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L’intensification des échanges commerciaux

Les échanges commerciaux entre Grecs et Puniques ont toujours existé, même aux pires moments de leur relation. Ces transactions s’intensifient dès l’époque préhellénistique, catalysées par une conjonction d’événements qui apparaissent liés les uns aux autres : d’abord, par un assainissement progressif des rapports politiques entre le monde punique et le monde grec, résultante, on vient de le voir, d’une certaine familiarité atteinte entre le Punique et le Grec ; ensuite, par le fait que les relations établies avec les Lagides, maîtres de l’Egypte, de la Cyrénaïque, des Cyclades, de Chypre et de la Syrie – dont la Phénicie faisait partie –, mettaient Carthage en contact direct avec le marché grec oriental, réunifié économiquement depuis Alexandre le Grand. Conséquence de cette évolution, les rouages permettant le développement des échanges punico-grecs se structurent. L’adoption, dans le monde punique, de l’usage monétaire dans les transactions commerciales se fait parallèlement à une mainmise toujours plus étroite de la zone d’influence directe carthaginoise, laquelle voit ses zones limitrophes au monde grec acquérir toujours plus d’autonomie, dans le cadre de l’activité économique avec leurs voisins grecs. On assiste à l’installation de véritables courants commerciaux régis par des accords et des partenariats privilégiés et facilités par l’insertion du commonwealth punique dans la koinè commerciale hellénistique, par l’adaptation à ses mécanismes et par son intégration à l’ébauche de droit international qui commence à régir les transactions politiques et commerciales en méditerranée. Carthage apparaît, dès le milieu du IVe siècle, comme l’une des principales plaques tournantes du négoce de la Méditerranée hellénistique, servant d’intermédiaire entre ses parties occidentale et orientale.

Echanges commerciaux et partenaires grecs 1

Les échanges commerciaux entre les sphères punique et grecque connaissent un incontestable accroissement à partir du IVe siècle, au point que l’on peut parler d’un commerce de masse dans le cas des céramiques fines attiques (et plus tard campaniennes) dans le monde punique. La solidité de l’axe commercial Carthage-Athènes n’est presque jamais démentie au cours de l’histoire carthaginoise. Les exportations attiques sont particulièrement bien représentées par la céramique à vernis noir, importation grecque caractéristique du IVe siècle à Carthage, avant de connaître un tassement lors du premier tiers du IIIe siècle. Cette chute brutale est en partie liée aux événements politiques : la métropole attique doit, après la défaite de 322, gérer l’intervention de Démétrios Poliorcète en 307 et les troubles internes qui éclatent au début du IIIe siècle. Les terres cuites peuvent également illustrer les exportations attiques, si l’on prend en compte les productions de Béotie, alors sous le joug d’Athènes, qui connurent une faveur certaine dans le territoire de Carthage. La sculpture attique, auréolée de la renommée des maîtres Praxitèle, Scopas et autres Phidias, et les sarcophages en marbre représentent aussi le matériel d’exportation attique vers la métropole punique. Ces produits de luxe (vases, sculptures et sarcophages en marbre) constituaient du reste l’essentiel des exportations attiques vers la métropole africaine. Les exportations carthaginoises vers l’Attique sont moins évidentes à démontrer. Tout juste peut-on citer, pour cette époque, les chants d’Hermippe – poète athénien du Ve siècle – sur les tapis et les coussins brodés carthaginois. Plus concrètes sont les exportations céréalières, attestées notamment par le décret de proxénie en l’honneur d’Apsès et d’Hiéron2.

