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Une ouverture plus affirmée à la koinè culturelle et commerciale grecque
La consolidation de la mainmise punique sur la Sicile occidentale et les contacts directs générés par des siècles de coexistence plus ou moins pacifique avec la civilisation grecque participent pleinement du dynamisme des contacts culturels gréco-puniques. La frontière établie entre le domaine grec et l’épicratie punique n’empêche pas les relations culturelles entre eux : elle se révèle même très perméable aux canons artistiques et architecturaux grecs.
Les arts mineurs
Carthage apparaissait encore, au Ve siècle, comme une cité résolument attachée aux canons orientaux, malgré une précoce ouverture aux différents courants artistiques, notamment hellènes. La part de l’art grec dans la culture matérielle et artistique punique, dès la fin du Ve siècle, est double. Elle est, d’une part, représentée par le volume des exportations d’objets, qu’il est toutefois difficile de quantifier et de jauger par rapport au volume général du mobilier. La présence artistique grecque à Carthage est, d’autre part, illustrée par la reprise de la décoration et des images grecques et des procédés techniques d’élaboration et de décoration grecs.
Outre le fait que les ornementations font leur réapparition sur la céramique achrome et sur les lampes et leurs patères, la tendance à la décoration, c’est indéniable, emprunte beaucoup au répertoire hellène. Hormis les peintures des vases grecs à vernis noir, importés, les vases achromes présentent, à côté des décors orientaux (palmette stylisée, bandes peintes horizontales, etc.), d’autres qui empruntent largement à la décoration hellène : les guirlandes de lierre peintes sur les panses des poteries, les feuilles cordiformes ou lancéolées, les liserons, les branchages, les vrilles, les rejets, les plumes, les torsades sont très fréquents et semblent s’inspirer de la décoration des vases apuliens à figures rouges. Et même si la céramique d’importation grecque ou d’influence grecque a toujours été présente sur les sites puniques du territoire africain de Carthage, ce n’est qu’à la fin du Ve siècle que la métropole commence à utiliser de manière plus systématique des poteries aux formes et aux décors grecs variés. A Kerkouane, la situation est singulièrement différente puisque la cité du cap Bon apparaît, au contraire, largement ouverte aux importations grecques, au moins à partir du Ve siècle : la céramique attique à figures rouges et celle à vernis noir y sont attestées plus abondamment et sont plus diversifiées, alors que la lampe attique y constitue le seul type recensé, et ce, jusqu’à la destruction de la cité ; les attestations de céramique punique de cette époque y sont en revanche insignifiantes. A Carthage, il faudra attendre le IVe siècle pour rencontrer de manière significative des lampes de production grecque : on y retrouve ainsi des produits attiques, comme les lampes dites « sabots », ou siciliens. Même les lampes grecques les plus esthétiquement évoluées arrivent dans le territoire de Carthage, comme cette remarquable lampe plastique à vernis noir à double représentation, humaine et batracienne, de production alexandrine. Les importations grecques ou les imitations puniques de récipients à onguent en pâte de verre colorée s’accentuent vers la fin du Ve siècle, en même temps qu’apparaissent les motifs végétaux (guirlandes, cordelières feuillages, et ceux en forme d’arcades et de plumes), alors que jusque-là on se contentait de décorations en chevrons, en filets et en vagues1. Le IVe siècle devient même à Carthage, mais aussi dans le reste de la sphère punique, le siècle de la céramique attique à vernis noir en nombre et en qualité2. Les principaux produits attiques à vernis noir importés sont tout d’abord les bolsals, certainement les vases attiques à vernis noir les plus fréquents (un tiers), puis les coupelles à bord rentrant, les skyphoi et les bols à bord vertical. Les vases fermés à vernis noir de production grecque se retrouvent fréquemment dans le mobilier funéraire carthaginois, particulièrement les lécythes aryballisques, dont la majorité est datée de la première moitié du IVe siècle. Les plats à poissons proviennent généralement de la région d’Athènes et étaient fréquents au IVe siècle et dans le premier tiers du siècle suivant. La plupart des formes de la vaisselle grecque achrome, comme les chytrai et les lopades, apparaissent même dès le Ve siècle à Carthage. Un poêlon à bec, notamment – bien que la forme demeure rare dans la métropole africaine –, est typique de la vaisselle grecque. Accompagnant le déclin de la production de céramique attique à vernis noir, c’est vers le dernier quart du IVe siècle qu’apparaissent, à Carthage, les beaux lékanis figurés et surpeints avec, sur la surface du sommet de la poignée du couvercle, une décoration en palmettes à 16 pétales, très familière aux productions magnogrecques. Les premiers vases en campanienne A archaïque – issus d’ateliers magnogrecs – arrivent, quant à eux, aux alentours de l’an 3003.
