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Les conséquences des guerres siculo-puniques
L’émergence des ambitieux à Carthage
L’instabilité politique que connut Syracuse secoua un temps Carthage. Hannon le Grand, tout auréolé de sa victoire sicilienne et de ses succès ultérieurs en Afrique, avait renforcé ses positions à Carthage, déjà importantes si l’on en juge par l’opposition que lui manifestait localement Eshmounyaton (Suniatus). Cet épisode est important puisqu’il indique l’existence – pour la première fois dans l’histoire de Carthage – d’un pouvoir collégial, hors contexte militaire. Dans le cadre d’une rivalité toujours plus accentuée entre les deux hommes, Eshmounyaton n’avait pas hésité à prévenir Denys l’Ancien de l’imminent embarquement d’Hannon le Grand pour la Sicile et de l’encourager, allant jusqu’à présenter son adversaire politique comme un incapable, chose que les exploits militaires d’Hannon le Grand infirment. La correspondance entretenue entre Eshmounyaton et Denys, rédigée en langue grecque, fut saisie et cet acte permit à Hannon de se débarrasser de son puissant rival, qui fut condamné pour trahison ; un sénatus-consulte fut même émis, d’après Justin, pour interdire « aux Carthaginois l’étude de la langue et des lettres grecques, pour que nul ne pût, sans interprète, parler et correspondre avec l’ennemi ». Cet argument peut ici apparaître fallacieux tant les relations culturelles et économiques entre Grecs et Puniques étaient florissantes à cette époque. L’historiographie contemporaine a eu tendance à vouloir interpréter les luttes entre les clans sénatoriaux carthaginois comme une confrontation entre progressistes philhellènes et conservateurs. En réalité, la question de l’hellénisme, à Carthage, semble avoir surtout été utilisée par les différentes factions sénatoriales pour marquer une opposition politique. Hannon le Grand (première moitié du IVe siècle) s’opposait au philhellénisme d’Eshmounyaton, accusé de duplicité avec Syracuse, mais il semble pourtant avoir entretenu lui-même des contacts avec Dion de Syracuse : celui-ci écrivit aux Carthaginois, alors en pourparlers de paix avec Denys le Jeune (366), avec lequel il était lui-même entré en opposition, afin de les exhorter à ne pas signer de traité en son absence ; or, les pourparlers étaient alors diligentés par Hannon le Grand. On sait par ailleurs, d’après Plutarque, que Dion, envoyé par Denys l’Ancien à Carthage, reçut un chaleureux accueil dans la métropole africaine, sans que l’on sache s’il fut accueilli principalement par Hannon le Grand, alors chef des opérations militaires contre Syracuse, ou par Eshmounyaton. Enfin, les membres de cette assemblée, tous issus de l’aristocratie, n’étaient pas forcément antihellènes, comme le montre leur sensibilité manifeste à la culture grecque.
Toujours est-il que la richesse accumulée par Hannon le Grand et la gloire acquise lors des campagnes militaires en Sicile et en Afrique le persuadèrent de s’emparer du pouvoir à Carthage autour de 350, comme le rappelle Aristote dans le livre VIII de son Politique. Le moment était d’autant plus propice que la disparition d’Eshmounyaton de la scène politique carthaginoise lui avait permis d’affirmer plus tranquillement sa position. Restait à s’occuper du sénat, dont le pouvoir avait été sensiblement réévalué avec le déclin des Magonides. Hannon projette d’empoisonner les sénateurs au cours d’un banquet en l’honneur du mariage de sa fille. Le projet ayant été éventé, il se résout à employer la manière forte, à la tête d’une milice de 20 000 esclaves. Le projet tourne court malgré des tentatives pour impliquer les Africains et leur monarque avec lequel il avait noué des relations lors de ses expéditions dans l’arrière-pays. Hannon est alors lynché en public et crucifié, sa famille et ses proches exécutés1, hormis son fils Gisco. Ce dernier, qui s’était particulièrement distingué lors des dernières guerres menées par son père, est contraint à l’exil et ses biens confisqués.