Corinthe est certainement la cité grecque orientale avec laquelle Carthage et le monde punique entretinrent les relations les plus étroites à l’époque archaïque. Les productions céramiques protocorinthiennes et corinthiennes étaient bien représentées dans la zone d’influence directe de la métropole africaine à cette période. A l’époque hellénistique, les amphores corinthiennes, contenant du vin et de l’huile, sont assez bien diffusées à travers le monde punique, principalement en Sicile occidentale et à Carthage ; les amphores corinthiennes sont d’ailleurs très bien représentées dans la cargaison antique de l’épave d’El Sec, dans la baie de Majorque. La métropole africaine entretenait également un lien commercial plus ou moins continu avec les régions de la Grèce insulaire et péninsulaire (Chios, Lesbos, Samos, Cos) entre le Ve et le IIIe siècle. Leurs produits lui parvenaient par un réseau de redistribution assez complexe où primait avant tout la rentabilité du voyage : l’épave punique d’El Sec (début du IVe siècle) redistribuait certains de ces types d’amphores, notamment celles de Samos, qui y sont particulièrement bien représentées. En ce qui concerne les exportations puniques, des cargaisons de sauce de poisson, produites dans la région du détroit de Gibraltar (Kouass au Maroc et Gadès) – dont c’était la spécialité – et réexportées à partir de Carthage, ont surtout été attestées à Corinthe (première moitié du Ve-début du IVe siècle) et, à un degré bien moindre, à Olympie.

Les relations commerciales entre Carthage et Alexandrie, si elles sont une réalité, ne peuvent être appréhendées aujourd’hui3 qu’à travers des échanges indirects, tant la documentation à ce sujet demeure insuffisante : l’hypothèse d’un centre ayant joué un rôle intermédiaire entre Carthage et Alexandrie peut éventuellement être envisagée. Syracuse, qui entretient de solides relations avec cette dernière, pourrait en constituer un ; la Sardaigne également, comme le montre un lot de statuettes de production alexandrine du temple punique d’Antas. Le courtage punique, dans ce cas, a pu jouer un rôle important : on verra comment un Carthaginois et deux Marseillais se sont associés dans un commerce à destination de la capitale lagide. Les relations avec Cyrène sont autrement mieux documentées. On sait par Strabon que les Puniques échangeaient, à Charax, située en Syrte, du vin contre du silphium et du jus de silphium, qui étaient acheminés clandestinement de Cyrène. La découverte d’amphores de vin, de salaisons et de vaisselle de production punique à Apollonia et Euhespérides atteste l’existence d’une solide route commerciale entre les emporia de la Tripolitaine et de la Byzacène puniques et la Cyrénaïque grecque aux IVe et IIIe siècles4.

Si les échanges avec Alexandrie souffrent d’un manque de documentation, ceux entretenus avec le reste des centres hellénistiques sont, dans l’ensemble, assez bien illustrés. On observe surtout que les Puniques confirment les contacts avec les centres commerciaux grecs les plus dynamiques, à savoir, outre Athènes, la Grande-Grèce et à un degré moindre la Sicile de l’Est.

La proximité géographique et les liens humains, politiques et économiques qui unissent le territoire de Carthage à la Sicile ont très certainement généré d’intenses et étroits échanges commerciaux. La possibilité de rotations multiples en un laps de temps réduit, et donc d’un intéressant taux de rentabilité en cas de succès commercial, a contribué à en intensifier la cadence ; d’autant que la présence militaire punique sur l’île permettait une sécurité optimale, le trajet étant sans cesse surveillé par la marine de guerre. De fait, les contacts commerciaux entre Grecs et Puniques sur l’île sont attestés depuis le VIIe siècle. Diodore explique d’ailleurs la richesse de la Sélinonte archaïque par le commerce entretenu avec Carthage. Les liens avec la Sicile se raffermissent au IVe siècle, comme le montre le volume des importations de céramique fine en provenance de l’île, qui prend finalement le pas, à Carthage, sur les importations attiques dès le troisième quart du IVe siècle, alors que commencent à être importées les céramiques fines magnogrecques. Les officines locales puniques en Sicile commencent en effet à imiter régulièrement les vases à vernis noir attiques à partir de la seconde moitié du IVe siècle, au point de compenser, en partie, le manque en céramique attique. Avec la production céramique de la Sicile occidentale, dont notamment les fameux vases pseudo-attiques, la constante progression des vases locaux à vernis noir marque l’avènement, sur le marché carthaginois, des productions de « l’aire punicisante ».

