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La guerre éclair barcide

Le renforcement de l’entente punico-gauloise : la victoire de la Trébie (218)

L’arrivée de l’armée punique en Italie sanctionne la première étape du plan d’Hannibal, à savoir fixer la plus grosse partie des forces romaines dans la péninsule. Non seulement les troupes stationnées à Lilybée sous les ordres du deuxième consul Sempronius Longus n’embarquent pas pour l’Afrique, mais elles se voient contraintes de regagner, à marche forcée, le nord de l’Italie, via Ariminum (l’actuelle Rimini) : elles ont pour mission d’opérer leur jonction avec les troupes de Publius Scipion. Sempronius s’était pourtant évertué, jusqu’alors, à baliser la voie pour un prochain débarquement en terre africaine : la prise sans coup férir de Malte et le renforcement des défenses des îles Eoliennes et de la province romaine de Sicile occidentale entraient dans ce cadre. Dorénavant, l’urgence est ailleurs pour Rome : la jonction entre Puniques et Celtes en Gaule Cisalpine constitue à elle seule un danger à vite contenir. De fait, Publius Scipion, sans même attendre les renforts de son collègue, et malgré une série de présages défavorables d’après Tite-Live, traverse le Pô et parvient à temps pour prévenir toute jonction entre les Puniques et les Insubres en révolte. La rencontre a lieu entre les rivières Sesia et Tessin, presque par hasard. Ce n’est en fait qu’un engagement d’avant-garde, les deux chefs s’étant déplacés à la tête de leurs cavaleries, en plus des vélites pour les Romains, pour reconnaître les lieux et estimer les forces ennemies. Entraînés par l’ardeur guerrière de leurs soldats, Hannibal et Scipion se préparent en conséquence. Le consul romain dispose, de manière classique, les vélites aux avant-postes, renforcés de la cavalerie gauloise, suivis de la cavalerie romaine et alliée. Le stratège punique place la cavalerie lourde, africaine et espagnole, au centre et la cavalerie légère numide aux ailes, sous la direction de Maharbal, de manière à assurer l’enveloppement de l’armée ennemie. A la première charge de cavalerie punique, les vélites s’enfuient et courent se mettre à l’abri, à travers les couloirs ménagés au sein de la cavalerie romaine. L’issue de l’engagement des cavaleries lourdes demeure indécise jusqu’à ce que les cavaliers numides parviennent à contourner le bloc romain et à attaquer ses arrières. Hannibal vient d’expérimenter ici une manœuvre qui va faire sa fortune militaire. C’est alors la débandade pour les troupes romaines ; celles-ci doivent, de surcroît, composer avec la blessure de leur consul Publius Scipion, qui ne doit son salut, d’après la tradition historique latine, qu’au courage de son jeune fils de 18 ans, le futur Scipion l’Africain. Elles arrivent néanmoins à assurer une retraite en bon ordre jusqu’à leur camp, sur les bords du Tessin, tandis que le corps des vélites est pratiquement décimé. Profitant du pont qu’elles ont établi sur le Pô à leur arrivée sur les lieux, les troupes romaines se dépêchent de le franchir et d’entamer la destruction de l’ouvrage avant l’arrivée des troupes puniques. Celles-ci attendaient vainement, pendant ce temps, l’engagement de l’infanterie romaine. Elles ont toutefois le temps de faire prisonniers 600 soldats, qui finissaient de couper la jonction entre les deux rives du cours d’eau. Remontant le cours du Pô, Hannibal franchit le fleuve deux jours de marche plus tard, avant de camper non loin de la rivière de la Trébie. Publius Scipion a établi son camp près de Plaisance, à l’ouest de la rivière. Ce premier succès, bien que mineur, a des conséquences importantes pour la cause punique puisque les Celtes du sud du Pô, jusque-là attentistes, se décident à rejoindre les rangs de l’armée punique et à la ravitailler. Cet enthousiasme concerne même les auxiliaires gaulois de l’armée romaine : 2 000 fantassins et 200 cavaliers désertent et rejoignent l’armée punique campée en face. Hannibal, magnanime, les couvre d’éloges et de promesses, avant de les renvoyer chez eux, dans le but avoué de mobiliser les ardeurs de leurs compatriotes pour la cause punique. Mais c’est surtout l’alliance boïenne qu’il parvient enfin à conclure : elle lui apporte un concours immédiat et décisif. Car un engagement autrement plus important se profile déjà.