L’ascension et la primauté acquises à Carthage par Hannon le Grand apportent une confirmation supplémentaire sur le caractère le plus souvent indirect des conflits antérieurs menés par Carthage : Hannon le Grand n’a pu prétendre à la dictature que parce que les guerres menées par Carthage lui ont permis d’acquérir la confiance et la légitimité nécessaires à une telle entreprise. Confronté désormais à de fréquentes guerres directes, le pouvoir oligarchique devait s’attendre à voir surgir périodiquement des ambitieux qui, par la gloire militaire, prétendraient au pouvoir personnel. D’autant que l’Etat carthaginois devait par la suite faire face au modèle monarchique diffusé par l’Orient gréco-macédonien, dont certains tenteront d’appliquer le schéma à Carthage. Depuis Alexandre le Grand, la monarchie gréco-macédonienne avait imposé un modèle d’efficacité politique et militaire à l’ensemble de la Méditerranée. D’Ophellas à Agathocle, les émules n’ont pas manqué en Méditerranée occidentale, au point de susciter des tentatives de pouvoir personnel à Carthage. La question, en réalité, revêtait un cadre plus large, qui concernait l’ensemble de la Méditerranée, particulièrement les cités grecques de Sicile, à savoir la cité aristocratique face aux velléités monarchiques et tyranniques, illustrées à Carthage par la tentative d’Hannon le Grand. La métropole punique, du reste, n’aura de cesse de soutenir les mouvements aristocratiques en Sicile face aux tyrannies des Denys et autres Agathocle. C’est d’ailleurs à cette occasion que Carthage accueillit des opposants siciliens – et plus particulièrement syracusains – à la politique tyrannique (Diodore de Sicile, XIII, 92, 4 sq.). Mais si, en Sicile, la tyrannie parvint à s’installer, ce ne fut pas le cas à Carthage, où toutes les tentatives échouèrent. L’échec d’un personnage de l’envergure d’Hannon le Grand avait en réalité définitivement consacré le régime oligarchique du pouvoir carthaginois, qui réussira à se maintenir jusqu’à la destruction de la cité en 146.
Un Etat oligarchique
La magistrature suprême se présentait à Carthage comme un pouvoir unique monopolisé, jusqu’au début du IVe siècle, par une même famille, les Magonides. Les désignations rendues dans les textes grecs et latins, basileus, dux, imperator, rex…, et le pouvoir élargi, militaire et religieux, détenu par la dynastie des Magonides avaient même fini de convaincre de l’existence d’un pouvoir royal à Carthage. Pourtant, ce magistrat suprême était choisi en fonction de ses mérites et non de sa naissance, ce qui excluait en outre le principe de l’hérédité : Amilcar ben Hannon avait été choisi pour son mérite et non pour son rang ; de plus, le magistrat était investi « en vertu des lois » nous précise Diodore, donc par une institution étatique. Enfin, le mandat n’était pas viager, puisque Asdrubal ben Magon dut être investi onze fois pour conserver dans la durée cette magistrature suprême. En réalité, c’est la primature religieuse qui donnait à cette famille un caractère charismatique qui lui permettait de monopoliser la titulature suprême à Carthage. En tout cas, l’ensemble de l’historiographie s’accorde aujourd’hui pour rejeter l’existence d’une quelconque royauté au cours de l’histoire punique de Carthage. La profusion de termes de type royal pour désigner la principale magistrature carthaginoise démontre surtout le malaise des auteurs classiques à lui trouver une équivalence dans le paysage politique grec ou romain : ils ne faisaient en fait que traduire les institutions carthaginoises selon une réalité politique grecque ou latine. On consent aujourd’hui à reconnaître à travers ces différentes dénominations le suffétat, attesté dès le Ve siècle à Carthage. Connue de l’Orient phénicien, notamment à Tyr, cette fonction est également connue dans l’ensemble du monde punique, mais surtout en Méditerranée centrale (Sardaigne, Sicile, Afrique