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La guerre de Sicile

Chutes de Messine et d’Agrigente

Aussitôt la décision d’intervenir entérinée par le peuple romain, le consul Appius Claudius Caudex est dépêché à Messine à la tête de deux légions. Après un essai infructueux, il réussit à traverser le détroit de Messine. C’est le moment que choisissent les Mamertins pour chasser la garnison punique de Messine et inviter les Romains à investir la ville. Le stratège punique Hannon paiera cet échec, puisqu’il est condamné à la croix à son retour à Carthage. Ces événements et la menace romaine incitent Hiéron de Syracuse à se rapprocher de Carthage : un traité est établi avec le nouveau stratège Hannon ben Hannibal. Ce dernier avait installé son camp près de Sélinonte, non sans avoir préalablement renforcé les défenses d’Agrigente. Après avoir déplacé une partie de son infanterie près du Synes, Hannon ben Hannibal s’emploie, à l’automne 264, à bloquer Messine par mer à partir du cap Pélorias, de concert avec les forces syracusaines établies sur terre. Appius se voit contraint à la bataille et décide d’affronter séparément ses ennemis. Hiéron commet l’erreur stratégique d’accepter, seul, la bataille qui lui est proposée. Mal lui en prend : son armée est balayée par les forces romaines. Appius chasse dans la foulée les forces puniques. Hannon ben Hannibal opère alors un retrait stratégique vers l’ouest et organise avec succès la défense de Ségeste : le Romain est contraint de revenir sur ses pas, après avoir perdu une partie de ses troupes devant les murs de la cité assiégée. Il faut attendre l’arrivée des nouveaux consuls M. Octacilius et M. Valerius, à la tête de quatre légions et des troupes alliées, pour voir débuter le siège de Syracuse, non sans avoir soumis au préalable une grande partie de la Sicile du Sud-Est. Par pragmatisme, Hiéron choisit d’abandonner l’alliance punique. Le traité signé en 263 avec M. Octacilius et M. Valerius, pour une durée de quinze ans, enjoint à Syracuse de libérer les prisonniers romains et alliés et de payer 100 talents d’argent. L’empressement romain à accepter l’alliance syracusaine s’explique d’autant plus qu’elle résout en grande partie les problèmes d’approvisionnement pour ses troupes en campagne. Ce revirement porte un rude coup à la stratégie punique initiale : Carthage comptait sur son alliée pour soutenir une partie de l’effort de guerre. C’est ce qui explique l’inaction carthaginoise suite à la défection de Ségeste, pourtant située en plein cœur de l’éparchie punique. Ces revers politiques et militaires incitent le sénat carthaginois à enfin s’investir plus sérieusement dans cette guerre. Un important enrôlement de mercenaires ligures, gaulois et surtout ibères est effectué. Les forces carthaginoises ainsi que d’importants ravitaillements sont concentrés à Agrigente, sous les ordres du stratège Hannibal ben Gisco. La cité devient ainsi la base militaire punique en Sicile. Et c’est tout naturellement que l’ensemble des forces romaines sur l’île vient y mettre le siège en 262, sous la direction des consuls de l’année, L. Posthumius et Q. Mamilius. Ce n’est qu’après cinq mois de simples escarmouches, et un important revers punique au tout début du siège, que la situation évolue sérieusement. Pour soulager la cité asphyxiée, Carthage dépêche de nouvelles troupes en Sicile, à l’attention d’un autre stratège, Hannon ben Hannibal. Rassemblant ses troupes à Héracléa, celui-ci enlève la cité d’Erbesse, coupant ainsi le ravitaillement des légions romaines assiégeantes. L’armée romaine, affaiblit, ne doit son salut qu’à la diligence du roi de Syracuse, qui lui fait parvenir tout ce dont elle a besoin. Mais Hannon parvient tout de même à tirer profit de la situation. Enjoignant à sa cavalerie numide de harceler les troupes romaines, de manière à les attirer vers le champ de bataille, le stratège vient lui-même en soutien pour envelopper la cavalerie romaine lancée à la poursuite des farouches cavaliers africains. La jonction entre la cavalerie numide et le corps d’infanterie punique, soutenu par ses éléphants, ne laisse aucune chance à la troupe romaine. Hannon ben Hannibal vient, après ce succès, stationner sur une colline, Taurus, qui domine le camp romain. Après deux mois d’escarmouches, l’état de famine dans lequel se trouve désormais Agrigente oblige le stratège punique à tenter le sort des armes. Le combat livré est long, mais la débandade des troupes légères puniques décide de l’issue de la bataille : leur retrait désordonné contribue à semer la confusion dans les rangs de la phalange et des éléphants postés en arrière. Une grande partie de l’armée d’Hannon est décimée. Le reste se réfugie à Héracléa ou est fait prisonnier. Agrigente tombe le lendemain pratiquement sans opposition puisque Hannibal ben Gisco réussit l’exploit d’évacuer, de nuit, l’essentiel de ses troupes. Le pillage et les massacres qui accompagnent la prise de la cité révoltent l’opinion sicilienne, qui se fait dès lors hostile aux Romains. La chute Agrigente n’en a pas moins de graves conséquences pour la cause punique en Sicile : de nombreuses cités de l’éparchie punique se rallient, par pragmatisme, offrant ainsi l’intérieur de l’île à la domination romaine. Cette réalité conditionne la stratégie punique, qui, naturellement, s’en remet aux forces navales. Appuyées sur les puissantes cités côtières, Lilybée, Panormos, de nombreuses expéditions puniques, dirigées par le navarque Hannibal, ravagent les côtes italiennes, perturbant sérieusement les ravitaillements romains. Les Puniques ne font qu’éprouver ici une tactique qui avait réussi auparavant, notamment contre Agathocle. Carthage a entre-temps remplacé Hannon ben Hannibal par un certain Amilcar. Dépêché en Sicile vers 261, le nouveau stratège va très vite se distinguer par une activité énergique, en organisant notamment la défense punique face à l’offensive romaine en Sicile occidentale.

