué à l’armée l’a été sur proposition de l’assemblée populaire, d’après Polybe, d’autant que, plus loin, l’historien grec précise que la nomination du second d’Amilcar Barca est l’œuvre des citoyens (politai). On aperçoit ici le deuxième levier ayant permis au Barcide d’asseoir son influence : l’élection d’un chef aux responsabilités militaires importantes a été confiée à une institution autre qu’une chambre des représentants de la haute aristocratie (sénat, tribunal des Cent). Polybe peut ainsi affirmer, au moment du déclenchement de la deuxième guerre punique, que « la voix du peuple était devenue prépondérante dans les délibérations » et que « chez les Carthaginois c’était l’avis du grand nombre qui prévalait ».
D’aucuns ont considéré le rôle accru de l’assemblée du peuple, aux alentours du dernier tiers du IIIe siècle, comme une évolution vers un système politique démocratique. En fait, cette évolution ne présente aucun caractère de type révolutionnaire ou d’une action en faveur du peuple. Il faudrait plutôt y voir un moyen destiné à appuyer une action ou une ascension politique. En recevant l’appui de la masse populaire, Amilcar Barca n’exprimait ni plus ni moins que son opposition politique à l’oligarchie en place à Carthage. La tutelle de Milqart, divinité protectrice des Barcides, a pu constituer pour cela un excellent relais au sein de la masse carthaginoise. Il s’agissait pour eux d’illustrer, à travers la personnalité de la divinité à Carthage – à la fois royale par la théorie et bienfaitrice par la pratique –, l’accord d’un chef avec son peuple, la réception par ce chef de l’appui des plus faibles contre les plus forts, selon un schéma politique bien répandu dans les monarchies hellénistiques : assurer une unanimité militaire ET populaire destinée à asseoir et légitimer leur pouvoir. Tite-Live a pu ainsi évoquer la puissance du clan barcide « dont l’influence sur les soldats et la plèbe était supérieure à la moyenne ».
Il s’agissait avant tout, pour les Barcides, de poser les bases indispensables à une militarisation de la sphère politique : désormais, c’est l’armée qui avait le pouvoir de choisir son chef et la tradition hostile aux Barcides n’aura de cesse, à ce propos, de dénoncer la relation particulière qui les unissait à l’armée. De fait, Amilcar, en confortant sa position politique, put assurer la longévité de son mandat militaire. La continuité du commandement, en même temps qu’elle assurait une certaine homogénéité dans la direction des affaires – comme le montre le succès des entreprises barcides –, permit d’asseoir et de développer une certaine légitimité. La prise en main des affaires militaires par Amilcar et l’autonomie avec laquelle il évolua étaient d’autant plus évidentes que le tribunal des Cent-Quatre ne devait plus jouer le rôle qui était le sien auparavant, puisque l’on ne connaît plus, ensuite, de général ayant été condamné par ce tribunal. Le mandat que s’octroya Amilcar en Espagne est, à lui seul, assez révélateur de la révolution qui s’était opérée dans le domaine de la direction des affaires militaires, dans la mesure où le Barcide obtint exactement ce qu’il voulait : une riche base arrière où il pourrait lever les ressources nécessaires à la préparation de la guerre de revanche contre Rome et le rétablissement de l’hégémonie punique en Méditerranée occidentale. Restait à consolider le projet militaire échafaudé par Amilcar et à assurer sa survie. Et qui mieux que son entourage immédiat pouvait perpétuer la voie tracée par le premier des Barca ? Fort de son prestige militaire et de l’aura exercée sur ses soldats, Amilcar avait réussi à assurer l’hérédité du charisme à ses successeurs, notion qui lui avait permis de s’assurer la confiance et le soutien de son armée pour son élection à la direction militaire. De ce fait, la transmission familiale du charisme a eu cours dans l’armée barcide, puisqu’à chaque fois le choix du successeur s’est porté sur un membre du clan des Barca : Asdrubal le Beau, puis Hannibal Barca se font tous deux acclamer par l’armée avant que le « choix » ne soit avalisé par l’assemblée populaire. La direction du territoire espagnol restera donc aux mains des Barcides, depuis Asdrubal le Beau jusqu’à Asdrubal Barca, en passant bien sûr par Hannibal. On était revenu à la situation qui prévalait à l’époque des Magonides, à deux différences près : d’une part, ceux-ci, s’ils se transmettaient le pouvoir également de manière héréditaire, ne le faisaient pas nécessairement de père en fils, le choix du chef se faisant au mérite d’après Hérodote ; d’autre part, rien n’indique que l’armée ait joué un rôle aussi décisif à l’époque magonide. La stabilité et l’autonomie du commandement de l’armée – et donc l’évolution constante et cohérente dans la direction des affaires militaires – acquises par les Barcides vont permettre à ces derniers de professionnaliser les forces puniques dans le cadre de la militarisation des institutions carthaginoises.
