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L’intermède barcide : vers un pouvoir personnalisé ?

La première guerre punique a mis en évidence les incohérences et le manque d’initiative du commandement militaire carthaginois. Et pour cause : l’esprit d’initiative se trouvait bridé par le conservatisme politique des classes dirigeantes de la métropole africaine, entretenu par le redoutable tribunal des Cent-Quatre. Amilcar Barca, son gendre Asdrubal le Beau et le fils aîné de ce dernier, Hannibal, vont s’efforcer, durant le « mandat » barcide, de proposer une solution à la crise des affaires militaires et politiques en promouvant une personnalisation de l’exécutif face au conservatisme politique de l’oligarchie carthaginoise, jalouse de ses prérogatives.

Un pouvoir basé sur le culte de la personnalité

Grâce à un savoir-faire militaire exceptionnel et à une pragmatique politique populaire – destinée à contrebalancer l’hostilité des opposants à la politique barcide au sénat incarnée par Hannon –, Amilcar Barca avait réussi à s’octroyer des pouvoirs qui allaient au-delà des limites imposées aux généraux depuis la chute des Magonides. Cette autonomie acquise par les Barcides dans la direction de leurs campagnes militaires s’accompagne d’un souci de la personnaliser puis de la légitimer. Pour cela, ils vont s’inspirer des condottiere grecs qui, d’Alexandre le Grand à Pyrrhos en passant par les épigones du héros macédonien, ont développé un style de comportement qui va conditionner la scène politico-militaire méditerranéenne pendant trois bons siècles. L’affirmation d’un véritable culte de la personnalité, entretenu par le charisme militaire que procurent la fortune des armes et la bienveillance d’une grande divinité tutélaire, Milqart/Héraclès, constituera le socle idéologique sur lequel s’appuieront les Barcides au moment de personnaliser leur pouvoir. Un passage de Tite-Live est particulièrement révélateur de l’impact charismatique qu’ils possédaient sur les soldats de l’armée punique : « C’était, pensaient les vieux soldats (en parlant d’Hannibal), Amilcar jeune qui leur était rendu ; ils voyaient en lui la même vigueur dans l’expression, la même énergie dans les yeux, le même air, les mêmes traits. […] Jamais un même caractère ne fut plus apte aux comportements les plus opposés, l’obéissance et le commandement […] », la suite étant une litanie des qualités d’endurance physique et des aptitudes guerrières qui prédestinaient le jeune Hannibal au commandement suprême. La cohésion de l’armée carthaginoise, qui laissa admiratifs des générations d’analystes militaires, est d’ailleurs très vite apparue comme une preuve, s’il en fallait, de cet ascendant charismatique qui permit au stratège punique de cimenter un effectif à la composition ethnique disparate, et pas forcément harmonieuse.

La succession de victoires remportées en Afrique, en Espagne et en Italie a contribué à entretenir la conviction, au sein de l’armée, que les Barcides possédaient cette « baraka » militaire indispensable au succès d’une entreprise guerrière. Ceux-ci s’évertueront à développer cette croyance, en la renforçant par une aura divine entretenue par une propagande personnelle dans laquelle la fratrie d’Amilcar Barca affirme recueillir la bénédiction de Milqart. Les Barcides avaient en effet adopté ce dernier comme divinité tutélaire, sans que l’on sache si ce choix était celui d’Amilcar Barca ou s’il émanait d’un choix familial antérieur. Toujours est-il que la personnalité de cette divinité, quasi similaire à celle d’Héraclès avec lequel elle est communément assimilée, allait servir les desseins politiques de la famille. Car le demi-dieu grec a pour lui d’être la divinité la plus sollicitée par les condottiere grecs qui prirent la direction des armées hellénistiques, dès le début du IVe siècle1. En développant à leur tour la croyance selon laquelle ils tiraient leur « baraka » militaire de la bienveillance divine de Milqart/Héraclès et en plaçant leur action sous la bénédiction du héros à la massue, les Barcides, via l’entreprise d’Hannibal – qui fut en partie conçue par son père –, se donnaient les moyens de légitimer leur politique et de personnaliser leur pouvoir. C’est donc une véritable religion politique basée sur le culte de Milqart que développe le clan d’Amilcar. La question est, dès lors, de savoir si les Barcides ont poussé l’utilisation de l’image de Milqart/Héraclès jusqu’à avancer des prétentions monarchiques, à l’instar de ce qui se passait dans l’Orient hellénistique.