Dans le domaine de la coroplathie, fabrication de figures en terre cuite, les attraits des modèles grecs se sont très tôt manifestés, dès le VIe siècle, à Carthage, mais cette influence est demeurée formelle dans la mesure où elle n’a concerné, là aussi, que l’aspect extérieur des figurines. Les Ve et IVe siècles marquent, dans le domaine des terres cuites, la réelle introduction, à Carthage et dans l’ensemble du monde punique, de schémas iconographiques d’origine grecque alors que la persistance des modèles archaïques s’accompagne d’une évolution allant dans un même sens hellénisant : chevelure en bourrelet ou en deux masses, séparée au milieu par une raie ; draperie travaillée. Sous l’influence de l’apport hellène, notamment des ateliers de Myrina et de Tanagra, en Béotie, les figurines puniques commencent par ailleurs, dès la seconde moitié du Ve siècle, à perdre leur raideur et à s’ouvrir aux scènes de genre : de nombreuses figurines représentent des scènes animées de la vie quotidienne, dans des attitudes différentes. On rencontre des personnages à demi étendus sur un lit, d’autres accroupis tenant un enfant sur les genoux, des esclaves, des acteurs comiques. Dans ce répertoire de scènes animées dominent surtout les femmes à la draperie raffinée parcourue d’innombrables jeux de plis et caractéristique de la production des ateliers archaïques de la Grèce de l’Est : on ressent nettement, devant ce nouveau type de figurines, un style et une sensibilité différents qui se traduisent par la mise en valeur du corps, des mouvements (plis des drapés) et des gestes. C’est le cas de la représentation de la déesse assise, les mains posées sur les genoux, les pieds sur un piédestal et coiffée, ou non, de la haute tiare (cidaris) : type caractéristique des ateliers de la Grèce de l’Est au cours du VIe siècle, il est encore attesté à Carthage et dans le monde punique à l’époque hellénistique, alors que cette représentation disparaît de la sphère grecque. Ce type de statuettes trouve son prototype en Sicile, à Agrigente mais aussi à Géla4. Les figurines en terre cuite puniques, dont les thèmes sont communs à l’ensemble du monde méditerranéen, tel celui des déesses mères, adoptent les attitudes et les formes des types en vigueur dans le monde grec archaïque, perdant ainsi la rigidité qui caractérisait les exemplaires archaïques et adoptant un costume plus ample et plus souple. Celles-ci peuvent être rapprochées du type de Myrina par le thème et les détails stylistiques relevés ; mais elles trouvent de plus proches parallèles avec des exemplaires de Capoue, en Grande-Grèce, datés des IVe et IIIe siècles.
Parallèlement, la production punique développe des formes proprement grecques. Carthage voit ainsi se répandre, au début du IVe siècle, des terres cuites représentant une dame assise, ou debout, seule ou accompagnée d’un enfant, dont la caractéristique principale est d’être coiffée d’un kalathos reposant sur un pan d’himation relevé sur la tête et dont le gonflement, en arrière de la tête, forme une conque circulaire. Ce modèle, type exclusif aux productions carthaginoises et ibicéennes (d’Ibiza), s’inspire néanmoins, par l’attitude, d’une iconographie répandue, au Ve siècle, dans la sphère grecque, que ce soit en Méditerranée orientale ou occidentale. Les colliers en rangs tendus d’une épaule à l’autre – caractéristique ornementale de la coroplathie sicilienne –, la coiffure (les cheveux relevés en rouleaux sur les tempes, maintenus sur le front par un bandeau), les différents types de kalathos chargés de fleurons et de feuillages trahissent une inspiration hellénique archaïque, selon des modèles siciliens remontant au haut Ve siècle et provenant notamment d’Agrigente, de Géla, ou encore du sanctuaire de Sélinonte. Toute une série de thèmes en vogue – ou qui furent en vogue – dans la sphère grecque a été, du reste, intégrée au répertoire des statuettes en terre cuite à Carthage. De cette époque date également l’apparition de représentations de Déméter, assise ou debout, tenant un porcelet entre les mains ; on peut la voir, en plus, avec une patère, attribut caractérisant la déesse et inspiré du mythe éleusinien. Bien que de style grec (traits réguliers, la chevelure divisée en deux par une raie médiane, coiffée d’un stéphané et vêtue d’une longue tunique moulant les formes du corps), cette figurine (Ve-IVe siècle) est de production locale, comme le montre la couleur ocre de la terre, caractéristique de Carthage.
Les statuettes aux bras écartés, en forme de croix, les poings refermés sur des brûle-parfums, sont aussi une forme grecque. Certaines présentent une coiffure (cheveux ondés, séparés en bandeaux) et un vêtement (péplos collant, orné d’une sorte de paryphé) grecs, d’autres orientaux (lourdes tresses ; cape semblable à une égide). Le thème du dieu cavalier – représenté, du reste, sur d’autres supports (stèles, scarabées, empreinte de sceau) – n’apparaît en milieu punique qu’au IVe siècle5.
Les masques et protomés puniques, héritages de l’art religieux et funéraire oriental, connaissent leurs premières mutations au contact des exemplaires grecs, déjà depuis la fin du VIe siècle et le début du Ve siècle (front haut, visage allongé, nez droit, bouche en rictus, oreilles plus grandes et décollées, menton plus pointu) ; ces influences grecques se précisent à l’époque classique, et la métropole punique voit apparaître des protomés-masques féminins, imitations de modèles venant de Rhodes et surtout des cités ioniennes, d’Athènes et de Grande-Grèce, apparus entre le milieu du VIe siècle et le début du Ve. Sinon, les prototypes de tous les autres protomés-masques de femmes de Carthage sont issus de Sicile, et plus précisément d’Agrigente, le plus souvent, donc, des imitations, comme le montre l’argile locale, grisâtre ou de couleur ocre, faiblement cuite, utilisée pour leur confection. On trouve également des parallèles avec la production de Géla ou de la Grande-Grèce. Le protomé-masque représentant la Gorgone est un thème très utilisé par la coroplathie magnogrecque. L’expression des yeux et de la bouche, entrouverte, est très proche des exemplaires classiques découverts à Taras – qui sont d’ailleurs d’origine tarentaise –, alors que le couvre-chef surmonté de quatre feuilles de palmier se retrouve sur des prototypes en terre cuite capouans datés du IVe siècle. La manière avec laquelle les corps des serpents entourent le visage et se nouent autour du cou de la Gorgone relève, pour sa part, de prototypes attiques du Ve siècle6.