La professionnalisation des armées
La politique défensive et de dissuasion qui avait jusque-là prévalu dans la stratégie militaire de la métropole punique avait contribué à faire des armées une structure surtout conçue pour parer au plus pressé, dans le cadre d’une stratégie géopolitique où les forces navales jouaient le rôle majeur : il s’agissait surtout de protéger les routes et les marchés commerciaux. La politique offensive proposée par les Barcides, basée quant à elle sur les forces terrestres, nécessitait, à l’inverse, un état d’esprit et une préparation physique et militaire en rapport avec les nouveaux objectifs. Ces nécessités concernaient à la fois le commandement et l’armée qu’ils avaient à leur disposition.
Le commandement carthaginois est considéré par les auteurs classiques, Polybe en tête, comme le socle même de la réussite militaire punique lors du mandat barcide. La spécialisation du commandement militaire amorcée au moins depuis la fin du IVe siècle – et qui contribua à l’évolution vers une incontestable forme de professionnalisation – entraîne l’émergence d’une véritable vocation pour tout ce qui concerne les affaires militaires, d’autant que la pression exercée par le tribunal composé des Cent ou Cent-Quatre se fait de moins en moins contraignante. Une véritable caste militaire carthaginoise se constitue sous l’impulsion décisive des Barcides. Les récits classiques nous renvoient, à ce propos, aux côtés des figures centrales que sont Amilcar ou Hannibal Barca, à une batterie de portraits de lieutenants dont la compétence et le dévouement participent grandement aux succès initiaux de la politique barcide. Car si le chef constitue effectivement le pivot autour duquel s’articule toute la stratégie militaire carthaginoise, il est évident que la force du commandement réside également dans un état-major composé de lieutenants de valeur, formés pratiquement à la même école que leur dirigeant : la politique offensive et d’envergure adoptée par le commandement barcide nécessitait, du reste, un tel dispositif d’exécution. L’importance de cet état-major est notamment illustrée par le fait que les conseillers d’Hannibal arrivent en bonne place parmi les demandes de Rome à l’issue du siège de Sagonte : cette dernière pose – entre autres – comme condition leur livraison pour ne pas déclarer la guerre à Carthage. Leur importance est corroborée par le préaccord conclu entre Carthage et Philippe V de Macédoine, puisque l’état-major s’y trouve concerné et impliqué.
C’est à ses parents qu’Hannibal délègue évidemment le plus de responsabilités : à son frère Asdrubal sont confiées la direction et la défense des acquis puniques en Espagne ; le plus jeune des frères, Magon, participe de manière active aux victoires italiennes de l’aîné des Barcides, avant d’assister son frère Asdrubal en Espagne puis, après la perte de la péninsule Ibérique, d’animer la lutte sur la côte ligure. Bien que devant leurs fonctions à un évident népotisme, les frères d’Hannibal Barca, tous deux morts au combat, ont vu leur courage et leurs activités salués par la littérature classique. Autres membres de la famille barcide à avoir joué un rôle de premier plan lors du mandat barcide, le navarque Bomilcar, mari de l’aînée des filles d’Amilcar Barca, et son fils Hannon. Magon le Samnite apparaît dans les textes comme un familier d’Hannibal Barca, avec lequel il entretenait une certaine émulation. Le chef de cavalerie Asdrubal jouera un grand rôle lors de la victoire de Cannes. Enfin, on ne peut omettre de citer Maharbal, le premier officier d’Hannibal mentionné à Sagonte. Il s’illustra particulièrement à la tête de la cavalerie lors des grandes victoires puniques. Son nom est resté à la postérité, notamment pour avoir reproché à Hannibal son manque de pragmatisme après la victoire de Cannes : devant le refus du stratège punique de marcher immédiatement sur Rome, Maharbal, d’après Tite-Live, lui aurait répliqué : « Tu sais vaincre Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de tes victoires. » Au-delà de son caractère anecdotique – les réalités du terrain donnant raison à la retenue d’Hannibal –, cette réplique a le mérite d’illustrer le rapport de confiance qu’entretenait un état-major soudé autour du chef barcide. Ce dernier prenait d’ailleurs souvent conseil auprès de ses lieutenants les plus proches au moment de prendre d’importantes décisions, même si le choix final lui appartenait, comme le montre l’épisode de Maharbal. Le partage de faits d’armes et de la formation militaire, depuis l’épopée espagnole, contribua certainement à la cohésion de l’état-major barcide.