Une conduite des affaires autonome

La liberté d’action dans la direction des affaires militaires et diplomatiques, mais aussi les larges prérogatives économiques et politiques manifestées ont servi de socle aux accusations portées contre le caractère monarchique du pouvoir des Barcides en Espagne, tant ces attitudes se sont apparentées à celles des souverains grecs de la Méditerranée orientale. La littérature latine n’a d’ailleurs pas manqué de présenter Hannibal comme un de ces nombreux condottiere de tradition grecque. On pourrait même procéder à un rapprochement entre le surnom, Barca, donné à Amilcar et à ses successeurs et celui de Keraunos, « la foudre », surnom bien connu de l’onomastique de la caste militaire des épigones d’Alexandre. Les historiens grecs qui accompagnaient Hannibal s’évertuèrent du reste à développer la propagande personnelle du Barcide en diffusant sa gloire pour la postérité, comme le faisaient les capitaines hellénistiques. Il n’en fallait pas plus pour que la propagande latine antibarcide s’empare de cette autonomie acquise pour développer la thèse d’une dérive monarchique, devenue très vite un topos de la littérature classique, et qui sera reprise par la suite dans ses grands traits par l’historiographie contemporaine. Pourtant, les principales initiatives ne se faisaient pas indépendamment du gouvernement carthaginois. L’idée selon laquelle Amilcar était parti de son propre chef en Espagne, sans l’accord des hautes institutions représentatives de l’Etat carthaginois, émane d’une tradition annalistique, reprise par la littérature latine et trouvant sa source chez Fabius Pictor. On l’a vu, c’est l’émotion suscitée à Carthage par la prise de la Sardaigne par les Romains (238) qui a contribué à octroyer un large pouvoir militaire à Amilcar Barca et, surtout, à solidariser l’Etat carthaginois avec l’entreprise espagnole du Barcide. D’ailleurs, l’attitude d’Hannibal vis-à-vis du gouvernement carthaginois est celle de la subordination, comme l’avait déjà noté Lucien (Dialogue des morts, XII), même si le stratège punique se permet parfois de le faire de manière désinvolte, montrant son désaccord avec telle ou telle décision. On pense notamment à son funeste éclat de rire devant la délégation envoyée par le sénat carthaginois, lequel exigeait, en 203, son retour en terre africaine pour y contrer l’irrésistible avancée de Scipion l’Africain.

Il ne se passe pas un événement d’ampleur sans que le stratège punique ne l’illustre avec magnificence auprès du gouvernement carthaginois : le sac de Sagonte et l’éclatante victoire de Cannes, notamment, sont l’occasion de l’envoi de trésors à Carthage. Si les Barcides déterminent et animent la stratégie punique des premières années de la guerre, c’est bel et bien l’Etat carthaginois le véritable supérieur hiérarchique : les Barcides ont certes réussi à arracher à l’oligarchie la stabilité et la permanence du généralat, mais le choix d’Asdrubal le Beau et Hannibal Barca par l’armée est toujours, au final, agréé par l’Etat carthaginois. Toute étape cruciale des campagnes militaires est sanctionnée par des représentants de l’Etat, notamment pour la signature de traités. Certes, ils bénéficient de l’appui – au sein de l’organe exécutif punique – d’une faction barcide fondée sur des alliances familiales, mais c’est toujours l’Etat qui détermine, impulse et oriente les renforts militaires et les financements et qui, au final, assure la conduite des affaires militaires2. A partir du moment où le sénat carthaginois estime que la situation échappe à la stratégie barcide, il prend ses responsabilités : en Espagne, les Barcides doivent composer, dès 214, avec un de ces hauts magistrats dépêchés par Carthage, Asdrubal ben Gisco ; même cas de figure en Sicile, où les officiers d’Hannibal Barca, Epicyde, Hippocrate puis Muttinès, sont astreints à l’autorité d’Imilcon puis d’Hannon, envoyés par Carthage. Hannibal Barca et ses parents, très impliqués dans l’état-major militaire en Italie et en Espagne principalement, n’apparaissent finalement que comme de hauts magistrats désignés selon les termes juridiques de la Constitution carthaginoise. Ils évoluent au milieu d’autres hauts magistrats, disposant du même imperium, du même pouvoir militaire, et indépendants du pouvoir barcide. Même les navarques Bomilcar, père d’Hannon Barca, Amilcar (209) et un certain Asdrubal en 203 disposent d’une autorité militaire régulière et sont chargés de missions sensibles pour la stratégie d’ensemble. L’originalité de l’action barcide réside, en fait, dans l’autonomie développée dans le cadre de leur politique militaire, quand le chef magonide, à titre de comparaison, ne pouvait user de ses pouvoirs militaires et religieux qu’avec l’autorisation d’institutions délibérantes. L’ampleur de l’entreprise barcide et la nécessité d’orienter les forces militaires et politiques puniques vers un but précis – le rétablissement de l’hégémonie en Méditerranée – avaient pour conséquence directe de concentrer les pouvoirs aux mains d’une seule direction, à l’instar des capitaines hellénistiques, dont ils empruntèrent l’attitude et la latitude : l’optimisation des énergies sacrifiées passait par là. D’ailleurs, le fait qu’Hannibal put rentrer sans problème à Carthage après la défaite de Zama, et même devenir suffète, sans que lui soit reproché aucun grief montre implicitement que le stratège n’avait rien à se reprocher de ce côté.