Dans le domaine du travail de la pierre, la typologie des stèles votives commence à se diversifier au Ve siècle : à côté des obélisques d’inspiration nilotique et, au début du IVe siècle, des troncs de cône de type étrusque, on voit apparaître des piliers de tradition hellénique. C’est justement vers cette époque qu’émergent et se développent, en milieu funéraire punique, les stèles funéraires, les sarcophages architecturaux et, donc, l’habitude d’être inhumé à l’intérieur de ces derniers. Le site carthaginois n’a fourni que des sarcophages architecturaux simples ou à statue7. Si les sarcophages architecturaux simples sont connus de tout le monde méditerranéen grec d’époque classique et hellénistique, les sarcophages à statue carthaginois en constituent une variante locale : en étendant, sur certains, la représentation du personnage sur l’arête de ce toit à double versant – très probablement à la suite des couvercles figurés de tradition égyptienne et phénicienne –, les Puniques ont créé un genre original, sorte de compromis entre les sarcophages en forme de boîte à momie et les sarcophages architecturaux simples. Toutes contemporaines et découvertes dans le même secteur de la nécropole voisine de la colline de Sainte-Monique, les statues-sarcophages étaient vraisemblablement utilisées par des gens d’une même catégorie sociale de haut rang. Cette nécropole se distingue par une concentration de la richesse de l’architecture et du mobilier retrouvés. La statue-sarcophage est d’ailleurs exclusive à la métropole punique, à l’exception d’une seule, également en marbre, recensée à Tarquinia en Etrurie, et quasi identique aux modèles carthaginois. Si les cuves architecturales ont de fortes chances d’avoir été produites et exportées à partir de l’Attique, vue la diffusion des sarcophages attiques autour de la Méditerranée, les couvercles ont été finis par un atelier carthaginois, comme le montrent, encore une fois, l’originalité des couvercles-statues, mais également leur traitement artistique général : la représentation, majoritaire, d’un gisant sur le couvercle d’un sarcophage et le thème même du personnage, généralement debout, une main ouverte et levée en signe d’adoration, paume vers l’extérieur et l’autre tenant un vase, ou plus rarement une feuille de lotus, étaient en effet spécifiques à la production carthaginoise8. Les Puniques ont donc vraisemblablement participé à la diffusion des sarcophages attiques, en prenant soin de les réélaborer selon les goûts des consommateurs, qu’ils soient étrusques ou puniques.
Mais bien que le thème du personnage en adoration, punique, les vêtements et certains traits esthétiques demeurent orientaux, les représentations adoptées, en revanche, puisent en grande partie dans le répertoire stylistique grec. Carthage, en plus de rester fidèle à ses représentations religieuses en rapport avec la mort, utilise avec succès celles en vigueur autour de la Méditerranée hellénistique : ainsi, la statue de la Dame voilée – seul thème grec occupant le champ iconographique central du sarcophage carthaginois –, allongée sur l’arête du sarcophage, rend de manière fidèle l’esthétique mais aussi le thème funéraire de cette représentation d’origine attique si diffuse dans la koinè hellénistique du IVe siècle. L’apparition des thèmes de Scylla dans l’iconographie religieuse punique, au IVe siècle, semble relever d’une même vogue dans la sphère hellénistique ; l’iconographie des griffons, pourtant connue de l’art phénico-punique depuis le haut archaïsme, subit elle aussi l’influence des représentations tarentines. La statue du sarcophage de la déesse ailée, si elle demeure un thème d’origine égyptienne adopté par la figuration religieuse phénico-punique, comme le montre la diffusion de cette représentation dans les autres domaines de l’art phénico-punique, s’inspire vraisemblablement de modèles alexandrins. Seule l’esthétique grecque, finalement, y trahit une influence hellénistique. Les statues-sarcophages carthaginoises et les stèles funéraires puniques représentent, en outre, tous les personnages corps et visage de face, attitude attribuée, justement, à l’art funéraire grec dans sa représentation du défunt à l’intérieur d’un naos. L’influence hellène sur les reliefs en pierre puniques est manifeste également à travers la représentation de l’idéal viril de tradition classique ; cet idéal trouve sa plus belle expression dans les portraits de certains sarcophages-statues, mais également de certains ossuaires, découverts dans la nécropole de Sainte-Monique (traits réguliers, chevelure bouclée, barbe fournie). Les visages des défuntes figurées en orantes sur les stèles funéraires et les sarcophages ne font que refléter aussi l’idéal féminin grec, ici standardisé. Tous ces caractères traduiraient des modèles attiques de la première moitié du IVe siècle. Les chevelures féminines de nos personnages ne sont pas en reste, puisque l’on reconnaît, sur les stèles funéraires, le style grec derrière le traité des cheveux (raie médiane séparant deux bandes de cheveux, chevelure indiquée, sur les tempes, par une série de petits arcs de cercle concaves, etc.) et le drapé, suggéré par une série de gravures curvilignes ou obliques plus ou moins parallèles, avec un sillon en S qui marque la limite supérieure du pli. C’est d’ailleurs cette esthétique grecque qui va réconcilier les autres statues de sarcophages et les statues funéraires représentant un orant le bras levé avec l’art hellène.
Enfin, les Puniques ont utilisé des techniques grecques de représentation qui ont nécessité parfois la reprise et l’élaboration de formes grecques. Les stèles et les rasoirs puniques, notamment, voient leur champ iconographique mis en valeur et privilégié par l’évolution de leur morphologie. A partir de la seconde moitié du Ve siècle et au cours du IVe siècle, on assiste en effet à un changement radical de la nature des stèles votives carthaginoises, lesquelles tendent souvent vers une imitation des formes des stèles funéraires attiques : les cippes puniques sont supplantés par les stèles à architrave, puis à fronton triangulaire surmonté d’acrotères. Dès l’époque classique, l’encadrement des stèles votives adopte la forme d’un temple grec, alors que les stèles funéraires, apparues à Carthage à cette époque, ne représentent que des cadres architecturaux de type grec. La morphologie du nouveau support va permettre l’organisation de la face antérieure de la stèle avec un décor gravé autour d’une dédicace. Dans le même ordre d’idée, la vogue, fin IVe siècle-IIIe siècle, de la bague sigillaire en métal à chaton fixe offre un espace de représentation unique dans le domaine de la bijouterie : mode grecque provenant d’Italie méridionale et de Sicile, ce type de bague fournit, du reste, les images hellénisantes les plus remarquables de la bijouterie punique (têtes humaines ; Héraclès ; la ménade, etc.). L’enrichissement des figurations représentées sur les rasoirs de la fin du IVe et du IIIe siècle, gravées au trait, entraîne de son côté l’augmentation de la taille de ces sacra punica, permettant ainsi à la composition décorative d’être plus ordonnée et plus équilibrée9. Le même souci de décoration pourrait expliquer l’adoption de la forme des lampes « enclumes » par les ateliers puniques.