du Nord). Les contours de cette magistrature municipale ne sont, en réalité, réellement appréhendés à Carthage qu’à partir du milieu du IVe siècle. L’Etat apparaît donc, dès cette époque, dirigé de manière collégiale par au moins deux suffètes éponymes annuels – au moins depuis les nominations d’Hannon le Grand et d’Eshmounyaton. D’une manière générale, ces suffètes accèdent à la fonction après un processus électif, dans lequel l’assemblée du peuple joue un rôle décisif. Les candidats au poste sont évidemment issus de l’aristocratie punique : les critères de sélection reposent essentiellement sur la fortune, mais aussi sur le mérite. Magistrat élu pour diriger l’Etat, le suffète est « celui qui gouverne », avec de réelles attributions judiciaires, constantes dans le temps. Ses prérogatives municipales sont amples : il peut convoquer le sénat et y imposer l’ordre du jour, comme pour l’assemblée du peuple du reste. Le suffète pouvait aussi revêtir de hautes fonctions sacerdotales à travers la charge emblématique de Miqim Elim, « le ressusciteur de la divinité » : ce sacerdoce était chargé de diriger l’egersis de Milqart, « le réveil » de Milqart, rite central du culte de la grande divinité phénicienne qui célébrait sa mort et son retour à la vie. Il arrivait que des suffètes exercent des commandements militaires, notamment lors des guerres siciliennes, sans que l’on sache si ces commandements faisaient partie de leurs attributions. Il reste qu’avec la professionnalisation du commandement militaire, à partir du IVe siècle, le suffète ne dispose plus d’aucune prérogative militaire à la fin de ce siècle : les deux fonctions, suffète et stratège, sont alors dûment séparées. Cette séparation entre dans le cadre de la reprise en main – au cours du premier quart du IVe siècle – par l’aristocratie des affaires publiques à Carthage : on fixe en effet à la mort d’Imilcon, au début du IVe siècle, la fin de la mainmise de la dynastie des Magonides, puisque l’on ne voit plus ensuite de membres de cette famille au premier plan2. Il faut surtout y voir la volonté du régime aristocratique de se prémunir des velléités manifestées par des ambitieux dont la fortune et/ou la gloire acquise sur le champ de bataille alimentaient les prétentions politiques. Paradoxalement, la pérennité du pouvoir aristocratique à Carthage trouve son explication dans l’établissement d’une Constitution qu’Aristote, dans son Politique, qualifie de mixte, car présentant des contours à la fois monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Cet efficace dosage, bien plus que le tribunal des Cent (ou des Cent-Quatre) – instauré vers la fin du Ve siècle pour juger et juguler toute prétention politique –, a participé à faire échouer les tentatives d’instaurer une monarchie ou une tyrannie à Carthage : au pouvoir exécutif fort des magistrats-chefs de guerre répondait l’équilibre apporté par le Conseil des Anciens (le sénat) et le contrôle exercé par le tribunal des Cent. Les différents éloges apportés à la Constitution de Carthage par des penseurs grecs tels Isocrate, Aristote, Eratosthène ou Polybe, entre autres, trouvent une grande partie de leur explication par cet équilibre entre les différents pouvoirs, même si cet enthousiasme est tempéré chez Aristote par le danger représenté par le cumul des magistratures. Les textes des auteurs classiques, en réalité, n’ont pu nous donner des institutions politiques qu’un éclairage partiel et biaisé par la tendance de ces derniers à appréhender les réalités politiques carthaginoises selon leurs propres modules politiques. C’est à travers ces témoignages néanmoins – et leur confrontation avec la documentation épigraphique – que le paysage institutionnel carthaginois se précise à partir de la fin du Ve siècle, grâce notamment au compte rendu des guerres entre la métropole africaine et le royaume de Syracuse et donc, surtout, aux textes d’Aristote.