La grande quantité de terres cuites (lampes, figurines) de fabrication sicilienne ou de style sicilien, attestées à Carthage et ailleurs dans le monde punique, peut également être interprétée comme une preuve d’intenses échanges commerciaux ; d’une manière générale, l’influence artistique grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile y est plus présente. Dans le domaine des importations alimentaires, les Puniques, d’après Diodore, achetaient du vin et de l’huile d’olive à Agrigente au Ve siècle et importaient du blé de Sicile et de Sardaigne à l’époque d’Agathocle. La dynamique production vinicole d’Italie du Sud était également très prisée des consommateurs puniques, au point de constituer la principale importation de ce produit à Carthage, et ailleurs, en Sardaigne punique, aux IVe et IIIe siècles. Comme les amphores grecques orientales, les magnogrecques ont fait l’objet d’un réseau de redistribution, probablement punique, puisqu’elles sont attestées en quantité respectable dans l’épave d’El Sec. La céramique magnogrecque à vernis noir est moins bien représentée, malgré une indéniable influence exercée sur le répertoire iconographique punique.

Attestées dès le dernier tiers du VIIIe siècle à Géla et à Ischia, et, aux VIIe et VIe siècles à Camarina ou encore à Vassalagi, les exportations alimentaires puniques sont assez bien représentées en Méditerranée occidentale au Ve siècle, en Sicile (Camarina, Monte Saraceno), en Italie du Sud, à Kaulonia et surtout à Ischia, dans une quantité équivalente à celle exhumée à Corinthe à la même époque. Aux IVe et IIIe siècles, ces exportations alimentaires puniques sont plus fréquemment attestées en Sicile grecque (Géla, Camarina) et en Grande-Grèce, à Kaulonia ou à Lipari et surtout, encore, à Ischia5. La Grande-Grèce et quelques cités hellénistiques de Sicile seront même concernées par les modestes exportations de céramique à vernis noir puniques ou punicisantes, mais dans ces cas-là, la part des ateliers sicéliotes paraît imposante.

Les échanges avec Massalia (Marseille), et surtout avec Ampurias (près de Gérone, Catalogne), connaissent un essor sans cesse croissant. Un réseau d’échanges a ainsi été mis en évidence entre la métropole africaine et Massalia et sa région, dès la fin du Ve siècle, illustrant, à côté du commerce de métaux (cuivre) et d’hypothétiques denrées alimentaires (huile par exemple), les échanges de vin que réalisaient entre elles les cités productrices pour découvrir ou apprécier d’autres goûts. Outre près de 300 lingots de cuivre, la cargaison de l’épave de Plane 2, coulée près de Marseille (fin du Ve siècle), contenait une majorité d’amphores puniques. Elles y sont encore attestées au dernier tiers du IIIe siècle où, sans être révélatrices d’un commerce diffus, elles n’en témoignent pas moins d’une présence significative.

Beaucoup plus considérables sont les attestations d’échanges entre la sphère punique et Ampurias et sa zone d’influence, celles-ci atteignant un point culminant au dernier tiers du IIIe siècle, illustration de la présence plus affirmée du politique punique en Espagne. Les exportations de vin, et sans doute d’huile d’olive, de la cité grecque vers Carthage étaient importantes aux IVe et IIIe siècles. Ampurias, du reste, servait aussi d’intermédiaire pour l’exportation de céramique attique vers la région de Gadès, dans le cadre de son commerce avec les indigènes de la région andalouse. Les régions de Catalogne, du Levant et, de façon générale, de l’Espagne du Sud-Est ont entretenu d’intenses échanges avec le monde phénico-punique. Attestées à Ampurias dès le VIe siècle, les exportations alimentaires puniques s’y développent notablement à partir du IVe siècle, dominant incontestablement le marché par rapport à Marseille par exemple : les productions d’Ibiza sont longtemps majoritaires, avant d’être rivalisées progressivement par les africaines, surtout lors de la période barcide. A côté des inévitables exportations de vin et d’huile, les productions de salaisons de Gadès ont constitué un produit d’appoint dans le cadre des relations avec Ampurias. L’intensité des échanges commerciaux entretenus par les Puniques avec Ampurias et, à un degré moindre, avec Marseille est telle que l’on peut parler de koinè commerciale et culturelle phénico-punique et ibéro-languedocienne en Méditerranée occidentale, dans laquelle les cités phocéennes sont parties prenantes, mais de manière séparée.