Plus que l’enrichissement du répertoire iconographique donc, l’art hellène a contribué, dès la fin du Ve siècle, au développement et à la structuration du décor sur les différents supports artistiques locaux : les ateliers puniques se sont en effet efforcés de faciliter la réalisation et l’organisation du décor sur les différents objets. Ces efforts ont d’abord concerné la nature même de ces supports artistiques. La stèle est désormais taillée à partir d’un calcaire fin afin de faciliter l’incision et/ou la sculpture des inscriptions et des images. Les scarabées puniques abandonnent la pâte pour la cornaline et surtout le jaspe, matière qui caractérisera l’atelier punique de Tharros en Sardaigne, principal centre de redistribution de cette production dans la koinè punique : c’est d’ailleurs sur les scarabées en jaspe, très nombreux dans les tombes carthaginoises du IVe au IIe siècle, que vont se retrouver la grande majorité des thèmes hellénistiques et hellénisants dans le territoire de Carthage. Enfin, la généralisation de l’usage du marbre à Carthage et dans l’ensemble du monde phénico-punique, dès le IVe siècle, contribue par elle-même au rehaussement décoratif de l’œuvre.
Concernant les techniques proprement dites utilisées pour la réalisation des représentations iconographiques, des emprunts ont également été effectués aux Grecs. Ainsi, la céramique fine punique adopte dès le IVe siècle la technique décorative du vernis noir ; les supports artistiques exigeant une gravure pour l’élaboration des décors (les stèles, les tympans de sarcophage, les bagues, mais également les rasoirs) adoptent celle en relief qui perdurera jusqu’à la fin de la Carthage punique. La diffusion de la monnaie et des vases à reliefs sicéliotes et surtout magnogrecs, dont les images sont particulièrement prisées par les artistes à Carthage et dans le monde punique, et la similitude rencontrée dans la technique de gravure ont certainement contribué à diffuser cette technique dans l’élaboration ornementale punique. On attribue d’ailleurs également à la mode des vases à reliefs l’usage à Carthage de la technique de sculpture en bas-relief que l’on retrouve sur certaines stèles de qualité.
Sur le plan proprement ornemental, le centre des champs iconographiques de nombreuses stèles votives et de quelques sarcophages architecturaux va être occupé principalement par des thèmes hellénistiques10. Le décor concerne tout d’abord l’encadrement de la stèle, comme on l’a vu. Les stèles votives à fronton triangulaire et les stèles funéraires représentent souvent une élévation de façade de naos ne figurant que les deux colonnes surmontées de l’entablement et du fronton, conformément à la représentation d’une dimension si chère à la culture sémite. De la fin du IVe siècle au début du IIe siècle, cette façade est surtout encadrée de colonnes ioniques, généralement sur base attique, que ce soit sur les stèles votives ou funéraires, alors que l’ornementation de l’entablement est le plus souvent empruntée au répertoire grec. De fait, les stèles puniques vont tendre à une surcharge de la décoration. C’est dans le cadre de cette mutation de l’organisation de la place occupée par le champ iconographique, sur la face antérieure de la stèle, que vont prendre place les thèmes grecs ou hellénisants. Les stèles puniques sont souvent ornées de différents types hellénistiques de palmettes, de feuilles de lierre, de guirlandes, de rinceaux de vignes ou de lierre, de grappes de raisin figurées et surtout de palmes. A côté de représentations naturelles de motifs végétaux de toutes sortes, on a celles représentant des motifs végétaux dont le surréalisme tend, parfois, à les ranger dans la catégorie de l’iconographie architecturale : c’est le cas du thème des deux feuilles d’acanthe épanouies de part et d’autre d’une épaisse tige émergente que l’on retrouve figurée sur la panse de vases piriformes représentés sur stèles. Tous les motifs végétaux évoqués (rinceaux garnis de feuilles cordiformes avec ou sans grappes de raisin ; les rinceaux de lierre simples, ou entourant une rosette ; palmettes) sont la plupart du temps empruntés à la décoration de la céramique de l’Italie méridionale ou de Sicile, tout comme les représentations d’objets cultuels, tels le canthare ou le caducée.
On constate donc à Carthage une adhésion enthousiaste aux canons artistiques et esthétiques mais aussi aux techniques venant de la sphère hellène. Il n’en a pas fallu plus pour conclure à une « hellénisation » profonde de la société punique. D’autant que la culture phénicienne d’origine se caractérisait structurellement par une ambivalence certaine : il n’y a qu’à voir la profondeur des apports culturels égyptiens en terre phénicienne, auxquels sont venus s’ajouter par la suite des apports grecs. Cette ouverture aux courants artistiques grecs est toutefois à relativiser. Les statuettes en terre cuite et les lampes de type grec demeurent minoritaires par rapport à la quantité des figurines en terre cuite de type archaïque, qui se maintiennent jusqu’au IIe siècle, et des lampes bicornes, typiquement puniques ; ce n’est pas le cas, par exemple, de la Phénicie hellénistique et de l’Egypte ptolémaïque où la domination grecque a entraîné une quasi-disparition des anciens types locaux de lampes. Les importations de poteries et de terres cuites grecques sont, par ailleurs, très vite concurrencées et relayées par la production locale d’imitation, que ce soit ceux des ateliers carthaginois ou de la Sicile punique. Les plats à poissons connaissent des imitations innombrables, les bolsals, les coupelles à bord rentrant et les lécythes aryballisques sont parmi les types céramiques grecs les plus copiés. La qualité de l’imitation punique, qui concerne principalement les objets grecs les plus importés, rend même parfois difficile la différenciation de la production locale de celle d’exportation : on pense notamment aux vases pseudo-attiques issus des ateliers de la Sicile occidentale ou encore à la confection locale des terres cuites dont il faut rappeler ici l’importance jouée dans ce domaine par l’usage des matrices et des moules grecs11.