Le sénat, ou Conseil des Anciens, constitue certainement la structure politique collective la plus ancienne et la plus importante de Carthage, garante de la mainmise oligarchique sur l’Etat – avec son appendice, le tribunal des Cent. Le sénat était donc naturellement alimenté par des membres de la haute aristocratie carthaginoise, qui ont sans doute fini par occuper des postes viagers, ce qui est plutôt logique dans un régime oligarchique. Probablement cooptés, les sénateurs pouvaient se compter en centaines. Ce qui caractérise d’emblée cette assemblée, c’est l’étendue de ses prérogatives. De la politique extérieure aux affaires internes, le sénat est omniprésent. Il impulse les orientations de la politique étrangère, traite de la paix et de la guerre et délimite les contours de la stratégie d’ensemble en période de guerre, comme en période de paix. Les sénateurs, depuis environ le milieu du Ve siècle, pouvaient aller jusqu’à contrôler et juger les mandats des chefs de guerre. Le sénat jouait un rôle non moins important dans la gestion interne de Carthage. C’est en son sein qu’étaient édictés lois et décrets régissant la vie politique, urbaine, culturelle et judiciaire : ainsi, c’est par décret sénatorial que des dépenses publiques étaient fixées ou que l’enseignement du grec fut interdit. En cas de désaccord avec les suffètes, sur des questions d’affaires publiques, le sénat s’en remettait à l’assemblée du peuple. Mais les amples domaines de compétences de cette assemblée ne pouvaient trouver leur entière satisfaction qu’à l’aide de corps restreints, composés de 10 ou 30 membres selon les cas, sélectionnés au sein même du sénat. Ces commissions, que l’on verra à l’œuvre à différents moments de l’histoire de Carthage, étaient chargées de répondre ponctuellement à des problématiques aussi variées que l’harmonisation du commandement militaire ou la gestion des affaires religieuses. C’est néanmoins le tribunal des Cent-Quatre, institué au cours de la première moitié du IVe siècle, qui incarne le mieux la mainmise oligarchique sur l’Etat par la fonction qui lui est dévolue. Recrutés sur la base du mérite par les pentarchies, qu’on a voulu rapprocher des commissions précédentes, les membres de ce conseil se présentaient comme les garants du respect de la Constitution et de l’ordre républicain3.
La « mixité » de la Constitution carthaginoise ne trouvait toutefois son aboutissement aux yeux d’Aristote qu’à travers la présence d’une assemblée représentant le peuple. Cette dernière apparaît en effet à travers les sources directes et indirectes comme une des institutions politiques majeures de la Carthage punique, mais aussi des autres cités puniques. Bien que la composition, le mode de représentation et le fonctionnement de cette assemblée nous échappent encore4, on peut logiquement avancer qu’elle comprenait les hommes détenteurs de la citoyenneté locale, comme un peu partout à travers la Méditerranée antique. Les délibérations avaient généralement lieu sur la grande place publique, ou aux portes de la ville. Attestée dès le VIe siècle, l’assemblée du peuple, à ses débuts, n’intervenait réellement dans le débat public qu’après convocation par les suffètes : des questions lui étaient alors soumises, puis l’assemblée du peuple pouvait émettre des contre-propositions. Sinon, elle ne pouvait intervenir qu’en cas de divergences entre les suffètes et le sénat. Par ailleurs, même si l’assemblée du peuple élisait déjà les généraux, le choix des candidats revenait probablement au sénat. Instance la plus représentative de Carthage, l’assemblée du peuple a été en fait longtemps écartée des prises de décision majeures de la cité. En revanche, elle avait mandat pour officialiser les affranchissements d’esclaves ou encore diriger des travaux édilitaires, c’est-à-dire dans des domaines intéressant la vie de tous les jours à Carthage.
