Epilogue
Désarmée et abandonnée par Utique et ses sœurs de la Byzacène (Hadrumète, Acholla, Leptis Minor, Thapsus), Carthage parvient tout de même, dans un sursaut patriotique, à résister aux premiers assauts romains, bien aidée en cela par ses imposantes défenses, principale protagoniste en réalité de la troisième guerre punique. L’enrôlement des esclaves, la résistance de cités puniques comme Aspis/Clypéa et Néphéris et l’efficacité de la guérilla menée par la cavalerie d’Amilcar Phamaias lui permettent de tenir tête aux forces romaines les premières années. Mais la nomination de l’énergique Scipion Emilien au consulat en 147 change la donne. Le nouveau consul était parvenu, avant sa nomination, à débaucher Amilcar Phamaias et ses forces, grâce notamment aux vieux liens unissant les deux familles. Une incursion réussie vers Mégara oblige les dernières troupes carthaginoises agissant à l’extérieur, sous le commandement d’Asdrubal le Boétharque, à regagner les murs de la ville. Scipion Emilien peut donc se concentrer sur les défenses de Carthage. Fort des leçons tirées des échecs des premières tentatives romaines sur les enceintes carthaginoises, il adopte la stratégie du blocus afin de priver la métropole de toute communication avec l’extérieur. Il commence par barrer l’isthme en établissant un camp retranché face à la triple muraille ; puis il fait aménager une digue pour bloquer l’accès aux ports. Malgré quelques actions d’éclat des assiégés, Scipion Emilien, pendant l’hiver 147-146, s’empare de l’avant-port, où il fait établir une fortification surveillée par 4 000 soldats. Puis, après avoir annihilé toute résistance au cap Bon les premiers mois de l’an 146, il se consacre entièrement à l’assaut de la cité. Les Romains n’ont aucune peine à investir le port circulaire de guerre et la grande place publique, mais la progression vers l’acropole de Byrsa ne se fait qu’au prix de luttes acharnées : les Carthaginois se défendent quartier par quartier, maison par maison, avec l’énergie du désespoir. Le siège de la citadelle de Byrsa se termine par la reddition des 50 000 assiégés. Un millier d’irréductibles, retranchés à l’intérieur du temple d’Ešmoun, préfèrent se suicider plutôt que de se rendre. La femme du défenseur de Carthage Asdrubal le Boétharque, accablant son mari d’imprécations pour s’être lâchement rendu à l’ennemi, se jette avec ses enfants dans le bûcher allumé par les assiégés. L’historiographie antique et contemporaine n’a pas manqué de relever le symbolisme de ce suicide en rappelant le précédent constitué par la fondatrice de la cité, Elyssa/Didon : l’histoire punique de Carthage avait commencé par la volonté d’une femme et se concluait par le geste héroïque d’une autre femme. La boucle était bouclée pour l’idéologie romaine : à la Carthage féminine était opposée l’image d’une Rome masculine, dominatrice et, au final, supérieure.
La métropole continua de brûler dix jours sans interruption. Le spectacle arracha à Scipion Emilien des vers empruntés à Homère, rappelant les vicissitudes du destin qui pourraient réserver à sa patrie le même sort que Carthage. L’annihilation de la métropole punique rencontra un écho à la hauteur de l’événement, non pas tant pour le martyre vécu que pour la manière avec laquelle Rome arriva à ses fins. La Méditerranée antique venait de découvrir, avec crainte, les réels contours de la fides romana, que l’Urbs s’était pourtant évertuée à ériger en morale politique, dans le cadre de sa propagande politique, face à la fides punica.