Sensible à la culture figurative émanant de l’aire grecque, véritable foyer créateur de l’ensemble méditerranéen depuis la fin du VIIe siècle, l’art punique ne l’a cependant pas adoptée de manière passive. On a pu constater la manière avec laquelle Carthage et le monde punique, à partir de techniques grecques et sur la base d’un ensemble de formes prises dans le répertoire hellénistique, ont pu constituer, très vite, un groupe de produits qui ont fini par leur devenir originaux. Cette originalité punique dans l’imitation des produits grecs s’accompagne d’une réelle maîtrise des techniques hellénistiques. Carthage et le monde punique fabriquèrent des céramiques à vernis noir d’une très grande qualité – aux parois minces et aux formes élaborées, le tout coloré d’un beau vernis noir profond – d’inspiration hellène mais sans équivalent exact dans le monde grec. C’est le cas de ces admirables coupes hémisphériques à anses relevées et repliées, à décor incisé et surpeint localisé à l’intérieur de la vasque. Ou encore de ces petites cruches à bouche bilobée ou trilobée et au col tubulaire, et d’autres petites œnochoés, ces deux formes se caractérisant par un ensemble de traits qui les fait ressortir de la même tradition punique12. Les céramiques à vernis noir d’imitation punique, si elles reprennent la décoration des vases grecs (palmettes ou feuilles de lierre, de disposition radiale ou groupée, imprimées en relief sur fond creux, entourées la plupart du temps de guillochures ; de guirlandes peintes), finissent néanmoins par créer, à leur tour, des décors originaux : les palmettes quadruples, imprimées d’un seul coup de timbre, typiquement carthaginoises, se rencontrent un peu partout dans la sphère punique.
Les choix adoptés pour l’importation et l’imitation de formes céramiques grecques montrent qu’ils se sont en fait effectués de manière éclectique, les Puniques privilégiant surtout la catégorie des vases à boire et leur service. Bref, des formes qui n’existaient pas dans le répertoire punique ou qui étaient essentiellement fournies par les importations. On peut supposer ainsi un choix motivé, avant tout, par un besoin technique. Les choix céramiques puniques apparaissent d’autant plus éclectiques que très peu de formes de la céramique achrome grecque sont attestées à Carthage. Les poêlons et les marmites de style grec sont même très vite remplacés par une vaisselle à surface gris cendré typiquement punique.
La coroplathie punique, de son côté, a su imaginer, au contact des influences grecques et égyptiennes notamment – ou alors de façon autonome –, des créations originales comme les figurines modelées avec les bras écartés, en croix, ou le dieu cavalier représenté la main droite sur la croupe du cheval et l’autre tenant une patère13. En réalité, ces thèmes empruntés aux Grecs apparaissent réadaptés en fonction des croyances locales. Ces objets étant surtout à usage funéraire et religieux, les artistes puniques se devaient de les arranger de telle sorte qu’ils soient en accord avec la liturgie locale. Les altérations stylistiques constatées par exemple sur les statuettes au tympanon n’ont aucune incidence sur le message iconographique, le tambourin étant un attribut oriental depuis les temps les plus anciens. On retrouve d’ailleurs la même idée dans le travail de la pierre : même si le support de la stèle votive tend à s’helléniser, la fonction première de l’ex-voto n’en demeure pas moins liée à l’idée du naos telle que la conçoit la mentalité orientale. Le recours systématique à l’esthétique grecque dans la représentation plastique des visages sur le relief en pierre, que ce soit sur un thème punique (l’adorant l’avant-bras levé) ou grec (la Dame voilée), respecte les principes théologiques puniques. La réalisation finale demeure fidèle aux exigences orientales, en matière iconographique et spirituelle, dans la mesure où elle ne se préoccupe jamais du volume et de l’espace : le drapé du vêtement sur les stèles funéraires est schématisé de manière très discrète et est très rarement rendu en volume, comme c’est le cas dans la sculpture grecque. Le but du sculpteur punique, ici, est de spiritualiser au maximum son œuvre, et le décor est là pour exprimer des idées liées au sacré14. Les stèles et sarcophages funéraires vont donc figurer une idée, un thème conforme à la spiritualité et aux croyances orientales, sous un aspect décoratif et ornemental très souvent hellénisant. C’est ce qui explique, malgré le caractère globalement hellénisant de nos stèles et sarcophages funéraires, que ces œuvres puniques doivent, avant tout, être considérées comme faisant partie d’une chaîne artistique trouvant ses racines en Orient.
