Avant-propos
Très peu de scientifiques contestent aujourd’hui la place essentielle occupée par la Carthage punique dans le processus évolutionniste du bassin occidental de la Méditerranée antique ; non pas tant dans le domaine militaire et politique – que l’écho des guerres puniques et la place qu’elle a occupée dans la littérature gréco-latine ont longtemps contribué à valoriser – que dans le domaine plus largement culturel. Les données recueillies à travers les chantiers de fouilles réalisés sur les nombreux sites puniques de la Méditerranée occidentale et la documentation scientifique constituée ces dernières décennies à partir de solides études ont permis de revoir, et même d’infirmer, beaucoup de certitudes, voire de topos assenés pendant des siècles.
Longtemps, en effet, l’historiographie s’est contentée de reprendre de manière mécanique les informations véhiculées par les textes gréco-latins : la cruauté et la cupidité supposées des Phénico-Puniques reviennent souvent, la littérature gréco-latine ajoutant même des jugements de valeur pourtant étrangers à la mentalité classique. L’art phénico-punique, notamment, a souvent été présenté, les siècles derniers, comme imitant servilement les civilisations fréquentées par la culture sémite ; le conservatisme attribué de manière quasi dogmatique à la culture phénico-punique a ainsi souvent servi à refuser à cette dernière la capacité d’être l’auteur d’une œuvre classée artistique, systématiquement attribuée à des cultures jugées « supérieures ». L’art phénico-punique a d’ailleurs particulièrement souffert des comparaisons avec son correspondant grec par l’historiographie contemporaine, à travers une canonisation de l’inévitable action qu’aurait exercée l’hellénisme sur les différentes civilisations du monde antique. Ce parti pris idéologique est d’autant plus consternant que les Grecs eux-mêmes lui reconnaissaient de nombreuses qualités : l’habileté et le raffinement des artisans phéniciens et puniques ont été maintes fois soulignés dans des domaines aussi divers que le travail du bois, des métaux précieux, du verre ou de la pourpre. Cette approche idéologique s’explique en fait par les théories émises sur l’hellénisme et l’hellénisation, lesquelles, puisant leurs sources dans l’historiographie allemande du XIXe siècle, ont longtemps contribué à conditionner la vision historiographique sur les rapports entretenus entre les mondes grecs et les mondes puniques et, d’une manière générale, leurs voisins méditerranéens. En s’inscrivant dans un hellénocentrisme fondé, au départ, sur un quasi-sacerdoce des textes classiques et sur la certitude de la supériorité de la civilisation grecque, cette historiographie, surfant sur la vague du mouvement romantique de l’époque, contribuera, pour longtemps, à placer la culture hellène au centre des processus évolutionnistes et diffusionnistes que connurent l’ensemble des cultures riveraines du bassin méditerranéen. Ce paradigme fut canonisé – à travers une dialectique entre hellénisme et christianisme – par J. G. Droysen dans son monumental Geschichte des Hellenismus (Histoire de l’hellénisme) à la fin de la première moitié du XIXe siècle, qui servira de socle théorique à pratiquement toutes les études qui suivront sur le sujet. Le concept d’hellénisation, tel que le définit ce mouvement intellectuel, sera très vite appuyé par l’idéologie colonialiste selon laquelle l’indigène dominé, assimilé au Barbare antique, ne pouvait s’affirmer socioculturellement qu’après avoir accepté le principe de la supériorité de la civilisation dominante, conforté par ce que fut la suprématie romaine à l’époque antique ; la preuve matérielle de cette grille interprétative sera fournie par l’apparition de plus en plus massive de la documentation archéologique. La décolonisation politique de la seconde moitié du XXe siècle accompagne, en quelque sorte, celle des études historiques : hormis quelques tentatives antérieures, au demeurant isolées, les années 1960 et surtout 1970 marquent la véritable émergence d’une réflexion critique – dynamisée par l’approche structuraliste – sur l’approche à effectuer vis-à-vis du concept de l’hellénisation, laquelle a, à son tour, parfois entraîné – dans une application extrême du principe – des réactions mécaniques et émotionnelles dont l’anachronisme a révélé, en fait, une résistance de type idéologique. C’est en tout cas vers une déconstruction du phénomène d’hellénisation, débarrassée de toute volonté d’imposer des modes de pensée modernes et de tout jugement de valeur sur les anciens, que s’est désormais orientée l’historiographie contemporaine après d’âpres débats scientifiques entre classicisants et sémitisants. Il faudra attendre la formation d’écoles spécialisées dans les études phénico-puniques, initiées par l’action de Sabatino Moscati en Italie, puis Mhamed Fantar en Tunisie et Maurice Sznycer en France, dès les années 1970, pour apprécier la culture carthaginoise selon ses critères propres, mais aussi pour estimer la véritable contribution grecque dans le domaine de la culture phénico-punique.
Soulever ici la question de la place de l’hellénisme dans la métropole punique s’explique avant tout par le rapport étroit entretenu par Carthage avec l’élément grec dès l’époque classique et surtout à l’époque hellénistique, c’est-à-dire entre le Ve siècle et la destruction de Carthage ; c’est en effet une période à partir de laquelle la présence matérielle, mais aussi humaine, grecque commence à prendre une importance manifeste à Carthage. Bien que cette présence existât déjà auparavant, par les contacts punico-hellènes liés aux expéditions coloniales grecques ou encore par l’ambivalence héritée de la culture mère phénicienne – dont on connaît la promptitude à emprunter à d’autres cultures des éléments d’inspiration ou de décoration –, c’est à partir de la fin du Ve siècle que se dessinent et se structurent, à Carthage, les développements liés d’une manière ou d’une autre à l’hellénisme et perceptibles dans pratiquement tous les domaines de la vie publique et privée. C’est également une période où la géostratégie méditerranéenne connaît une profonde mutation due aux conquêtes d’Alexandre le Grand, dans la partie orientale, et à l’émergence de la puissance romaine, dans la partie occidentale. De fait, l’hellénisme va se trouver au centre de la réflexion d’ensemble de l’exercice politique et militaire punique à l’époque hellénistique et ce, pour deux raisons majeures.