Publius Scipion, diminué, est cette fois-ci décidé à attendre les renforts de son collègue Sempronius Longus avant d’affronter Hannibal. Il choisit pour cela d’établir son camp sur les hauteurs de la rive droite de la Trébie – pour annihiler la supériorité des forces montées puniques –, à proximité d’une tribu celte fidèle. Prévenu de ce mouvement, Hannibal dépêche à sa poursuite la cavalerie légère numide, qu’il fait suivre de la cavalerie lourde et de l’infanterie. Les Numides ne réussissent qu’à atteindre l’arrière-garde romaine, qu’ils anéantissent, le gros de la troupe ennemie ayant déjà passé la rivière. Solidement retranchée derrière une palissade et un fossé, l’armée de Publius Scipion ne tarde pas à recevoir le concours de celle de son collègue Sempronius Longus qui vient camper à proximité vers la mi-décembre 218. Pendant que les deux consuls délibèrent sur la stratégie à adopter, Hannibal, dont les vivres commencent à manquer, réussit à se faire livrer la place forte de Clastidium grâce à la complicité du commandant des lieux, Dasius, originaire d’Italie du Sud : les Romains y avaient établi un important entrepôt de blé. Vexé par ce coup du sort, Sempronius Longus passe à l’action : profitant d’une expédition punitive d’une majorité de la cavalerie punique sur les terres d’une tribu gauloise, le consul romain, à la tête d’une grande partie de sa cavalerie et de 1 000 vélites, engage une série de petites escarmouches contre l’ennemi. Estimant en avoir tiré le meilleur parti et impatient de conclure son consulat par un coup d’éclat, Sempronius Longus, contre l’avis de Publius Scipion, décide d’accepter la bataille qu’Hannibal souhaite ardemment : il s’agit en effet pour le stratège punique d’entretenir le concours armé gaulois par l’action, si possible victorieuse ; d’autant que les nouvelles recrues romaines se distinguent par une certaine inexpérience. Il compte bien profiter en outre de l’assurance que procure au consul la direction d’une armée de 4 légions romaines appuyées par ses contingents alliés : soit plus de 36 000 fantassins et 4 000 cavaliers. Hannibal, de son côté, a réussi à réunir des effectifs sensiblement équivalent grâce au concours de forces gauloises. Il s’empresse donc de reconnaître le terrain qui sépare les deux armées. Son choix se porte sur une plaine coupée par un ruisseau : bordées d’une végétation suffisamment dense, les rives de ce cours d’eau offrent la possibilité d’une embuscade. Hannibal y place 1 000 cavaliers numides et autant de fantassins, sous la direction de son jeune frère Magon : ordre leur est donné de n’agir qu’à son signal, une fois la bataille engagée. Hannibal Barca rassemble le lendemain la cavalerie numide et lui assigne la mission d’aller provoquer l’armée romaine et de l’inciter à engager la bataille. Le plan se déroule comme prévu : harcelé par les farouches cavaliers numides, Sempronius leur oppose la cavalerie romaine, très vite suivie de 6 000 vélites. Au final, c’est toute l’armée romaine qui franchit la Trébie – glaciale en cette fin décembre 218 – pour se présenter, transie de froid et de faim, dans un ordre de bataille classique sur la rive gauche du fleuve. Aux ailes, les forces montées romaines, alors que le centre est disposé en trois lignes : les vélites, suivis des fantassins plus lourdement armés, les principes, et enfin les triarii. Hannibal, de son côté, dispose son armée de telle manière qu’elle puisse envelopper l’ennemi, conformément aux mouvements observés lors des engagements du Tage et du Tessin. Les forces montées, supérieures en nombre, 10 000 cavaliers environ, vont bien sûr jouer un rôle déterminant sur les ailes. Au centre, Hannibal Barca aligne sur un seul front son infanterie lourde, forte de 20 000 guerriers africains, ibères et gaulois, précédée d’une infanterie légère et de frondeurs baléares, soit 8 000 hommes. Les éléphants sont placés sur les côtés de l’infanterie, précisément là où étaient disposés les fantassins ibères et africains qu’Hannibal entendait ménager : ce sont en effet les Gaulois qui, au centre, vont subir l’essentiel du choc. Les premiers engagements concernent les infanteries légères. Les vélites romains, pénalisés par la traversée glaciale du fleuve, se retirent vite à travers les intervalles ménagés par les lignes arrière pour laisser le champ à l’infanterie lourde. Un combat équilibré et indécis se déroule alors au centre. Il faut attendre que la cavalerie punique prenne le dessus sur les ailes et se rabatte sur les flancs ennemis, de concert avec les unités légères, pour voir apparaître les premiers signes du craquèlement de l’édifice militaire romain. Mais lorsque la troupe de Magon sort de sa cache pour tomber sur les arrières romains, c’est la débandade. Ainsi harcelés de tous les côtés, les Romains n’ont d’autre choix que la fuite. L’énergie du désespoir permet à 10 000 soldats, et à leur tête le consul, de percer le front ennemi au centre, avant de se réfugier à Plaisance. Ceux qui ne réussissent pas à fuir sont écrasés ou faits prisonniers. Le froid et les intempéries, cependant, glacent l’ardeur punique et empêchent Hannibal de parachever son succès : le gros de la cavalerie romaine, ainsi qu’une poignée de fantassins, peut ainsi rallier également le camp de Plaisance après avoir réussi à franchir la rivière. Les Romains déplorent près de 20 000 morts ou prisonniers, les Puniques, à peine 1 500, essentiellement des Gaulois. De nombreux soldats de l’armée punique, et tous les éléphants, sauf un, Syros, périssent à cause du froid.