Les échanges réalisés entre Grecs et Puniques sont assez difficiles à déterminer et à évaluer. On peut néanmoins retenir la faveur rencontrée par la céramique fine et les terres cuites grecques, mais aussi les objets de prestige, tels les vases et les sculptures de luxe, auprès de la clientèle punique : la sensibilité à la production artistique athénienne, magnogrecque ou encore alexandrine est incontestable. L’attrait pour le marbre et les œuvres en marbre grec révèle en outre l’existence d’un véritable réseau commercial et artistique. Ce sont en réalité les produits périssables – ou de première nécessité – alimentaires (céréales, huile, vin, poissons) ou autres (tissus, métaux, bois, etc.) qui constituaient la plus grosse partie du trafic6. Le vin, particulièrement, a fait l’objet d’échanges entre Carthage et certaines régions renommées du monde grec. Les Puniques, comme nous l’apprend Columelle, reprenant un passage du traité agronomique de Magon, faisaient un vin très doux et très sucré, qui semble avoir constitué un produit tranchant sur la production courante et qui, de ce fait, a pu intéresser des consommateurs étrangers. Amateurs de vin, les Puniques s’adonnaient à un commerce complexe puisqu’ils importaient, à leur tour, donc, des vins de bonne qualité. De fait, de nombreuses productions de vins provenant de régions diverses de la Grèce insulaire et péninsulaire (Chios, Lesbos, Samos, Cos, Corinthe), de Sicile, de Grande-Grèce ou encore de Marseille ont été importées au cours des Ve-IIIe siècles. La Grèce sera par la suite exclusivement représentée, à Carthage, par les exportations rhodiennes, dès le IIIe siècle, comme l’atteste l’impressionnante masse de fragments et de timbres d’amphores découverts sur le site punique et originaires de l’île. Pour important qu’il soit, il convient néanmoins de ne pas surestimer non plus le vin dans les exportations alimentaires puniques. Les salaisons et les céréales constituaient un produit d’appoint non négligeable, ne serait-ce que par la renommée de cette production punique à l’époque antique. Les métaux précieux, et plus généralement minéraux, dont Carthage s’ingéniait à protéger les sources de production, faisaient également l’objet d’un commerce, notamment avec Marseille. Les textiles devaient être une des exportations industrielles les plus représentatives du commerce phénico-punique vers le monde hellène pour que les Grecs finissent par souligner la vocation commerciale de ce peuple en leur donnant le nom de Phoinikes, racine du mot grec Phoinix, désignant la couleur pourpre utilisée pour la coloration des tissus dans l’industrie phénico-punique. De grandes quantités de coquillages appelés murex – dont une partie est utilisée pour la fabrication de la teinture – ont été recueillies sur les côtes du territoire de Carthage. Les produits textiles phéniciens avaient, en fait, acquis une excellente réputation sur le marché grec, comme en témoigne Homère : on a vu que le marché athénien a très probablement connu les tissus carthaginois.

On retiendra donc que les importations réalisées par l’aire punique concernent, principalement, les objets et denrées grecs jugés de prestige tels les vases et, accessoirement, les sculptures de luxe (en marbre, en céramique, en faïence ou en bronze), les vins, voire les huiles parfumées. Si le commerce punique des vins, et plus largement des denrées alimentaires, touche à peu près toutes les zones de la sphère hellénistique, celui des objets d’art témoigne particulièrement de la sensibilité punique à l’esthétique des plus grands centres artistiques du monde grec (Athènes, Grande Grèce, Alexandrie).

La structuration des échanges punico-grecs

Le développement du commerce interméditerranéen et l’insertion du négoce punique dans la koinè commerciale grecque, à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand, contribuent d’une certaine manière à l’internationaliser. Les Puniques doivent donc se donner les moyens de leurs nouvelles ambitions. Outre le lancement (fin du IVe siècle) du chantier devant déboucher sur l’aménagement d’un complexe portuaire monumental, les structures commerciales puniques s’adaptent à celles de leurs partenaires grecs : l’adoption de la monnaie comme unité de mesure commerciale et la structuration des cadres présidant aux échanges marchands procèdent du renforcement des rapports entre Puniques et Grecs.

La monnaie, dans son principe, est un outil de paiement emprunté à la civilisation grecque et apparu très tardivement (fin Ve siècle) dans la sphère punique sicilienne, si l’on considère la vocation mercantile des Carthaginois. L’usage monétaire à des fins commerciales à Carthage reste néanmoins conditionné par deux aspects plus ou moins importants : la pratique du troc et le moment et la mesure de l’usage monétaire dans les transactions commerciales. Pour ce dernier aspect, les périodes de paix dans l’histoire punique sont évidemment les plus propices pour un usage commercial du monnayage, particulièrement celui en bronze, car plus adapté aux transactions quotidiennes.

