3

Pyrrhos

L’après-Agathocle en Sicile

L’assassin d’Agathocle, Menon, nourrit lui aussi de grandes ambitions politiques et s’est ouvertement déclaré candidat à la direction de Syracuse, non sans avoir éliminé Archagathos – le petit-fils du dernier roi de Syracuse – et s’être assuré le soutien des troupes mercenaires. Il ne lui reste plus qu’à s’imposer aux Syracusains, qui lui opposent le général Hikétas. C’est le moment que choisit Carthage pour intervenir dans les affaires syracusaines – sur l’initiative de Menon –, trop heureuse de saisir une occasion de diminuer la puissance de la métropole grecque. C’est la raison pour laquelle Menon choisit de temporiser face aux troupes d’Hikétas, attendant d’assurer sa jonction avec les troupes puniques, pour finalement imposer ses conditions à des Syracusains intimidés par la puissance qui leur fait désormais face. La guerre se conclut par la livraison de 400 otages à Carthage en gage de bonne volonté et la promesse du retour des bannis syracusains, dont Menon.

La métropole punique parvient finalement à atteindre son objectif en Sicile : une limitation de la puissance syracusaine, suffisante en tout cas pour qu’elle ne soit pas nuisible aux intérêts puniques sur l’île. C’est précisément la raison pour laquelle Carthage intervient de nouveau militairement en 280 : la puissance d’Hikétas commençait à s’accroître sur l’île, après sa victoire à Hybla sur le puissant tyran d’Agrigente Phintias, mieux disposé envers l’hégémonie punique que son ambitieux rival. Elle était suffisante en tout cas pour inciter le tyran syracusain à affronter les Puniques près du fleuve Téria, en 279 : les troupes syracusaines sont balayées et Hikétas chassé de Syracuse. La cité grecque est alors dominée par deux ambitieux, Thoinon et Sosistratos, qui épuisent ses ressources dans de stériles luttes pour le pouvoir suprême. Syracuse n’était désormais plus en mesure ne serait-ce que de contenir l’hégémonie punique dans l’île. Carthage, en s’emparant des îles Lipari, avait avancé un pion décisif dans la maîtrise du détroit de Messine, qu’Agathocle avait réussi un temps à contrôler. Il fallait à Syracuse – pour raffermir ses positions en Sicile – un concours extérieur, que la géopolitique du moment, en Méditerranée centrale, allait lui offrir sur un plateau.

L’émergence de Rome en Italie du Sud : la nouvelle donne

Rome, après avoir définitivement éclipsé la puissance étrusque en Italie centrale, s’était lancée dans une série de guerres contre ses voisins samnites, qui la menèrent aux portes de l’Italie du Sud. Si Tarente avait réussi, par un traité commercial en 303, à interdire la navigation romaine à l’est du cap Lacinium, près de Crotone, la puissance romaine exerçait de fait une influence déjà considérable sur les principales cités grecques de la péninsule italienne. Tarente ne voyait pas d’un bon œil ces ingérences, d’autant que son hégémonie était contestée dans la région par d’autres cités grecques : c’est comme cela que l’on peut interpréter l’appel à l’aide romaine de cités comme Thourioi ou Rhegium pour se prémunir des Bruttiens ou des Lucaniens. Tarente avait déjà sollicité par le passé le roi d’Epire Alexandre le Molosse ou Agathocle contre ces tribus belliqueuses, dans l’espoir de réaffirmer ses positions dans la région. Mais après 289, à la mort du roi syracusain, elle se trouvait seule face à la montée en puissance de Rome qui s’affirmait de plus en plus comme le gendarme de l’Italie du Sud. La cité grecque craignait par-dessus tout le prix à payer de ses actions passées contre cette cité : n’avait-elle pas suscité contre elle des coalitions italiques dans le cadre des guerres samnites ? D’autant que Rome devait se prémunir de l’axe de fait constitué par Syracuse et les Etrusques, comme on l’a vu. Les craintes romaines rejoignaient ici celles développées dans le même temps par les Puniques. C’est assurément dans ce cadre qu’intervient l’accord conclu entre Carthage et Rome en 306 et rapporté par l’historien sicilien Philinos. Les deux cités s’engagent mutuellement à ne pas empiéter sur leurs aires d’influence respectives, à savoir l’Italie pour Rome et la Sicile pour Carthage. En réalité, il faut voir dans cet accord une réaction punico-romaine à l’axe dorien constitué par Syracuse et Tarente, que l’intervention du fameux roi d’Epire Pyrrhos, mariée à une fille d’Agathocle, va dynamiser. C’est que l’installation de garnisons romaines à Locres, puis Thourioi et Rhegium en 282 menace sérieusement, à terme, l’indépendance de Tarente, d’autant que les démocrates de la cité grecque craignent le parti aristocrate, favorable aux Romains. Aussi, Pyrrhos, déjà sollicité en ce sens par le passé, est-il appelé à l’aide par le gouvernement tarentin. Le roi d’Epire, cette fois-ci, répond favorablement à la sollicitation tarentine, y voyant l’occasion idoine pour enfin concrétiser le rêve, partagé par tant de monarques contemporains, de devenir le réel « Alexandre occidental ». Le roi d’Epire débarque alors en Italie et, engageant le combat contre les Romains, remporte deux victoires à Heraclée (280) et Ausculum (279), que les annalistes romains se sont évertué à minimiser en leur collant le mythe de « victoire à la Pyrrhos ». Les pertes enregistrées, lors de la dernière bataille notamment, dissuadent le souverain de poursuivre son avancée vers Rome. C’est à ce moment que lui parvient un deuxième appel à l’aide, lancé par la Sicile.