La « provincialisation » des territoires puniques d’outre-mer
Le partage de la Sicile – fixé lors du traité de 373, reconduit en 362 et par lequel Carthage domine un bon tiers de l’île avec la délimitation naturelle constituée par le fleuve Halycos – demeure effectif pendant encore un siècle, avec quelques modifications ponctuelles. Pour la première fois dans l’histoire des rapports gréco-puniques en Sicile, une frontière physique précise délimitait les territoires des Grecs et des Puniques. On peut donc estimer à juste titre que ce n’est qu’à partir de ce traité de 373 que sont posées les bases d’une épikrateia carthaginoise en Sicile, c’est-à-dire d’une présence politique et militaire punique plus affirmée en Sicile occidentale. Jusque-là, Carthage s’était contentée de surveiller activement sa zone d’influence et n’y avait pas, à proprement parler, assumer son hégémonie, sans doute à cause du caractère particulier de cette partie de l’île : la forte présence d’ethnies différentes (Sicanes, Elymes, Sicules, Phéniciens, Grecs) rendait en effet la situation complexe. C’était en même temps une plate-forme d’échanges exceptionnelle pour le commerce punique. Concrètement, Carthage ne se donne les moyens d’un contrôle plus direct de la moitié ouest de l’île qu’après avoir légitimé son hégémonie par une série de traités avec Syracuse dans les premières décennies du IVe siècle. La métropole a compris qu’elle ne pouvait plus gérer ses intérêts dans l’île à distance et qu’il était non seulement indispensable d’affirmer sa présence, mais de commencer à exploiter les ressources de ce territoire.
C’est à travers le mercenariat que Carthage va pouvoir satisfaire ce programme « colonial », lequel a pu s’appuyer sur le modèle africain et sarde pour se développer : l’occupation territoriale, à travers un réseau de sites peuplés et fortifiés et une exploitation agricole intensifiée, est une réalité en Afrique et en Sardaigne depuis la fin Ve-début IVe siècle. La politique tyrrhénienne de Carthage et le contrôle de ses routes commerciales déterminent en effet l’action punique : il s’agit de faire face à toute menace pouvant contrarier l’hégémonie de la métropole punique dans la région. L’émergence de la puissance navale romaine en Méditerranée, mais aussi les insurrections indigènes, conséquence directe de la mise en valeur intensive des territoires métropolitains et d’outre-mer et de la politique expansionniste carthaginoise, ont contraint Carthage, vers le milieu du IVe siècle, à restructurer et renforcer les principaux centres en Sardaigne et en Afrique du Nord. Les révoltes indigènes vers 379 et la tentative coloniale romaine à Pheronia, au sud d’Olbia, à la même époque accélèrent les réformes stratégiques. Pour faire face efficacement à ces défis, les plus grands centres sardes, Olbia, Sulcis, Tharros, voient leurs systèmes défensifs rehaussés et la trame urbaine se développer. Le cas de Monte Sirai est éloquent puisque les études ont montré que les édifices, notamment le Mastia, y étaient restés civils jusqu’en 360, avant que le site ne soit fortifié. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaissent les aires sacrées à ciel ouvert, communément appelées tophet, dans certains centres comme Monte Sirai, témoignage de l’apport de nouveaux usages, avec l’arrivée des colons africains venus renforcer les principaux centres. En Afrique, la côte du cap Bon connaît dès le deuxième quart du IVe siècle un renforcement des défenses de ses principaux sites : Ras ed-Drek, Clypéa (Kelibia). Les défenses de Clypéa sont d’ailleurs élevées en pierre de taille selon la technique du double appareillement, conformément à ce qui a été réalisé à Sulcis ; le rempart semi-circulaire de Kerkouane, datant des VIe-Ve siècles, se voit progressivement doté, fin IVe-début IIIe siècle, d’une deuxième enceinte, qui évolue parallèlement à la première, le rivage complétant en partie le demi-cercle au nord-est. Cette double enceinte, au milieu de laquelle est ménagé un large couloir, est dotée de tours avec escalier, d’entrepôts et de casemates, comme pour l’enceinte de Carthage. L’ensemble défensif est muni de deux portes monumentales dont l’une, la porte du Couchant, a été élaborée selon un plan à recouvrement : celui-ci se caractérise par une entrée en baïonnette, attestée en Orient phénicien à Tell en-Nasbeh. Les modestes fortifications et les postes d’observation et de transmission des îles Aegimures (Zembra et Zembretta) et de la Galite viennent compléter ces dispositifs défensifs et de surveillance. Leur rôle consistait surtout à signaler et prévenir toute approche ennemie.