La réticence carthaginoise à adopter la monnaie comme moyen d’échange s’explique en grande partie par la persistance, encore au IVe siècle, du troc avec les indigènes ainsi qu’avec les principaux producteurs méditerranéens grecs (Cyrène, Rhodes, Marseille, Sicile grecque, etc.), le produit d’échange étant le même. C’était d’ailleurs une pratique que les cités grecques continuaient à appliquer entre elles dans les échanges vinicoles. Le commerce grec n’avait, du reste, jamais totalement abandonné ce système d’échange. Il faut attendre la moitié du IVe siècle pour voir Carthage émettre ses propres monnaies en or et en électrum, alignées sur le shekel, conformément au système pondéral phénicien, et contrairement aux tétradrachmes frappés sous autorité punique en Sicile, qui eux sont émis selon le système pondéral euboïco-attique. Apparu dans un contexte militaire, le monnayage punique ne commence à être progressivement utilisé pour les transactions commerciales qu’avec le développement des relations punico-grecques, le but étant, au départ, de se maintenir dans le jeu politique et économique de la Sicile. Ce n’est qu’à partir de la fin du IVe siècle et du début du IIIe siècle qu’une nouvelle génération de pièces devient une monnaie de masse, en même temps qu’elle connaît une ample circulation, suite à l’extension de la zone de monétarisation. C’est le cas du monnayage de bronze, qui ne cesse de s’affiner par un système de subdivisions et qui finit par s’aligner aussi sur le shekel, alors qu’une massive production de monnaie en or et en électrum connaît une large diffusion (Afrique, Sicile, Sardaigne) entre le début du IIIe siècle et la veille de la première guerre punique. Représentant la monnaie quotidienne, à la disposition de tout un chacun, la diffusion de la monnaie de bronze démontre en quelque sorte son large usage et, par conséquent, l’adoption généralisée de l’outil monétaire comme moyen de transaction. Plus généralement, l’affirmation d’un système de monnaie divisionnaire en milieu punique implique en quelque sorte la pratique d’une certaine forme d’économie monétarisée. Si les premières émissions de monnaies puniques sous le contrôle de Carthage restent liées au phénomène du mercenariat, et plus généralement au financement de la guerre, la diffusion du système monétaire dans le domaine punique – à un moment où elle ne peut être rattachée à aucun conflit majeur ou au financement programmé d’un quelconque tribut – montre que le système monétaire a pu être adopté par le commerce comme moyen d’échange. L’insertion de Carthage dans la sphère commerciale hellénistique et le développement du grand commerce qui s’ensuit – c’est-à-dire, en fait, l’intensification des échanges commerciaux avec les Grecs, convertis à l’économie monétaire – ont certainement favorisé cette démarche ; d’autant que la collaboration avec le partenaire commercial grec ne cesse de se structurer. L’instauration de véritables canaux politiques, le développement des relations commerciales entre les deux grandes entités méditerranéennes et la présence accrue de marchands grecs en milieu punique et de marchands puniques en milieu grec oriental et occidental ont en effet nécessité la mise en place de règles.