L’intervention de Pyrrhos en Sicile

L’hégémonie punique en Sicile, conjuguée à la pression exercée par les Mamertins – ces mercenaires campaniens de l’armée d’Agathocle, puis de Menon, qui s’étaient emparés de Messine et s’y étaient installés en 288 après avoir massacré une grande partie de ses habitants – sur la Sicile, avait fini par avoir raison de la guerre civile à Syracuse : les deux prétendants à la tyrannie, Sosistratos et Thoinon, taisent leur différend et se décident à faire appel à Pyrrhos. Mais Carthage avait anticipé ce scénario : l’accord conclu avec Rome au printemps 278 fait échouer la tentative de Pyrrhos de traiter avec la cité latine. La stratégie initiale avait consisté à empêcher, en amont, le débarquement de Pyrrhos. D’abord en tentant d’apporter un soutien logistique à Rome dans le but de prolonger le conflit en Italie. Ensuite, en tentant de détourner Pyrrhos de son projet de débarquement. Si les deux cités ont le droit de signer un accord de paix séparément avec Pyrrhos, le contractant devra absolument préciser qu’il aura la possibilité de porter secours à son allié si celui-ci est attaqué sur son territoire. Carthage n’insiste pas sur une aide militaire directe romaine en Sicile : la métropole punique ne semblait pas encline à voir le Romain prendre pied sur l’île, fût-ce en allié. De son côté, Rome ne sollicite qu’une aide navale à caractère logistique, sans insister sur l’aspect proprement militaire. L’aide d’une flotte punique de 120 navires, dépêchée sous les ordres du navarque Magon, est finalement refusée par les Romains. Du reste, tout ceci était conforme à l’esprit du traité romano-punique de 306. De fait, l’alliance s’avérera extrêmement timide et limitée dans l’action.

Outre l’alliance romaine, Carthage réussit à acquérir le concours mamertin. Les nouveaux maîtres de Messine se savent également menacés par l’intervention de Pyrrhos, du fait de leurs méfaits sur l’île. Les forces puniques – lorsqu’elles eurent vent des premières sollicitations syracusaines à destination de Pyrrhos – prennent les devants et une escadre punique, renforcée par 500 Romains, vient mettre le siège devant Rhegium dans l’optique de bloquer le détroit au futur débarquement de Pyrrhos. En vain.

Lorsque Pyrrhos se décide, en 278, à intervenir en Sicile, Syracuse est assiégée sur terre par 50 000 hommes, et par la mer par une flotte punique de 100 navires. De Locres, le roi d’Epire embarque son armée vers Tauroménium, Messine lui étant interdite. Il y noue une alliance avec le tyran local Tyndaron, avant de faire voile vers Catane, où il reçoit un accueil triomphal. Il se dirige ensuite vers Syracuse, accompagné d’une flotte. A l’approche des forces de Pyrrhos, Magon choisit la prudence et retire ses forces. Le roi d’Epire peut ainsi entrer sans coup férir à Syracuse : la cité, qui établit une sorte d’union sacrée autour de sa personne, met immédiatement à sa disposition toutes ses ressources dans l’optique de la « guerre de libération » qui se prépare contre la présence punique en Sicile. Leontium et plusieurs autres cités font de même : Pyrrhos se trouve ainsi à la tête d’une flotte de plus de 200 navires, y compris la soixantaine de vaisseaux épirotes initiale, ainsi que d’un matériel de guerre important. Leontium, par exemple, pouvait mobiliser jusqu’à 4 000 fantassins et 500 cavaliers.