Alors qu’en Afrique et en Sardaigne il ne s’agissait finalement que d’un raffermissement de la présence carthaginoise à l’intérieur de ses territoires proprement dit, on assiste en Sicile à une reconnaissance de fait du protectorat punique sur la partie occidentale de l’île. Ce sont encore une fois les Libyens, composante la plus nombreuse des armées puniques, qui vont porter l’essentiel de la stratégie carthaginoise en Sicile, associant contrôle territorial et exploitation agricole, schéma colonial que les Puniques avaient du reste déjà expérimenté avec la fondation de Thermai à la fin du Ve siècle : on assiste en effet à la punicisation du paysage agricole à l’intérieur de la Sicile occidentale. L’édification et le peuplement organisés en Sicile de deux nouvelles cités fortifiées, Lilybée – aménagée immédiatement après la destruction de Mozia en 397 avec d’importantes défenses – et la nouvelle Solonte, sur le Monte Catalfano, au milieu du IVe siècle, à la limite orientale de l’épikrateia punique, mais aussi l’érection d’une véritable frontière défensive, constituée d’un ensemble de forteresses et de villages fortifiés, participent de cette nouvelle donne en Sicile occidentale. Celle-ci procède en fait de la même perspective que les fondations de « Nouvelles Carthages » dans le cap Bon (Néapolis), en Sardaigne (Tharros ou Olbia), voire à l’intérieur des terres en Afrique (les différentes Maqomades, « lieux neufs ») : établir une capitale locale, d’émanation métropolitaine, destinée à coordonner le contrôle et l’exploitation des terres environnantes. La constitution d’une frontière militarisée en Sicile punique nécessite le cantonnement stable de troupes sur cette même frontière après le traité de 373, alors que l’extension de l’emprise carthaginoise vers l’Est sicilien contribue à rapprocher la métropole punique des sources d’approvisionnement en mercenaires. La constitution d’un Etat territorial carthaginois en Afrique du Nord, avec les territoires d’outre-mer qu’étaient devenues la Sardaigne puis la Sicile, apparaît comme révolutionnaire pour l’idéologie politique et administrative phénicienne. L’apparition de frontières délimitant les territoires directement contrôlés, dans la sphère phénicienne d’Occident, est à porter au crédit de Carthage, bien décidée à conserver son hégémonie dans ces régions, avec toutefois des nuances pour chacune d’entre elles : en Sardaigne, les forteresses de l’intérieur de l’île, loin d’appuyer une quelconque frontière militarisée, ont surtout pour rôle de protéger les réseaux économiques entre Phénico-Puniques et populations locales, entre lesquelles ils n’existent aucune sorte d’opposition. En Sicile, il s’agit d’une frontière territoriale.