Désormais maître de toute la plaine padane, Hannibal s’emploie alors à harceler les forces romaines cantonnées dans la région, durant les premiers mois de l’an 217, et de faire main basse sur les entrepôts fortifiés pour compléter le ravitaillement de son armée. Il tente également d’intercepter tout ravitaillement des places fortes ennemies, surtout de Plaisance et de Crémone, où sont stationnées les légions romaines. On le voit ainsi combattre près de Plaisance, avant de prendre d’assaut une autre place, Victimulae (près de l’actuelle Salussola, dans le Piémont). Mais le temps de donner à son expédition une autre dimension, aussi bien territoriale que stratégique, est venu. Les Gaulois s’impatientent de la présence punique en Cisalpine et brûlent d’envie de fondre sur les riches régions de Toscane et du Latium. Fidèle à sa politique de clémence, Hannibal commence par libérer les prisonniers issus des régions italiques alliées de Rome : il espère ouvertement qu’ils contribueront au ralliement de leurs régions d’origine à la cause punique dans un avenir proche. Car sa stratégie d’ensemble conduit l’expédition plus vers le sud, où va être déclinée l’opportune « liberté des peuples », publicité diffusée en amont par des agents puniques déployés dans ces régions.

Au-delà des Apennins : la victoire de Trasimène (217)

Au printemps 217, Hannibal choisit de franchir les Apennins pour profiter des riches plaines de l’Etrurie. Il était temps, la vallée du Pô se révélant insuffisante pour satisfaire les besoins de tous ces soldats en campagne, comme le montrent les coups de main puniques sur Victimulae ou Clastidium. Par ailleurs, avec ce mouvement, le stratège annonce clairement ses objectifs de guerre : en quittant la Cisalpine et en s’introduisant en Toscane, Hannibal s’attaque aux alliés les plus fidèles de Rome, et donc à Rome même. Il satisfait par la même occasion les aspirations gauloises, seule alternative à l’indispensable – pour l’instant – collaboration punico-gauloise.

Rome vient d’élire ses deux consuls pour l’année 217, Cn. Servilius Geminus et C. Flaminius Nepos. Publius Scipion a été entre-temps nommé proconsul pour rejoindre son frère en Espagne, après avoir laissé le commandement de ses troupes au préteur C. Atilius. La nomination de C. Flaminius Nepos va se révéler bénéfique pour la stratégie d’Hannibal puisqu’elle consacre le pouvoir de la faction agraire à Rome et donc la poursuite d’une guerre frontale : Hannibal cherche justement des engagements d’ampleur pour arriver à ses fins. Les préparatifs pour la campagne de 217, effectués avant même les élections consulaires, sont à la mesure de l’écho suscité, à Rome, par la défaite de la Trébie. Tandis que trois légions et une flotte sont constituées et dépêchées pour le front sud, nous y reviendrons, deux autres légions sont affectées à la défense de Rome. Les pertes subies par les deux armées consulaires de Publius Scipion et Sempronius Longus sont, quant à elles, compensées par des levées de troupes effectuées chez les alliés. Les places fortes sont renforcées, notamment en Etrurie. Le prochain mouvement d’Hannibal vers cette région – logique ne serait-ce que par les possibilités de ravitaillement qu’offrent ses plaines fertiles – conditionne d’ailleurs le positionnement stratégique des Romains. Tandis que Servilius Geminus prend position à la tête de ses deux légions à Rimini, sur l’Adriatique, Sempronius choisit de prendre le commandement de ses troupes à Arezzo, au cœur même de l’Etrurie. Une sorte de verrou est ainsi établi, les deux cités étant reliées par une voie rapide qui coupe les Apennins : le but est de fermer à l’ennemi les deux principaux axes de marche vers le centre. Aussi Hannibal opte-t-il, en mars 217, pour le chemin le plus court. Ce n’est toutefois pas la voie la moins risquée, puisque ce raccourci implique la traversée d’une zone de marécages boueux, abondamment inondés par l’Arno. Il lui offre néanmoins la possibilité de dérouter ses ennemis, mais également de parvenir au plus vite en Etrurie. Pour empêcher que les Gaulois, peu habitués à de telles épreuves, ne rebroussent chemin, Hannibal les insère entre son avant-garde, composée des fidèles Ibères et Africains, et sa cavalerie, qui ferme la marche sous la direction de son jeune frère Magon. Les effectifs celtes constituent désormais la moitié de son armée de 40 000 hommes, et sont indispensables pour la campagne à venir. C’est lors de cette pénible traversée de quatre jours, pratiquement dans l’eau, qu’Hannibal perd l’usage de l’œil droit, offrant à la postérité l’image du général borgne monté sur le seul éléphant encore vivant.