Les portraits des tétradrachmes hispano-puniques de l’époque barcide ont également constitué un argument pour les tenants de la thèse monarchique. Pourtant, les représentations de Milqart/Héraclès sur le monnayage barcide d’Espagne, loin de constituer une assimilation des Barca à la divinité3, semblent plutôt avoir servi à symboliser la politique entreprise dans la péninsule Ibérique. Cette politique, résolument « impérialiste », nécessitait l’usage de symboles forts allant en ce sens : les représentations de proues de navire ou d’éléphants au revers des effigies des monnaies barcides en Espagne constituaient des symboles de type militaire destinés à illustrer le caractère guerrier de la politique pratiquée par les Barcides et, on le verra, tranchaient avec ce qui se faisait auparavant en la matière. Le caractère civilisateur de la grande divinité punique permettait, en outre, de véhiculer la volonté de pacifier et d’intégrer les autochtones de la péninsule Ibérique, particulièrement rétifs à la domination punique. Les Barcides ne font que reprendre, ici, une iconographie (celle de Milqart/Héraclès) déjà en vigueur sur les monnaies de la tête de pont phénico-punique en Espagne, la cité sur laquelle veille Milqart, Gadès. Le pouvoir régalien d’émettre un monnayage n’est en fait que la retranscription de celui développé plus d’un siècle auparavant par les Puniques en Sicile, dans la mesure où les autorités militaires sur place avaient également eu le droit d’émettre des monnaies, comme le montre la légende ʽhmmḥnt (« l’assemblée du camp ») gravée sur une série du IVe siècle. La différence étant que les Barcides devaient s’y investir encore plus, puisqu’en Espagne la politique adoptée était résolument de type impérialiste. Et dans cette optique, la politique barcide laisse transparaître une indéniable corrélation avec l’idéologie hellénistique.

L’édification de cités est une autre manifestation du caractère hellénistique de cette action politique. Comme tous les souverains hellénistiques dignes de ce nom, les Barcides s’accomplirent, chacun à leur manière, par un ktisma, geste fondateur qui consiste à parfaire son aura à travers l’édification d’une ville. Carthagène retient particulièrement l’attention par sa grandeur, rehaussée par l’édification d’un somptueux palais, ce qui ne manque pas d’accentuer le caractère monarchique du « proconsulat » d’Asdrubal le Beau. Le gendre d’Amilcar Barca est, du reste, le Barcide sur lequel s’est concentré l’essentiel des accusations concernant la volonté d’établir un Etat monarchique en Espagne : Asdrubal aurait même tenté, immédiatement après son investiture, de renverser le gouvernement carthaginois d’après Fabius Pictor4, lequel ne fait que relayer en fait une propagande hostile aux Barcides. Cette ktisma significative doit pourtant s’insérer dans le mouvement d’édification de nouvelles cités propre au monde phénico-punique et dans lequel la cité d’Elyssa joue le rôle de métropole, comme Tyr le joua pour elle moins d’un demi-millénaire auparavant. Le nom donné à Carthagène, qrtḥdšt, montre clairement qu’il n’y eut aucune volonté politique de se démarquer de la mère patrie ; bien au contraire, il faudrait plutôt y voir une intention de promouvoir une relation étroite entre Carthage et la province espagnole. On connaît, du reste, de nombreuses villes phénico-puniques portant ce nom, à Chypre, en Sardaigne et en Afrique du Nord. De plus, on constate, à travers la description de la capitale barcide laissée par Polybe, que la ville est dominée par un temple de l’Asclépios punique, à savoir Ešmoun, conformément à la configuration urbanistique de la métropole africaine. Si Asdrubal avait réellement prétendu à la monarchie – donc, déjà, à une autonomie politique par rapport à Carthage –, n’aurait-il pas affirmé la singularité du panthéon de la nouvelle cité par rapport à la métropole ? Au vu de l’importance des cultes dans l’affirmation de la spécificité politique et culturelle d’une cité dans l’Antiquité, il peut apparaître curieux qu’Asdrubal ait choisi le culte d’Ešmoun pour occuper le point le plus proéminent de Carthagène, comme c’était le cas dans la Carthage africaine ; d’autant que Milqart, divinité tutélaire des Barcides et garant par excellence de la royauté, aurait été un choix plus logique pour l’affirmation d’une dynastie de type royal.