Le renforcement de l’emprise administrative et militaire de Carthage en Sicile, et l’enrôlement et l’entretien de mercenaires toujours plus nombreux ont pour conséquence directe l’émission d’un monnayage punique sur l’île. Apparues vers la fin du Ve siècle, sous la forme de monnaies d’argent, les tétradrachmes, les premières émissions carthaginoises ont en effet servi à payer les troupes mercenaires opérant dans l’île dans le cadre du conflit mené contre Syracuse : les légendes des premières séries, mais également celles des séries suivantes s’étalant pour les unes de la moitié du IVe siècle à la fin de ce même siècle, et pour les autres de la première moitié du IIIe siècle, sont indéniablement rattachées à une atmosphère militaire ; une série de tétradrachmes, figurant la tête d’Héraclès au droit, indique même comme légende des contrôleurs des finances qui auraient eu pour fonction d’assurer la gestion financière des armées. On peut donc considérer que les tétradrachmes siculo-puniques sont consacrés à l’effort de guerre mené par Carthage dans l’île, tout comme le seront, d’une manière générale, la plupart des monnaies d’or et d’électrum émises par la suite et destinées aussi bien à la Sicile qu’à l’effort de guerre barcide en Espagne, en Italie et finalement en Afrique même. La constitution de l’éparchie punique se traduit, du reste, par un contrôle plus étroit du pouvoir régalien de la frappe de la monnaie et signe donc la fin du monnayage autonome des centres puniques de Sicile. En plus de l’usage d’une iconographie traditionnelle – palmier, cheval – sur le monnayage punique sicilien, cette normalisation de la présence administrative punique dans l’île trouve sa pleine expression à travers une série de monnaies datant de la première moitié du IIIe siècle, portant la mention bʼršt, « sur les territoires », comme pour signifier leur pleine intégration au territoire carthaginois. L’emprise administrative et politique punique sur le modèle africain et sarde, en Sicile se manifeste également à travers l’instauration, dans les endroits stratégiques de l’île, d’organismes de contrôle administratif, les ‘m, groupe d’individus représentant et exerçant localement la souveraineté de Carthage. Les inscriptions puniques ou néopuniques témoignent de l’existence de ces organismes dans les régions contrôlées par la métropole, en Afrique évidemment, en Sardaigne (Karalis = Cagliari ; Sulcis) puis en Sicile, à Héracléa Minoa (= Rus Milqart), et ailleurs (Pantelleria, Ibiza).
Parallèlement à la manière forte, les Puniques développent une politique conciliante à destination des indigènes de l’île, à travers la diffusion de monnaies à l’effigie de Milqart/Héraclès, reprenant ainsi une méthode qui fut utilisée d’abord par les Grecs de Sicile : le but est d’utiliser la dimension civilisatrice de la divinité pour rassurer sur les intentions de la puissance hégémonique. Dans la Sélinonte reconstruite par les Puniques après sa destruction par les armées d’Hannibal le Magonide en 409, on voit la population de la ville adopter l’habitude punique de dresser une stèle dans le sanctuaire de Déméter Malophoros, restructuré par les nouveaux maîtres, pour commémorer une offrande : cela a permis d’associer le culte d’une déesse punique à celui de la maîtresse originelle des lieux, comme le montre la présence d’un champ de stèles comparable à celui de l’aire sacrée de Salammbô à Carthage. Le temple de la Malophoros a reçu, fin Ve-début IVe siècle, c’est-à-dire après la conquête punique, au moins vingt et un gradins supplémentaires, un remaniement architectural que connaît également le temple d’Ešmoun à Carthage : soixante marches sont ajoutées à l’édifice, sur le versant sud de la colline de Byrsa, après désaffection des installations artisanales au cours du IVe siècle. A Solonte, une aire sacrée à ciel ouvert, d’ambiance clairement punique, a également été aménagée dans la nouvelle ville reconstruite par les Puniques. Les sanctuaires dédiés à Aštart illustrent à leur tour les liens et les rapprochements entre les Puniques et les populations locales : c’est ainsi le cas à Eryx en Sicile, à Sicca Veneria en Afrique, mais aussi à Malte. En Sardaigne, très tôt mise en valeur, le renforcement toujours plus évident de la présence punique à l’intérieur des terres s’accompagne d’une volonté d’intégrer les populations locales : la construction du temple de Sid à Antas, dans la plaine de l’Iglesiente, entre la fin du Ve et le début du IVe siècle, qui devient le centre religieux des populations puniques et assimilées de la région, participe de cette politique de proximité.