Sorti de ces marécages, l’armée punique campe près de Fiesole, pour récupérer de la fatigue causée par des nuits pratiquement sans repos. Cette indispensable halte est l’occasion pour Hannibal d’analyser méticuleusement la situation et de s’arrêter de manière particulière sur la personnalité de l’adversaire qui est désormais tout proche de lui, à Arezzo : C. Flaminius Nepos. Les renseignements amassés à son sujet le dépeignent comme impie et fier, obstiné et impétueux, et particulièrement confiant en sa bonne étoile. C’est précisément sur la psychologie de son adversaire qu’Hannibal va axer son action immédiate. Multipliant les pillages et les destructions dans la région, il compte bien exciter l’orgueil de Flaminius, sensible à la question agraire, afin de l’inciter à l’affronter au plus vite ; autrement dit, avant que le consul romain ne puisse joindre ses forces à celles de son collègue Servilius Geminus. Hannibal a un temps d’avance sur Flaminius, qui n’a pas su anticiper l’arrivée de l’armée punique sur ses arrières et l’intercepter au moment où elle sortait exténuée de la traversée des marais. Et le stratège punique compte bien en profiter. Mais s’il réussit à provoquer Flaminius, ce dernier refuse la confrontation directe, bien conscient de l’infériorité numérique de ses deux légions face à l’armée punique. Aussi choisit-il de la suivre à la trace dans l’espoir, au mieux, de la surprendre sur un terrain avantageux, au pire, de la harceler dans le but de provoquer l’impatience, voire la défection, des effectifs gaulois, tout en donnant le temps nécessaire à Servilius de se rapprocher. Il ne reste plus à Hannibal qu’une solution : tendre une embuscade à l’armée romaine. Pour cela, le stratège punique lui permet de garder sa trace, bien visible par la fumée des destructions dues à ses troupes. Pendant qu’il continue le ravage des possessions alliées de Rome entre Cortone et le lac Trasimène, Hannibal remarque une sorte d’amphithéâtre naturel formé par les contreforts du mont Gualandro et les berges nord du lac : la plaine de Tuoro qui s’y déploie, en forme d’arc, n’est accessible que par le petit défilé de Borghetto, dominé par une colline, et se ferme de nouveau vers l’est par un ensemble collinaire. Le stratège punique n’a plus qu’à semer ses adversaires pour avoir le temps nécessaire à l’organisation d’une embuscade à grande échelle. Il place la cavalerie sur la colline surplombant le défilé de Borghetto, avec pour mission de bloquer l’issue une fois l’armée romaine engagée dans la plaine de Tuoro ; les troupes auxiliaires s’étendent sur les hauteurs, à proximité. A l’extrémité opposée, les troupes africaines et ibères sont déployées à la sortie du défilé. Enfin, les hauteurs faisant face au lac sont garnies par les troupes légères et les frondeurs baléares.