Les objectifs militaires et politiques des Barcides, à savoir pacifier l’Espagne, mettre au pas la puissance politique romaine et, in fine, rétablir l’hégémonie punique en Méditerranée occidentale, nécessitaient l’emploi d’une armée capable de faire plier rapidement l’adversaire dans le cadre d’une politique militaire résolument offensive. Que ce soit en Espagne ou en Italie, les Barcides, comme le firent en leur temps Pyrrhos et Alexandre le Grand, pratiquèrent une véritable blitzkrieg à l’aide d’une armée réduite à son strict minimum, afin de lui apporter mobilité et efficacité. La préparation minutieuse de la campagne d’Italie reposait donc sur la nécessité d’une armée prête pour la circonstance, c’est-à-dire professionnelle, entraînée et disciplinée, rompue aux exigences de la guerre. De fait, les différences entre les armées des Barcides et celles de leurs devanciers sont à la fois quantitatives et qualitatives ; Polybe parle, à propos de l’armée barcide, d’une troupe « moins nombreuse qu’efficace et merveilleusement entraînée par l’habitude des combats qu’elle avait menés continuellement en Espagne ». Plus loin, l’auteur grec affirme que les hommes d’Hannibal s’étaient « exercés depuis leur plus jeune âge aux travaux guerriers, commandés par un général élevé avec eux et habitué à vivre de la vie des camps ». Les campagnes d’Espagne avaient servi d’entraînement et aiguisé le sens du combat des soldats ; même son de cloche chez Tite-Live où Hannibal évoque, avant l’engagement du Tessin, le degré d’expérience et d’aguerrissement acquis par son armée au cours des vingt années de campagne qu’elle eut à mener, n’hésitant pas, au passage, à les opposer à l’inexpérience de l’armée des Romains, formée alors de conscrits. Ce sera d’ailleurs une préoccupation constante chez Hannibal que de maintenir son armée dans un état d’esprit guerrier avec pour mots d’ordre homogénéité, efficacité et discipline. Mais la constitution d’une armée composée de professionnels ne suffisait pas, il lui fallait acquérir un mental et une cohésion à la mesure des objectifs qui lui étaient fixés. D’une troupe composée de soldats venus d’horizons différents – hormis les Grecs et les Italiques, dont l’enrôlement avait été interdit par les traités établis auparavant avec les Romains –, les Barcides surent constituer une armée homogène, que la constance des campagnes militaires fit évoluer en une véritable armée de métier. Le temps et les souffrances partagées ont contribué à forger, au sein de l’armée barcide, une certaine forme de solidarité face à l’adversité et un esprit de corps avec le général en chef. Le degré de professionnalisation auquel était parvenue cette armée rendit, peut-être, plus admissible l’idée d’une autorité supérieure, que la constance des campagnes et des victoires successives contribua à conforter. Pour maintenir son autorité, Hannibal usa à la fois de son charisme et des sentiments. Le développement, autour de la personnalité du stratège punique, d’une aura surnaturelle entretenue par une propagande personnelle servit dans un premier temps à légitimer son autorité militaire ; cette aura lui permettait en même temps de maintenir le moral des troupes et de les rassurer sur la faisabilité de l’entreprise. Hannibal, d’un autre côté, entretient avec ses troupes des rapports de proximité. Elevé et formé aux choses de la guerre en leur compagnie, en connaissant les contraintes et les vicissitudes, il se montre assez souple avec ses soldats et soucieux de leur entretien et de leur sécurité, n’hésitant pas à partager leurs souffrances, ce qui lui vaut, notamment, de perdre un œil avant la bataille de Trasimène. Il use de son charisme auprès de ses troupes pour transcender leurs efforts guerriers et obtenir le meilleur d’elles, pour le bien de son entreprise. A cet effet, les harangues et les discours d’exhortation, très fréquents chez Hannibal, constituent à la fois un levier de motivation et une manière de souder les troupes. Ces discours peuvent