La révélation maritime romaine : Mylae (260)

Les Romains comprennent très vite que la lutte est vaine sans la constitution d’une flotte de guerre importante, à même d’annihiler l’efficace activité des navires puniques. L’augmentation du potentiel de guerre naval est aussi décidée sur l’initiative du consul Valerius. Polybe attribue à la copie d’une quinquérème punique la construction par Rome de vaisseaux perfectionnés. En réalité, il faut mettre au crédit des arsenaux navals tarentins la mise sur pied d’une des plus importantes flottes de Méditerranée, grâce aux énormes capitaux engagés par les grandes entreprises commerciales latines et campaniennes : 100 quinquérèmes et 20 trirèmes sont ainsi fournies. De même, les futurs succès remportés sur mer sont surtout à mettre à l’actif de l’habileté manœuvrière des Grecs d’Italie du Sud, plutôt qu’à la technique des « corbeaux ». La légende forgée à Rome a en effet contribué à célébrer ces passerelles équipées de grappins : par le mécanisme d’une poulie, elles devenaient de véritables ponts qui, une fois le navire ennemi immobilisé, permettaient de transformer un combat naval en combat terrestre. Une manière comme une autre pour la propagande romaine de mettre en valeur la capacité d’adaptation de la cité latine face à un contexte militaire défavorable. Du reste, la marine de guerre romaine est une réalité depuis le dernier tiers du IVe siècle, la première guerre punique n’ayant contribué qu’à en augmenter le potentiel offensif.

Toujours est-il que c’est au large de Mylae que les Puniques vont connaître, en 260, leur première déconvenue navale. Après s’être emparé – grâce à l’habileté d’un de ses seconds, Bodmilqart – d’une escadre romaine et de son commandant, Cn. Cornelius, aux îles Lipari, le stratège Hannibal ben Gisco, confiant, décide de se porter au-devant du gros de la flotte romaine près de Messine. Abordant la bataille navale de manière arrogante, sans plan d’attaque, la flotte punique se laisse surprendre par la tactique romaine du navarque Duilius, matérialisée par deux lignes de navires : la première sape ce qu’elle peut de la flotte ennemie, tandis que la deuxième piège les vaisseaux puniques qui avaient réussi à se faufiler. Si dans l’ensemble la stratégie de Duilius se révèle payante, la victoire romaine a un impact limitée sur le terrain : sur les 130 navires puniques engagés, Hannibal ben Gisco en perd 44, soit moins d’un tiers de la flotte. Néanmoins, la bataille de Mylae va avoir un impact psychologique indéniable : pour les Romains, c’est la première grande victoire navale de leur histoire, qui plus est sur un ennemi qui avait fait de la maîtrise des mers le fer de lance de sa stratégie d’ensemble.