Concernant l’emprunt des techniques grecques, on s’aperçoit qu’il est intégré, la plupart du temps, à la façon de faire punique. La sculpture en relief sur les stèles est ainsi combinée avec la gravure utilisée pour la miniaturisation des détails ; cette combinaison détermine souvent, d’ailleurs, l’origine punique des œuvres : la stèle du sphinge, dont les ailes sont gravées, et celle du canthare, aux anses gravées aussi, et issues du même atelier, constituent incontestablement les œuvres puniques les plus abouties pour la perfection technique atteinte. La production céramique de l’aire punicisante se caractérise par des tendances techniques ou des traits qui lui sont propres (pâtes grises, pâtes « sandwich », pâtes à gros dégraissant blanc, vernis rouge). Quant aux sigillum en métal à chaton fixe biseauté et à anneaux à section semi-cylindrique, B. Quillard a montré qu’ils ne trouvaient pas de parallèles grecs identiques aux exemplaires carthaginois et à ceux de la sphère punique (Sardaigne, Sicile, Espagne). Enfin, les techniques d’origine orientale demeurent malgré tout prépondérantes aux IVe et IIIe siècles.
L’architecture
Si l’architecture publique (temple, nécropole, installations portuaires) continue de développer, sur le plan de l’agencement et des techniques d’aménagement, un conservatisme jamais démenti au cours de l’histoire punique, ce n’est pas le cas de l’architecture privée et domestique, par ailleurs le domaine de l’architecture punique le plus favorisé par la documentation archéologique15.
La politique de construction à grande échelle menée depuis la fin du Ve siècle à Carthage a en effet donné lieu, en plus de profonds réaménagements urbains, à l’adoption de nouveaux plans architecturaux de type grec : les maisons puniques tendent à se doter d’une cour à portique autour de laquelle se répartissent les différentes pièces de l’habitation. Si le type de maison à cour centrale est oriental, la cour à portique et, dans le meilleur des cas, à péristyle est indéniablement un emprunt direct à l’architecture hellénistique. La plus ancienne attestation du portique se trouve à Olynthe ; ce n’est que progressivement toutefois que le portique complet, disposé sur les quatre côtés, devient la règle en Grèce : le portique-péristyle ne connaît son plein développement, en Grèce même, que dans la seconde moitié du IVe siècle. C’est précisément à cette époque que cette disposition architecturale est adoptée à Kerkouane où seuls deux cas de péristyles avec un développement normal sont attestés. A Mozia, en Sicile occidentale, le péristyle d’ordre dorique de « la maison des mosaïques », qui fait suite à un premier plan plus simple de cette maison, a été réalisé en son dernier état vers la fin du IVe siècle. L’adjonction du portique dans les cours des habitations puniques apparaît donc pratiquement contemporaine à ce qui se faisait dans la sphère hellénistique. A Carthage, cette tendance est, entre autres causes, à l’origine des grands réaménagements observés dans le quartier « Magon » à cette époque. Les cours à portique puniques reproduisent également des techniques d’aménagement grecques, comme la présence d’un abri dans la cour ou la fermeture de l’accès à celle-ci par le vestibule. Ils sont attestés au moins dès la seconde moitié du IVe siècle dans les cours des maisons puniques à Kerkouane puis, plus tard, dans le quartier « Magon » à Carthage. Au moins deux d’entre elles, à Kerkouane, avaient une ou deux colonnes disposées au centre de l’ouverture du portique, entre les pilastres, comme à Olynthe. Les cours à portique sont également attestées dans les cités siciliennes conquises et reconstruites par les Puniques : la tradition culturelle grecque de ces cités en explique, tout au moins, la fréquence. Monte Iato, notamment, et la nouvelle cité de Solonte se caractérisent par l’aménagement de maisons avec péristyle.
Le deuxième aménagement structurel auquel l’habitation punique va accorder un intérêt particulier sont les installations hydrauliques et la gestion de l’eau : les salles de bains, ainsi que leur alimentation, font progressivement partie du projet-cadre tracé dans la perspective de l’édification d’un nouveau quartier, comme c’est le cas, au moins, pour les salles de bains à Kerkouane. La systématisation, à partir de la fin du IVe siècle en gros, d’une pièce spécialement aménagée pour les soins du corps est particulièrement visible dans la cité du cap Bon. Même les cités de culture grecque de Sicile sous obédience punique ne nous livrent pas d’aussi probantes attestations quant à une systématisation des salles de bains domestiques16.
Cette particularité de Kerkouane est justement renforcée par le fait que la cité possède des pièces d’eau très évoluées : elles disposent à la fois d’un vestiaire, d’un système de canalisation, mais également d’une baignoire maçonnée parfois complétée d’un évier – avec lequel elle est reliée par des tubes de plomb – et d’un foyer. Le soin apporté à la réalisation et à l’équipement des salles de bains à Kerkouane accentue la conviction que celles-ci constituaient un module architectural de première importance dans la planification initiale de l’habitat. La sphère punique, représentée surtout par la documentation relevée à Kerkouane, se présente donc de manière originale par rapport à ce qui se faisait dans la sphère hellénistique : la pièce d’eau incontestablement intégrée au plan d’architecture domestique originel n’apparaît pas, dans le monde grec, comme une disposition commune. Certes, ce cas de figure se retrouve, dès les Ve et IVe siècles, à Olynthe et est même assez répandu dans l’Egypte ptolémaïque du IIIe siècle, mais ailleurs on la rencontre de manière isolée, à Athènes, à Delphes ou encore à Monte Sannace, en Italie méridionale.