D’abord parce que la métropole punique a toujours constitué un objectif de choix dans la rhétorique militariste de la sphère hellène, qu’elle émane d’Athènes au Ve siècle, d’Alexandre le Grand ou, par la suite, des émules macédoniens et grecs de ce dernier, notamment à partir de la Sicile. Ces menaces contraignent Carthage à se préparer en conséquence. Les dirigeants de la métropole punique comprennent en effet que pour continuer à jouer un rôle prépondérant face à leurs adversaires de l’époque, il faut être en mesure de fournir des moyens d’action comparables. Il est d’ailleurs particulièrement révélateur de constater que c’est surtout après les conquêtes d’Alexandre le Grand que s’accélère, à Carthage, une vaste politique de profondes réformes structurelles. De fait, dès la fin du IVe siècle, la cité africaine adapte son fonctionnement aux nouvelles structures régissant les rapports dans la mer intérieure : l’adoption du système monétaire et la restructuration du système militaire et du cadre urbain participent de ce mouvement. C’est à partir de cette époque, notamment, que la métropole punique commence à se doter d’installations portuaires commerciales et militaires dignes de la puissance qu’elle a toujours été en Méditerranée occidentale.
Ensuite, parce qu’une fois les tensions apaisées avec les divers mondes grecs, c’est l’expérience hellénistique que sollicite Carthage pour accélérer ses réformes structurelles dans le cadre du conflit qui l’oppose à Rome. L’élargissement des théâtres d’opérations à l’ensemble de la Méditerranée occidentale (et même illyrique) lors de ce conflit se traduit concrètement par une course à l’arbitrage et aux suffrages de la sphère grecque, convoités par les deux parties pour légitimer leurs visées militaires et politiques. De fait, les propagandes punique et romaine, exprimées en langue et caractères grecs, jouèrent un rôle d’une importance capitale et leur intensité a pu se mesurer à partir des différentes positions de l’opinion publique et de la littérature grecques sur le conflit. De cette rencontre au sommet entre deux mondes – punique et latin – que presque tout oppose, mais que relie l’expérience grecque, va émerger une perspective nouvelle que la Carthage barcide n’aura pas l’occasion de faire aboutir, mais que Rome accomplira avec la destinée que l’on sait, avant même la destruction finale de son implacable ennemie. Dans cette optique, il est tentant de présenter l’Empire gréco-latin, qui a commencé à germer après Zama en 202 et a rayonné après Actium en 31, comme le mirage de ce qu’aurait pu devenir l’Etat carthaginois sous l’impulsion toute hellénistique des Barcides si le sort des armes avait souri à ces derniers. On s’arrêtera là toutefois dans les projections, motivées avant tout par la trajectoire adoptée par la métropole punique pendant les derniers siècles de son existence et dont on pourrait également relever un négatif intéressant à travers l’évolution du royaume numide – dont on connaît la proximité culturelle avec Carthage.
On nous pardonnera donc le rapport constant, mais incontournable, effectué en direction de la sphère hellénistique, qui nous offrira du reste l’occasion de donner un point de vue sur la réalité de la présence grecque dans l’espace et la perspective politique et culturelle punique. Il nous permettra surtout de réévaluer, sous un jour nouveau, le rôle joué par Carthage dans la constitution de ce monde nouveau né après les conquêtes d’Alexandre et qui verra la cité d’Hannibal prendre toutes ses responsabilités : la mort subite du conquérant macédonien, le morcellement de son empire par les diadoques et les guerres sans fin que ces derniers se livraient entre eux avaient en effet laissé grande ouverte la compétition pour la désignation de la puissance qui dominerait la Méditerranée.
Si la métropole punique s’est tournée vers la sphère hellénistique pour opérer la mue nécessaire à sa survie, c’est néanmoins toujours solidement adossée à l’héritage phénicien que la cité d’Elyssa a relevé les nombreux défis qui se sont présentés à elle durant son histoire mouvementée. L’immuable fidélité à l’âme culturelle phénicienne – sans cesse optimisée de manière dynamique, et toujours originale, par les différents emprunts opérés – ne se démentira jamais : c’est ce qu’ont réussi à démontrer les travaux les plus récents sur la civilisation carthaginoise issus de la documentation amassée à partir des différents chantiers de fouilles couvrant l’ancienne aire punique. D’ailleurs, les Puniques ne sont que les Phéniciens de l’Occident, les Poeni pour la littérature latine. De la mission géostratégique qui lui a été initialement octroyée par la politique commerciale et maritime de la cité mère Tyr, au moment de sa fondation, à sa promotion en tant que métropole des intérêts phéniciens et puniques en Méditerranée occidentale, Carthage gardera toujours un lien structurant avec sa filiation orientale. C’est ce qui explique notamment cette incompréhension manifestée dans la littérature classique de cette civilisation à la fois si proche et si lointaine pour les auteurs gréco-latins.