Bien appuyés sur la Sicile orientale et galvanisés par la victoire de Mylae, les Romains accentuent leur pression maritime sur la mer Tyrrhénienne : le but est de mettre fin aux raids puniques sur les côtes italiennes, tout en tentant de mettre la main sur les richesses minières de Corse et, surtout, de Sardaigne. Tandis que le consul Aquilius Florius débarque en Sicile du Nord, son collègue de l’année, Lucius Scipion – le frère de ce Cn. Cornelius fait prisonnier aux îles Lipari –, fait voile vers la Corse à la tête d’une centaine de quinquérèmes et l’équivalent de deux légions. La cité d’Aléria, située sur la seule plaine du littoral orientale, est prise d’assaut : elle constituera une base pour les futures opérations romaines en Sardaigne. En réalité, l’enjeu pour les Romains consiste à priver les Puniques de toute base navale située sur les versants de Corse et de Sardaigne faisant face au littoral italien, chemin le plus direct vers les côtes d’Etrurie et du Latium. De fait, une série d’opérations commencée sur l’île sarde à l’été 259 permet à Scipion de vaincre et tuer le navarque Hannon – qui avait succédé à Hannibal ben Gisco –, ce qui lui vaut un triomphe à Rome en février 258.

Sur terre, immédiatement après la victoire de Mylae, Duilius, à la tête de la flotte romaine, s’est porté au secours de Ségeste, assiégée par Amilcar. Le stratège punique – qui vient de mettre en échec le siège romain de Mytistratum – a en effet réduit la cité à ses dernières extrémités : il vient d’éliminer devant ses murs l’armée de secours du tribun militaire C. Caecilius. L’arrivée de Duilius permet néanmoins de faire lever le siège de la cité : la flotte punique, qui bloque Ségeste, n’est pas en mesure de l’affronter. Se déportant alors à l’intérieur de la Sicile, Amilcar, profitant d’une mésentente entre les troupes romaines et alliées, surprend l’ennemi près de Thermae, en 259 : l’armée romaine échappe de peu à la destruction ; près de 5 000 soldats paient toutefois le prix de la défaite. Poursuivant son offensive, il arrive à forcer d’importantes cités comme Enna et Camarine à revenir à l’alliance punique. Puis, par souci d’efficacité défensive, il déplace les habitants d’Eryx (l’actuel Monte San Giuliano) à Drépane (Trapani), qu’il fortifie : le site devient une place forte inexpugnable en prévision de la contre-offensive romaine. Celle-ci ne se fait pas attendre, les Romains étant bien décidés à reprendre le terrain perdu. Sous l’action des nouveaux consuls Atilius Caiatinus et Sulpicius Paterculus, ils entreprennent, dès 258, le siège méthodique des cités du sud de l’île : Hippana, entre Panormos et Agrigente, Mytistratum, après un long siège, Camarine et Enna sont reprises dans un même élan, et l’essentiel des forteresses avoisinantes occupées. Même la cité des Lipariens est à son tour confrontée à un siège en règle par Atilius Caiatinus. Mais Amilcar parvient à éliminer une partie de l’armée romaine et contraint le consul à lâcher prise. Les succès remportés par le stratège Amilcar se révèlent déterminants pour la stratégie d’ensemble carthaginoise, puisqu’ils permettent de fixer en Sicile près de 10 légions romaines, soit autant d’hommes en moins sur les fronts où Rome est pourtant incontestablement victorieuse : c’est ce qui explique que ses forces soient incapables d’optimiser immédiatement les avantages acquis en Sardaigne par exemple.

C’est que Rome a décidé d’accentuer ses efforts sur mer. Pendant qu’Atilius Caiatinus s’attelle à renforcer les positions romaines en Sicile face à Amilcar, l’autre consul, Sulpicius Paterculus, cingle vers la Sardaigne, où la faible opposition punique lui permet de ravager les côtes. Suivi de près par Hannibal ben Gisco, revenu aux affaires, Sulpicius Paterculus réussit, pendant l’hiver 258, à attirer le Punique dans un piège, dans les eaux du golfe de Palmas, près de Sulcis : les navires puniques sont détruits ou saisis. Les rescapés, qui réussissent à rejoindre Sulcis, font payer le prix de son incompétence à leur malheureux stratège, qui est crucifié. Le retour en grâce d’Hannon ben Hannibal, vaincu sous les murs d’Agrigente, permet toutefois aux Puniques d’atténuer ce désastre, puisque le stratège réussit à surprendre et à détruire la flotte romaine de Sulpicius à la fin de l’année 258. Cette victoire permet à Sulcis et à toutes les cités puniques de la côte sarde de gagner un répit. 257 est une année sans grand mouvement particulier, hormis une petite victoire navale romaine au large de Tyndaris sur Amilcar, qui vaut tout de même un triomphe au nouveau consul C. Atilius Regulus. On voit surtout les deux armées se réorganiser et se préparer aux futurs combats. Les Romains concentrent alors leurs forces dans l’est de la Sicile : Cn. Cornelius Blasio prend la tête des forces terrestres tandis que C. Atilius Regulus commande la flotte romaine. Cette répartition des tâches signifie que la flotte romaine va jouer un rôle important pour la prochaine campagne.