Ces évolutions dans l’architecture domestique punique n’en accompagnent pas moins celles en vigueur dans le monde grec. La révolution artistique et technologique qui gagne la sphère hellénistique, sous l’impulsion et à travers le rayonnement de l’école d’Alexandrie et, plus tard, de Pergame, permet en effet de perfectionner l’usage de l’eau, notamment dans les aménagements hydrauliques en milieu domestique. En s’insérant dans le mouvement grec favorisant le bain par affusion et le bain de propreté17, l’évolution de l’architecture domestique punique se manifeste par une systématisation des aménagements de ce type et une préoccupation constante pour ce qui a trait aux usages de l’eau en milieu domestique. Cette évolution autonome des installations d’eau, impulsée par les tendances en cours dans le monde grec, va d’ailleurs très vite se distinguer par l’originalité de certains de ses aménagements. Les baignoires maçonnées, donc fixes, ne se rencontrent de manière aussi systématique qu’à Kerkouane : elles y sont attestées de manière si précoce et si abondante qu’elles en arrivent à devenir une spécificité. Ces baignoires fixes sont dès le départ entièrement faites en maçonnerie et relèvent de la typologie en cours dans le monde grec, à la différence qu’elles ne sont jamais en terre cuite, contrairement aux premiers exemplaires de la grande majorité des cités grecques : l’usage de baignoires mobiles est d’ailleurs le mode de bain le plus fréquent dans le monde grec. Les attestations de baignoires fixées y sont en effet trop dispersées en milieu domestique et plus tardives pour conclure à une systématisation, d’autant que le type kerkouanais atteint une telle qualité dans le raffinement et l’exécution qu’elles surpassent, dans ces domaines, les exemplaires issus du monde grec. La tendance – surtout à partir de 300 – à y réaliser des baignoires en maçonnerie de petites briques noyées dans un mortier et revêtues d’un solide enduit a en réalité essentiellement concerné les grands établissements thermaux, comme à Gortys ou Géla. A Gortys, les baignoires originellement en terre cuite, et aménagées en rotonde, font progressivement l’objet de travaux de maçonnerie, ce qui montre bien d’une certaine manière le souci apporté à leur entretien et, donc, le succès rencontré par ces établissements : en réalité, il semble bien que les bains publics constituaient encore la règle dans la sphère hellénistique. Ce sont, du reste, par des établissements publics de la Sicile grecque que l’usage de ces baignoires en maçonnerie s’est introduit à Kerkouane. Les salles de bains de cette cité sont en effet le plus souvent équipées de baignoires reproduisant la forme hellénistique : sorte de cuves bâties, aux rebords cintrés, elles sont inscrites dans un trapèze et généralement pourvues d’un siège. Les exemplaires domestiques kerkouanais présentent d’ailleurs de proches parallèles avec ceux équipant les bains publics de Géla (fin IVe siècle).
Les sols des aires domestiques confrontés à l’eau (salles de bains, cours, couloirs) vont également se distinguer par une évolution propre à la culture punique dans la cité du cap Bon mais surtout à Carthage. Ces sols apparaissent le plus souvent, dans le monde punique, revêtus d’un opus signinum, agrémenté de tesselles de pierre blanche disposées de manière plus ou moins régulière : cette sorte de mortier, composé essentiellement de terre cuite, était surtout appréciée pour son étanchéité, sa résistance et ses capacités isolantes. Aussi n’est-il pas étonnant de voir à Kerkouane ce type de pavement revêtir de manière systématique les aires et les pièces fréquemment confrontées à l’eau ; c’est le cas, également, en Sicile punique, à Monte Iato par exemple, et bien évidemment à Carthage. Bien que participant d’une koinè méditerranéenne, il reste qu’en plus d’être apparus de manière précoce en territoire punique et d’y être utilisés très fréquemment, les opus signinum à semis relevés à l’intérieur du territoire de Carthage se distinguent de ceux de la Méditerranée hellénistique, et même de ceux de Sicile et Sardaigne puniques, par l’usage de tesselles en marbre dispersées à l’intérieur de l’opus signinum18. Ce type de pavement commence même progressivement à céder la place, dès le IVe siècle, à Carthage, à un type autrement plus évolué, utilisant la technique en opus tessellatum : il s’agit d’un sol, l’opus figlinum, dans lequel des tesselles de terre cuite de forme plus ou moins rectangulaire sont jointes les unes aux autres assez régulièrement, à la manière des futurs opus figlinum romains.
Les aspects stylistiques et décoratifs
Bien que le monde punique ait très tôt adopté des décors architecturaux venus du monde grec et méditerranéen, ce n’est qu’avec le développement du cadre urbain et l’intérêt suscité par son aménagement dans la sphère grecque que les Puniques multiplièrent les emprunts et les adaptations. Le décor architectonique est certainement le domaine dans lequel l’architecture punique a le plus emprunté à l’hellénisme. Mis à part les chapiteaux éoliques sans abaque, par ailleurs fort rares, les ordres architecturaux empruntés à la sphère hellène au IVe siècle se résument principalement, dans le territoire de Carthage, à l’ordre dorique. Les grandes lignes des chapiteaux doriques orthodoxes y sont d’ailleurs reproduites, illustrées par la qualité et la maîtrise avec lesquelles l’artiste punique reproduit les modèles grecs à partir du grès d’El Haouaria dans lequel sont réalisés la plupart de ces monuments : ainsi, un chapiteau mis au jour sur la colline de Borj Djedid, recouvert de deux couches d’enduit – de qualité pour la dernière –, et probablement issu d’un temple punique, est réalisé dans la plus pure orthodoxie dorique. Son association avec une colonne d’ordre ionique est une autre de ces nombreuses libertés prises par les artistes puniques – mais qui ne leur est pas exclusive – dans une interprétation architectonique qui n’a rien à voir avec la tradition grecque. Les chapiteaux ne respectant pas l’orthodoxie dorique sont quant à eux dévolus à l’architecture civile. Si les chapiteaux d’ordre ionique étaient surtout en vogue à la basse époque punique, les bases de type ionique attique, malgré la maigre documentation amassée, étaient elles largement majoritaires dans le territoire carthaginois à la fin du IVe siècle. La corniche, essentiellement celle dite à gorge égyptienne, est une décoration que l’architecture punique a employée très tôt ; ce n’est cependant qu’au IVe siècle que les types grecs font leur apparition dans le répertoire ornemental du territoire africain de Carthage. La corniche à doucine renversée, ou à talon, connaît un certain succès dans le territoire carthaginois. On retrouve d’ailleurs cette forme dans la décoration d’autres éléments organiques, comme les superstructures, à Kerkouane, ou les margelles de puits. Elle compose aussi, bien sûr, les éléments esthétiques de l’architecture : on la retrouve dans le décor des bases de colonnes, des sarcophages architecturaux et sur celui des stèles. Comme la moulure en talon, la forme en bec de corbin n’est pas attestée à l’intérieur du territoire punique de Carthage avant le IVe siècle. Empruntée au monde grec, principalement à la Sicile, cette moulure, typiquement dorique, connaîtra toutefois un succès mesuré si on le compare à la vogue du type ionique à la basse époque punique. D’ailleurs, la corniche ionique apparaît déjà au IVe siècle, mais seulement dans l’architecture funéraire.