L’axe économique et politique formé par Carthage et les Etrusques montre comment la métropole punique arrive à structurer le cadre de ses échanges. C’est ce que montre le témoignage d’Aristote – cité plus haut – sur cette relation, témoignage qui vient confirmer et même parfois compléter ceux de Polybe sur les traités signés entre Rome et Carthage, et dont certains ont des clauses commerciales. Tout y est, de la protection des biens et des personnes jusqu’à la régulation du « protectionnisme » et de la sécurisation des voies commerciales. On a des raisons de croire que les intenses échanges commerciaux avec les Grecs ont fait l’objet de telles conventions : l’existence de relations diplomatiques entre certaines cités grecques et la métropole africaine, l’attestation d’un proxène carthaginois nommé pour représenter une communauté grecque à Carthage, la bonne intégration des marchands phéniciens en Attique au premier tiers du IVe siècle ainsi que les importants échanges commerciaux réalisés entre Athènes et Carthage tendent vers l’existence de rapports juridiques et administratifs régissant les séjours des marchands puniques en terre grecque et, inversement, des marchands grecs en terre punique. Le décret de proxénie promulgué par Athènes en l’honneur de deux intermédiaires tyriens a montré, en effet, que les contacts et les échanges entre la métropole attique et Carthage étaient régis et structurés. Le système grec des symbola – avec, pour les personnages importants, convention d’asylie –, assurant la protection judiciaire de l’étranger, était-il appliqué entre Grecs et Puniques ? On sait en effet que les symbola, conclus à partir du deuxième quart du Ve siècle entre les principaux Etats membres de la première ligue de Délos, avaient été élargis et généralisés à l’ensemble des cités, grecques et non grecques, avec lesquelles Athènes traitait. Une nouvelle procédure, les dikai emporikai, les « actions commerciales », avait même été créée au IVe siècle afin d’assurer la protection judiciaire des marchands étrangers en territoire grec. L’usage de tessères d’hospitalité entre Grecs et Puniques – comme entre Grecs et Etrusques du reste – montre le souci commun de protéger les biens et les personnes : le Poenulus avait en Etolie un hôte, Antidamas, qui était censé le soutenir dans ses démarches locales. Le récit de la pièce montre en outre que le marchand punique disposait d’une tessère d’hospitalité pour faire reconnaître ses droits d’accueil. L’adoption de cette pratique grecque par les marchands puniques est également attestée en Sicile, à Lilybée. Une tessère d’hospitalité étrusque, découverte à Carthage, démontre quant à elle l’existence de telles pratiques entre Etrusques et Carthaginois7.

On imagine que les enjeux économiques et financiers entourant de telles transactions aient pu pousser les protagonistes grecs et puniques à s’assurer le maximum de garanties et à délimiter les conditions d’assurance et de financement, mais également – en cas de réussite commerciale, qui reste malgré tout le cas le plus fréquent – les dividendes et intérêts de chacun. Ce véritable partenariat commercial était indispensable pour arriver à satisfaire les impératifs de rentabilité : les aléas de la navigation – les inévitables risques naturels, causes de beaucoup de naufrages ; la piraterie – constituaient des obstacles à franchir pour assurer un minimum de succès à l’entreprise. Toutes ces contraintes impliquaient donc une étroite collaboration, que ce soit dans le cas où un armateur punique louait ses services à une entreprise grecque, ou celui où deux entreprises, grecque et punique, se partagaient les responsabilités de la traversée et de la diffusion des cargaisons. Ce sont, en tout cas, les enseignement tirés de l’épave d’El Sec, qui témoignent d’une certaine connivence commerciale entre Carthage et Athènes dans la diffusion de la céramique attique à travers le monde punique. Dans la même perspective, on a l’exemple à Alexandrie, au IIe siècle, d’un contrat dans lequel un navigateur carthaginois, Démétrios Apollonias, ou fils d’Apollonias, associé à un officier de Thessalonique, à deux homonymes marseillais, Kyntos, et à un Eléate – tous militaires –, se porte garant d’un prêt maritime contracté par un Lacédémonien et un Marseillais ; ces derniers ont pour projet une entreprise de navigation et de commerce au « pays des Aromates ». Ce document est intéressant à plus d’un titre, puisqu’il montre que le commerce antique pouvait donner lieu à des accords entre marchands-navigateurs des principales places commerciales de la Méditerranée. Dans le cas présent, il démontre bien l’intégration des marchands puniques au système commercial hellénistique. On a ici un Carthaginois qui consent à investir dans une entreprise commerciale grecque : la rentabilité apparaît comme le seul objectif de ce complexe arrangement où capitaux et compétences sont sollicités pour assurer le succès de l’aventure. Ce document implique indirectement l’existence et la fiabilité d’un cadre juridique international régissant les différents partenariats de type commercial et auquel les marchands puniques semblent adhérer sans difficulté ; ce cadre juridique devait être en tout cas suffisamment solide pour que des prêts forcément importants soient ainsi accordés à une entreprise dont le but, « le pays des Aromates », paraît aussi alléchant qu’aventureux. Ce texte montre également comment un particulier carthaginois pouvait se lancer librement dans une entreprise commerciale de grande envergure.