avoir pour but de remonter le moral des troupes à un moment de doute ou de remise en cause, comme lors de la descente des Alpes ; ils sont également prononcés, mais cette fois-ci de manière systématique, à la veille d’engagements militaires décisifs. Encore fallait-il se faire comprendre de l’ensemble de l’armée, ce qui dans le cas de celle rassemblée par Hannibal ne constituait pas une mince affaire compte tenu de la bigarrure linguistique qui y prévalait. Or, la transmission rapide et efficace des volontés et des ordres de l’exécutif militaire vers l’armée, mais également celle des informations émanant de l’armée vers le commandement, constituait une donnée importante dans la stratégie militaire, surtout pour une armée qui fondait sa force sur la rapidité d’exécution des manœuvres ou des mouvements tactiques. La première parade consistait à se doter d’interprètes ou à confier la transmission des ordres et des messages aux différents chefs des contingents composant l’armée barcide1 : le regroupement en nations, que l’on avait pu constater dans l’armée des mercenaires, permettait une homogénéité linguistique ; la vitesse d’exécution des manœuvres militaires, conditionnée par la rapidité avec laquelle parvenait les ordres, décidait souvent de l’issue d’une bataille. Cette contrainte nécessitait que les sous-officiers à la tête des unités de base soient bien compris de leurs effectifs, donc nécessairement de même origine. Les vétérans pouvaient également être d’une utilité précieuse dans ces circonstances : les longues campagnes réalisées sous la bannière punique, en Espagne et en Italie, ainsi que la compagnie des contingents africains, espagnols, celtes et, par la suite, italiques, leur avaient certainement permis de se familiariser avec plusieurs langues.
Hannibal Barca dispose, à la veille de l’expédition italienne, d’une armée rompue aux choses militaires, aguerrie par de nombreuses années sur les champs de bataille espagnols et africains. Le Barcide a eu sa part dans l’élaboration de cette formidable machine de guerre, qui va très vite se révéler aux yeux du monde en Italie. Il n’aura de cesse d’optimiser le potentiel de cette armée multiethnique. D’abord par des exercices théoriques – entraînements – et pratiques – sur le champ de bataille – afin de donner à l’ensemble toujours plus de cohésion et une capacité de manœuvre et d’action privilégiant l’efficacité : les mouvements adoptés lors de la bataille du Tage (219) donnent un aperçu du degré de préparation auquel étaient parvenues les troupes barcides. Ensuite en permettant à chaque corps ethnique de combattre selon ses capacités : en tirant parti des caractéristiques guerrières des peuples qui composaient l’armée, le commandement barcide évitait de les brider par des dispositifs préconçus. Par exemple, les fantassins libyens de l’armée punique, utilisés jusqu’alors comme phalangistes, furent équipés d’épées à partir de Trasimène. En plus de décupler l’ardeur guerrière des Libyens, cette réforme permit le perfectionnement de la manœuvre de l’enveloppement. Les trois premiers engagements (Tessin, Trébie, Trasimène) que livre Hannibal démontrent en effet une connaissance et une maîtrise des grandes lignes de la tradition militaire classique, puisqu’il fait un usage constant de cette manœuvre qui consiste à fixer le centre ennemi tout en l’encerclant par les ailes grâce à un usage approprié de la cavalerie. Amilcar avait déjà posé les jalons de cette tactique au Bagrada, qu’il avait lui-même pu apprécier auprès de Xanthippos lors de la bataille livrée contre Regulus, près de Tunis. La maîtrise de cette tactique classique par l’armée barcide est telle qu’Hannibal arrive à l’adapter aux conditions que lui imposent les réalités du terrain, à Cannes, mais aussi à Zama. Ce sont là, sans doute, les apports les plus déterminants apportés par Hannibal qui, par petites touches, va complètement bouleverser la disposition des troupes sur le champ de bataille. Nous aurons l’occasion d’y revenir.