Après avoir assaini la vie politique à Syracuse et préparé comme il se doit son expédition, Pyrrhos se porte vers l’ouest en 277 : Sosistratos, qui se trouvait être également le maître d’Agrigente, lui livre la cité après en avoir chassé la garnison punique. Une alliance est conclue entre le condottiere épirote et la cité grecque, qui lui fournit en outre une troupe aguerrie de 8 000 fantassins et 800 cavaliers. Trente autres cités, sous l’autorité de Sosistratos, se soumettent au roi d’Epire. Puis, à la tête d’une armée de 30 000 hommes et d’un imposant matériel de siège, Pyrrhos s’avance plus avant dans l’épicratie punique et soumet tour à tour les cités d’Héracleia, d’Azones, de Ségeste, de Sélinonte. Le siège d’Eryx nécessite quant à lui toute l’attention du roi d’Epire, de par sa position inexpugnable, mais également par son lien avec la geste d’Héraclès, héros dont se réclame Pyrrhos. Ce dernier se fait fort de se distinguer en ce lieu symbolique et ses efforts répétés finissent par avoir raison de l’opiniâtre résistance des Puniques. La chute d’Eryx entraîne la soumission plus ou moins contrainte de toutes les autres cités puniques de Sicile occidentale : Iaitos, Panormos, Ercté. Seule Lilybée échappe encore au contrôle de l’armée de Pyrrhos. Ce dernier vient aussitôt l’assiéger. Les Carthaginois ont tout juste eu le temps de débarquer de considérables forces militaires, puis de grandes quantités de blé et un important matériel de guerre. La flotte de Pyrrhos s’est révélée incapable d’empêcher ces débarquements, montrant ainsi ses limites face à la maîtrise maritime punique. Le stratège Magon peut donc rééditer la stratégie que Carthage a appliquée contre Agathocle en Afrique : soutenir un siège terrestre, tout en restant maîtresse des mers. L’accès de Lilybée par voie terrestre est du reste barré par un efficace système de triple défense, composé de nombreuses tours et d’un vaste fossé, sur le modèle de celui protégeant la métropole punique. Pyrrhos, après avoir refusé un traité de paix et une importante indemnité proposés par Carthage, redouble d’efforts dans le siège de la cité. Mais l’opiniâtreté de la résistance, l’efficacité des machines de guerre puniques et les importantes pertes subies par son armée l’obligent à abandonner son projet au bout de deux mois.

De retour à Syracuse, le roi accentue ses efforts contre la puissance des Mamertins dans le nord-est de la Sicile ; ces derniers sont défaits lors d’une bataille rangée et plusieurs de leurs places fortes détruites. Carthage, consciente des projets africains de Pyrrhos, s’attelle par voie diplomatique à tenter de le détourner vers l’Italie : elle lui offre pour cela une forte indemnité ainsi que la livraison de vaisseaux de guerre. Les Puniques obtiennent comme réponse l’inacceptable exigence d’abandonner la Sicile. Ce souhait de Pyrrhos masque en réalité le projet, à peine voilé, de porter la guerre en Afrique. Du reste, le roi d’Epire s’est déjà attelé aux préparatifs en réquisitionnant tout ce qui pouvait servir à un débarquement. Mais la manière brutale utilisée pour mobiliser, en ce sens, les ardeurs et les ressources grecques finissent par le discréditer dans l’île. Très vite, les relations se détériorent entre le roi d’Epire et ses alliés Thoinon et Sosistratos, soupçonnés de comploter contre lui. Le premier est finalement exécuté alors que le second réussit à prendre la fuite. Et tandis que les principales villes grecques font défection et se soulèvent, n’hésitant pas pour certaines à rejoindre l’alliance punique et/ou mamertine, des appels pressants venus d’Italie du Sud, et particulièrement de Tarente, permettent à Pyrrhos une sortie honorable du piège sicilien.

La retraite vers l’Italie est loin d’être aisée pour Pyrrhos. La coalition punico-mamertine ne le lâche pas d’une semelle. Même une victoire remportée sur une armée punique, juste avant de s’embarquer pour l’Italie, ne lui permet pas de desserrer l’étreinte. Bien appuyé sur les îles Lipari, le stratège Magon parvient ainsi, en 276, à anéantir les deux tiers de ses vaisseaux lors de la traversée du détroit de Messine. Les Mamertins, quant à eux, réussissent à détruire l’avant-garde de son armée lors d’une embuscade, après son débarquement en Italie. Sa défaite finale face aux Romains à Bénévent, en 275, signe la fin des ambitions occidentales de Pyrrhos et éloigne définitivement la menace épirote de la Sicile et de l’Italie.