Le traitement réservé aux murs des édifices puniques est encore plus éclairant. Si l’usage d’enduit est un procédé commun au fonds culturel méditerranéen, et si ce revêtement adoptait, déjà à l’époque archaïque, une valeur décorative en milieu domestique et funéraire punique19, la présence d’enduits à valeur décorative en milieu domestique ne semble pas remontée plus haut que le IVe siècle à Carthage. L’époque hellénistique est en effet autrement plus consistante en matière de décoration pariétale, aussi bien dans le domaine civil que funéraire. A Kerkouane, l’emploi d’un stuc blanc très fin est fréquent sur les murs des habitats. Le décor pariétal domestique dans le territoire de Carthage ne se contente pas de simples revêtements d’enduit, pour esthétiques qu’ils soient, puisqu’il va très vite proposer de véritables tableaux peints ou en ornements en relief, modelés ou moulés en stuc. Les plus anciennes attestations proviennent des restes d’un édifice cultuel mis au jour à Carthage. Découverts dans un contexte daté de la fin du IVe siècle, sous la rue Ibn Chaâbat, ces morceaux de panneaux muraux sont à associer à ceux de colonnettes attribuées à des colonnades aveugles parant les murs de certaines pièces : ces restes composent en fait une décoration en assises successives, identique à celle que l’on peut constater un peu partout dans la sphère culturelle grecque de cette époque, à Olynthe, Solonte, Samothrace et, bien sûr, à Pompéi. Les exemples carthaginois ont même été classés parmi les premiers exemplaires documentés du premier style pompéien attestés hors d’Italie.
Même les articles d’utilité courante font l’objet d’une attention particulière. Certaines gargouilles, comme certaines margelles, à Kerkouane étaient soigneusement taillées et ornées d’une moulure, le plus souvent en forme de doucine renversée. Cette volonté d’embellir les monuments d’utilité courante est précisément l’une des caractéristiques des margelles visibles dans les habitations domestiques de culture grecque comme à Solonte. Les gargouilles puniques adoptent à leur tour des formes de conception grecque, à savoir la gouttière en forme de protomé animal. Deux gargouilles présentent une forme en protomé de lion, décoration très en vogue dans la sphère grecque depuis au moins le VIe siècle. De fait, les gouttières à tête léonine seront universellement reconnues, à partir du Ve siècle, comme étant l’une des caractéristiques du temple dorique évolué.
Dans le domaine du revêtement des sols, les premiers pavements utilisant une technique en opus tessellatum sont incontestablement à créditer au savoir-faire punique. Attestés à Carthage au moins depuis la fin du VIe siècle, comme le montrent les signes (rosette, roue et signe de Tinnit) réalisés en éclats de marbre ornant un pavement en opus signinum, les décors apotropaïques se retrouvent surtout à Kerkouane : fleur de lys et avant tout signes de Tinnit. De toute cette documentation de figures mosaïques à valeur apotropaïque, et spécifique à l’aire phénico-punique, seule une a eu recours au répertoire hellénistique : le thème des deux poissons et/ou des deux dauphins affrontés, par ailleurs bien attesté sur les décors d’autres supports artistiques puniques, est originaire du monde grec. C’est néanmoins dans celui-ci que le rôle décoratif de la tesselle se généralise et se diffuse. Lieu d’origine des plus anciennes mosaïques décorées avec des compositions en galet (Olynthe, Corinthe, Erétrie), la sphère grecque compose en effet, dès le IIIe siècle, des motifs figurés plus élaborés grâce à la technique de l’opus tessellatum. Carthage suit ce mouvement puisque les pavements tendent à y composer des représentations décoratives20. La tendance va, en effet, vers une confection et une utilisation rationnelles des tesselles : on est passé d’un apotropaïon réalisé à l’aide de morceaux de pierres blanches mal jointes (fin VIe-début Ve siècle) à d’autres, découverts à Kerkouane, réalisés à l’aide de tesselles confectionnées régulièrement et assemblées de manière à être idéalement jointives (fin IVe-première moitié du IIIe siècle). Cette tendance aboutira, in fine, à la réalisation de tapis monochrome, bichrome ou polychrome, comme c’est le cas dans la sphère hellénistique. La disposition en opus tessellatum est aperçue dans sa version polychrome à Kerkouane, dès le Ve siècle : un fragment composé de tesselles blanches (calcaire) et rouges (terre cuite) y a été découvert dans ce qui semblait être un grand édifice. Et plus généralement à la fin du IVe siècle, avec les fonds de baignoires kerkouanaises qui présentent parfois, à proximité du trou d’évacuation, un resserrement dans la disposition des tesselles. L’opus tessellatum apparaît dans sa forme canonique à Carthage, dès la seconde moitié du IVe siècle, comme le démontre le tapis monochrome blanc découvert sous la rue Septime Sévère. Dans le quartier « Magon », en bord de mer, c’est un bel opus tessellatum monochrome qui est mis au jour dans un habitat du IVe siècle. Cette disposition apparaît même sous une forme dérivée à Carthage : l’opus figlinum, évoqué plus haut.