L’insertion du « commonwealth » punique dans la koinè commerciale grecque

La structuration des échanges punico-grecs et l’accès du commerce punique à la koinè commerciale grecque vont permettre au courtage punique de donner sa pleine mesure, avec la diversification des sources d’approvisionnement et d’écoulement : la puissance marchande de Carthage, ainsi dynamisée, ne sera jamais aussi affirmée qu’à la veille de la première guerre punique. La période hellénistique est une époque durant laquelle le commerce de masse pousse les activités maritimes des différentes puissances commerciales à se compléter, parallèlement au développement, en milieu grec, des activités à succursales multiples. Le commerce antique étant principalement un commerce de redistribution, c’est rarement le même bateau qui transporte une cargaison donnée de son point de départ à son point d’arrivée. S’il n’y a pas lieu de nier l’existence de courants directs entre la cité d’Elyssa et les principaux ports commerciaux grecs, il reste qu’une partie non négligeable – et non évaluable – du volume des échanges entre Grecs et Puniques se faisait dans le cadre de ce qu’on appelle le commerce de redistribution, dans lequel le rôle des Puniques paraît toujours plus important. Le contenu d’épaves puniques comme celles d’El Sec ou de Binisafuller (IIIe siècle), caractérisé par l’hétérogénéité des produits chargés et leurs provenances, démontre bien un mode de commerce proche du courtage, dont il reste toutefois à déterminer le lieu du départ et/ou les escales effectuées, ainsi que la nature des marchandises déchargées à tel ou tel endroit. Il est clair, en tout cas, que l’hétérogénéité de la cargaison était destinée à rentabiliser le voyage ; c’est la volonté d’optimiser le profit qui faisait se rencontrer des marchandises et des marins d’horizons différents dans un même bateau au gré des intérêts de chacun. Héritier d’une tradition multiséculaire, comme on a déjà pu le constater à travers l’inscription de l’Acropole d’Athènes, le courtage carthaginois avait très vite compris, dans cette optique, l’avantage à tirer de la redistribution des produits de prestige grecs en Méditerranée.

Les produits grecs ont en effet constitué une partie importante de la cargaison de courtage punique. Des sociétés commerciales phéniciennes ou puniques jouaient un rôle important dans « l’import-export » à l’intérieur de l’ensemble méditerranéen comme le montre l’apposition de marques amphoriques au nom d’Aris, inscrite en grec sur des vases grecs8. Ce commerce de redistribution de produits de prestige grec était utilisé notamment pour l’approvisionnement en métaux précieux en Ibérie, zone d’influence phénico-punique. L’épave d’El Sec illustre, à sa manière, l’existence d’un filtrage punique des importations de céramiques grecques en Ibérie : le dépôt antique d’Emporion (Ampurias), sur la côte espagnole, offre en effet de troublantes similitudes avec une partie des objets qui composent le chargement du bateau d’El Sec. Nous y retrouvons exactement les mêmes céramiques attiques, aussi bien peintes qu’à vernis noir, mais aussi les mêmes marques commerciales grecques et puniques. Il aurait donc existé une firme spécialisée dans le commerce de la céramique attique en direction de la sphère punique.