C’est donc une attitude d’hégémôn hellénistique, plutôt qu’un réel pouvoir royal du même type, qui se dégage de l’action barcide. Les Barcides se comportent ainsi tant que les institutions carthaginoises le leur permettent ; leur pouvoir reste délimité par les prérogatives qui leur sont dévolues. Mais si le généralat s’autorise des libertés qui prennent souvent les apparences monarchiques de l’aire gréco-macédonienne, c’est également pour mieux manifester une volonté d’évolution du système politique carthaginois vers une forme d’autorité forte et personnalisée de type hellénistique : et c’est notamment par l’intermédiaire de l’émission de monnaies en Espagne et par l’ambiguïté de leurs effigies que les Barcides vont traduire leur volonté d’évoluer vers un système politique inspiré des monarchies hellénistiques5, du moins dans la manière de diriger les affaires militaires. Car l’imperium militaire dont disposaient les Barca devait, avant tout, leur éviter les erreurs commises pendant la première guerre punique et leur permettre de faire face, de manière efficace, à l’expansion romaine. La symbolique grecque de la politique barcide pratiquée en Espagne a de ce fait constitué, pour la littérature pro-romaine, une source de dénigrement contre les Barca. En réalité, ces griefs entrent essentiellement dans un cadre de propagande romaine, visant à les discréditer et à dénoncer leurs visées politiques. L’accusation relayée par Fabius Pictor, selon laquelle ils auraient voulu instaurer un pouvoir monarchique, illustre une tendance en cours dans les milieux politiques romains. Elle rejoint celle de la responsabilité des Barcides, et des Barcides seuls, dans le déclenchement de la guerre : c’est un des thèmes utilisés par l’annalistique romaine pour démontrer la totale liberté barcide dans la direction des affaires politiques et militaires. Polybe ne sera pas dupe de cette accusation : pour l’historien grec, l’expédition d’Espagne apparaît bien organisée par le gouvernement carthaginois, qui se montrera même, un temps, solidaire de la politique menée par Hannibal. Il n’y a qu’à voir les nombreuses fois où l’Etat carthaginois – certes encouragé par le lobby barcide – envoya de l’argent, des renforts militaires et de la nourriture à l’armée punique en campagne pour mesurer son degré d’implication dans le conflit. Il est vrai, néanmoins, que ce degré d’implication se faisait en fonction de la faculté du clan hannonide à peser sur les débats sénatoriaux, c’est-à-dire, en fait, en fonction des succès des Barcides. En réalité, il faut voir dans ce refus de reconnaître la légitimité politique de ces derniers l’incapacité de l’aristocratie romaine à dialoguer avec le gouvernement carthaginois tel qu’il était apparu après les mutations internes survenues à la suite de la première guerre punique. Il s’agissait pour l’annalistique romaine, porte-parole en quelque sorte du sénat romain, d’exonérer leurs interlocuteurs puniques traditionnels, c’est-à-dire la vieille oligarchie carthaginoise, des entreprises guerrières barcides. En appliquant une politique de type monarchique grecque, basée sur le peuple et l’armée, les Barcides ont en effet « démocratisé », en un sens, la politique interne carthaginoise, désarçonnant un gouvernement aristocratique romain jusqu’alors habitué à dialoguer avec l’oligarchie traditionnelle, et qui continuera à le faire malgré tout6.