La consolidation de la mainmise punique sur la Sicile occidentale, si elle contribue pleinement au développement de la puissance carthaginoise, aussi bien sur le plan politique et économique que culturel, ne se réalise cependant pas au détriment des rapports de coexistence qui existaient déjà, à l’époque archaïque, entre cités grecques et centres phénico-puniques de l’île. D’ailleurs, la durée totale des guerres entre Puniques et Grecs en Sicile n’est que d’une trentaine d’années sur une période longue de cent trente-deux ans (410-278). Carthage tentait de placer, autant que faire se pouvait, les rapports avec les Grecs sous le signe de la diplomatie, conformément à sa politique mercantile. Ainsi, les événements politico-militaires en Sicile ont montré que les Puniques n’agissaient militairement que pour maintenir leur présence dans le tiers ouest de l’île, afin de mener à bien leur politique commerciale. A aucun moment elle n’a donné l’impression de vouloir s’emparer de l’île tout entière et se débarrasser une bonne fois pour toutes des Grecs. La métropole africaine s’efforçait, au contraire, de se ménager leur neutralité, voire leur bienveillance, à partir du moment où ses intérêts dans l’île n’étaient pas remis en question. L’installation de Grecs en territoire punique semble d’ailleurs avoir été désirée, voire encouragée, par le pouvoir carthaginois en Sicile ; sinon comment expliquer les passages de Diodore de Sicile montrant les inquiétudes de Denys l’Ancien devant l’« émigration » d’Hellènes vers les cités puniques de Sicile et les efforts significatifs consentis par le tyran de Syracuse pour en débaucher les ouvriers qualifiés grecs, visiblement satisfaits de leur statut en terre punique. L’introduction du culte de Déméter et Koré à Carthage pourrait également être interprétée comme un acte politique fort en direction des Grecs en général, et de ceux originaires de Sicile en particulier, via la colonie établie à Carthage.
En fait, l’attitude des Puniques s’explique avant tout par la nécessité d’assurer une optimisation de leur commerce. Cette forme d’hégémonie atypique – si on la compare à celle des Grecs, proprement plus impérialiste – trouve en effet son explication dans la stratégie commerciale développée par les Phénico-Puniques, qui se résumait par un commerce de courtage et d’intermédiaire. Il s’agissait avant tout, pour les Puniques, de dynamiser les échanges nécessaires au bon déroulement de leur négoce. C’était finalement une forme de politique libérale avant l’heure. C’est ce qui explique notamment que Carthage ait laissé une certaine autonomie politique et administrative aux cités phéniciennes de Sicile occidentale tout au long des VIe et Ve siècles, comme le montre la vitalité urbaine et économique de cités comme Motyé, Panormos et Solonte, matérialisée sur le plan culturel par la statue de l’éphèbe de Motyé et l’existence de monnayages locaux indépendants de Carthage. C’est ce qui explique aussi que la métropole africaine ait laissé son principal partenaire sur place, les Elymes, tirer pleinement bénéfice de leur alliance sur l’île. Les cités grecques, d’ailleurs, reconnaissaient elles-mêmes la souplesse de la politique carthaginoise à leur égard, en comparaison de celle exercée par la tyrannie syracusaine : un des hommes de Denys l’Ancien n’hésitait pas à comparer la tyrannie et le despotisme de son maître à la manière avec laquelle les Carthaginois permettaient aux villes grecques conquises de conserver leurs modes de gouvernement traditionnel ; de même, la soumission immédiate des Grecs de l’intérieur de la Sicile après la victoire d’Amilcar ben Gisco sur Agathocle à Ecnome (311) met en évidence le contraste entre le comportement pacifique et amical du Carthaginois à leur égard avec l’action énergique et brutale du tyran syracusain. En réalité, Carthage devint progressivement, aux yeux de beaucoup, un allié politique pour toutes les cités grecques de Sicile qui s’opposaient aux velléités hégémoniques de Syracuse, en même temps qu’elle constituait une base arrière pour tous les exclus politiques et économiques de la partie grecque de l’île. Dans les faits, la relation punico-grecque dans l’île se traduira par la constitution d’un véritable front politico-militaire face aux ingérences étrangères. Syracuse elle-même n’avait pas hésité, d’après Thucydide à demander une aide à Carthage contre Athènes en 415-413.