Carthage, cependant, ne pouvait, à elle seule, entretenir des contacts directs avec tous les protagonistes commerciaux grecs : il fallait en effet tenir compte de l’éloignement et de la difficulté pour atteindre certains marchés et, par conséquent, de la moindre rentabilité qui en découlait. Les colonies puniques en marge de l’aire carthaginoise, c’est-à-dire aux frontières de l’aire grecque – du moins celles qui en avaient les moyens matériels et financiers –, allaient jouer, pour la métropole, ce rôle de plaque tournante indispensable au transit des marchandises grecques. L’importance de la Sicile dans la stratégie commerciale punique est double dans la mesure où, outre les relations directes et particulièrement rentables avec Carthage, l’île, située au carrefour des routes commerciales, sert de marché où les négociants peuvent faire des affaires avec les Grecs. La position stratégique de la Sicile, située à mi-chemin entre le bassin occidental et le bassin oriental de la Méditerranée, faisait d’elle un jalon incontournable des liaisons maritimes, une sorte de fenêtre commerciale sur le monde grec ; la situation médiane de l’île dans la mer intérieure a en outre permis aux productions de Grèce de rentabiliser leur commerce vers l’Occident en divisant le trajet par deux et en permettant des rotations plus fréquentes. L’axe politico-économique constitué par Syracuse et Corinthe – un des plus importants de l’époque, et qui draina, jusqu’au IVe siècle, une bonne partie des trafics commerciaux au départ des zones grecques de la Méditerranée orientale – permet à l’éparchie punique de Sicile de jouer un rôle majeur dans la diffusion des amphores corinthiennes à travers le monde punique. La numismatique illustre à son tour le rôle intermédiaire joué par la Sicile. Il est en effet remarquable que ce soit aux différents points de contact puniques avec le monde grec que se développe la monnaie. Les toutes premières monnaies émises à Mozia et Panormos portaient des inscriptions grecques ou bilingues punico-grecques et s’étaient alignées sur l’étalon euboïque-attique, ce qui facilitait les échanges entre les Puniques et la Sicile grecque. Le rôle intermédiaire de la Sicile peut, à ce propos, expliquer le décalage numismatique entre les échanges punico-grecs de l’Est méditerranéen et ceux de l’Ouest méditerranéen. C’est certainement pour profiter des opportunités que lui offraient ces flux que Carthage ne chercha jamais vraiment à se débarrasser de la présence grecque sur l’île. A aucun moment en effet Carthage n’a cherché à interdire l’accès des ports puniques de Sicile aux marchands étrangers ; bien au contraire, puisque l’on sait, grâce aux traités conclus entre Carthage et Rome, qu’ils bénéficiaient des mêmes droits que les commerçants puniques : « Tout Romain qui se rendra en Sicile, dans la zone soumise à l’autorité de Carthage, jouira des mêmes droits que les autres… » La présence grecque est donc perçue comme indispensable pour le développement du commerce punique dans la mesure où la cohabitation entre les deux communautés permet de générer de fructueux échanges et de dynamiser les relations commerciales dans l’île. Les relations avec Cyrène, on l’a vu, s’effectuaient, en partie, via les zones puniques périphériques. Les transactions entre les deux grandes cités africaines étaient également facilitées par le jeu des divisions du monnayage cyrénéen, lequel arrivait à ménager les étalons phénico-puniques et attiques.

Plus à l’ouest, il semble que ce soit Ibiza qui ait tenu le rôle de plaque tournante du commerce punique dans la région : en plus de diffuser à grande échelle la céramique attique à vernis noir en Espagne, la cité importe et exporte des marchandises puniques et/ou ibériques. A Alorda Park, sur la côte nord-est espagnole, 49 % des importations viennent d’Ibiza et environ 40 % du reste est constitué d’importations puniques diffusées par les commerçants ébusitains (d’Ibiza) : celles-ci sont surtout faites d’amphores de Méditerranée centrale – dont certaines seulement sont d’origine carthaginoise. La découverte de l’épave punique de Binisafuller (Minorque) a livré le premier exemple du grand commerce d’exportation auquel s’adonnaient les communautés ibériques catalanes et dans lequel Ibiza était impliquée. La place de Gadès n’est toutefois pas à négliger : l’étalon utilisé en Ibérie, la drachme de 4,8 grammes, s’adapte à la fois au système phénico-punique de Gadès et à celui de la cité phocéenne, ce qui traduit bien les trafics commerciaux de la péninsule entre les Phocéens d’Emporion et de Rhodé (Rosas), d’un côté, et les Phénico-Puniques d’Espagne de l’autre. L’Espagne phénico-punique connaît d’ailleurs, à la fin du IVe et au début du IIIe siècle, ses premiers monnayages de bronze, avant de commencer à émettre, un peu avant l’arrivée des Barcides dans la seconde moitié du IIIe siècle, des pièces d’argent. Il faudra attendre ce moment et l’alignement sur le shekel pour voir s’opérer un contrôle punique total sur les affaires commerciales en Espagne.

D’une manière générale, la métropole punique ne tolère une relative autonomie dans la frappe de monnaies d’argent que dans les zones de contact avec le monde grec, afin d’en faciliter les échanges ; l’émission de monnaies d’or demeure toutefois le monopole de Carthage à l’intérieur du commonwealth punique.