L’armée romaine, après avoir campé prés du défilé de Borghetto le 20 juin 217, s’y engage le lendemain à l’aube, sans même faire découvrir les lieux par ses éclaireurs. C. Flaminius s’est laissé duper par les bivouacs ennemis repérés au loin, bien au sud, qu’Hannibal a fait établir par ses cavaliers pour simuler le camp d’une grande armée. Disposés en fine colonne, les Romains longent les rives du lac de Trasimène, sous un épais brouillard, pour traverser la plaine du Tuoro. Le signal de l’attaque générale n’est lancé qu’une fois la majorité des effectifs romains engagés, l’avant-garde étant arrivée au niveau où est disposée l’infanterie lourde punique. Les légions n’ont même pas le temps de se mettre en ordre de bataille, le désarroi suscité par la situation ajoutant à la désorganisation et à la confusion. Quinze mille soldats de l’armée romaine périssent, le consul Flaminius à leur tête, contre près de 1 500 soldats de l’armée punique, la plupart gaulois là encore. Seuls 6 000 hommes de l’avant-garde romaine réussissent à percer les lignes ennemies, avant de se réfugier sur une hauteur, près du lac Plestia ; la cavalerie de Maharbal, renforcée par les troupes légères, obtient leur reddition le jour suivant la bataille. Les rescapés s’ajoutent aux nombreux prisonniers faits par Hannibal au bord du lac. Accentuant le message décliné à l’adresse des peuples de la péninsule italique, le stratège ne fait libérer que les soldats auxiliaires de l’armée romaine : les Puniques mènent contre la seule Rome une guerre d’hégémonie à l’issue de laquelle les Italiens peuvent espérer se débarrasser de la domination romaine et recouvrer leur liberté. Il a l’occasion de réitérer cet appel quelques jours plus tard. Grâce aux confidences arrachées à un prisonnier, Hannibal fait intercepter par Maharbal la cavalerie que le consul Servilius Geminus avait envoyée, de Rimini, sous les ordres du propréteur Caius Centenius en renfort à son collègue : 4 000 cavaliers sont ainsi tués ou faits prisonniers dans les environs des marais du lac Plestia. Ce double succès permet à Hannibal de récupérer l’armement des soldats de l’armée romaine, de meilleure qualité que celui utilisé jusqu’alors par ses soldats. Mais en équipant ses fantassins d’une épée, il accentue surtout l’évolution de la manière de combattre de ses soldats : d’un système en phalange, hérité des structures militaires puniques de la première partie du IIIe siècle1, le stratège fait progressivement évoluer le dispositif en accordant à ses fantassins plus de mobilité. S’adaptant aux qualités individuelles de ses fantassins africains, plus portés vers le combat au corps à corps, Hannibal décide de les optimiser en les débarrassant des rigides systèmes hoplitiques et en phalange, qui nécessitent plus de discipline et de patience. En adoptant l’épée, plutôt que la lance ou la sarisse macédonienne, le fantassin africain acquiert plus de liberté sur le champ de bataille, plus de mobilité mais aussi plus d’efficacité. On verra que cette liberté d’action jouera un grand rôle lors de la bataille de Cannes, au cours de laquelle la flexibilité du centre sera déterminante.

La défaite de Trasimène, accentuée par la perte de la cavalerie de la deuxième armée consulaire aux marais du lac Plestia, provoque à Rome une crise politique et religieuse qui nécessite des mesures exceptionnelles : ainsi, en l’absence du consul en exercice, ce sont les comices centuriates qui nomment le dictateur, un magistrat au mandat limité, doté des pleins pouvoirs militaires et civils, et auquel on a recours en cas de grand danger ou de blocage exécutif. Rome vient de suspendre provisoirement la République.

Le choix du peuple se porte, début juillet 217, sur le patricien Quintus Fabius Maximus, plus tard affublé du surnom de Cunctator, « le Temporisateur », pour la tactique attentiste adoptée contre Hannibal. Le nouveau dictateur a pour lui l’expérience – il avait déjà été par deux fois consul – et la modération. Un maître de cavalerie, nommé également par le peuple, lui est adjoint. Expérimenté, Marcus Minucius Rufus, consul en 221, appartient à un groupe sénatorial opposé à celui du nouveau dictateur. De plus, choisi par le peuple, il se considère par conséquent indépendant du dictateur, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la direction des affaires militaires. Q. Fabius Maximus, connu pour sa piété, inaugure son mandat en s’attelant à calmer le courroux des dieux. Pour lui, le diagnostic est simple : c’est l’impiété de C. Flaminius qui en est la cause, pour n’avoir pas tenu compte des nombreux signaux négatifs délivrés par les auspices. Pour se réconcilier avec les dieux, et après consultation des Livres sybillins, recueil d’oracles sacré, il est décidé que le « printemps sacré », dévoyé avec le temps, sera rétabli dans son originalité, allant jusqu’à autoriser le sacrifice de jeunes personnes. Surtout, Vénus Erycine, divinité phénicienne, et Mens, personnification déifiée de l’Esprit, se voient désormais honorés par le projet d’édification de temples qui ne leur seront dédiés, sur le Capitole, qu’au début de l’an 215.

Fabius consacre ensuite ses efforts à priver l’armée punique de toute ressource et de tout ravitaillement local : il ordonne pour cela l’évacuation de toutes les localités isolées et sans défense se trouvant sur la route du Punique, et généralise la tactique de la terre brûlée. Entre-temps, il rassemble sous ses ordres les deux légions de l’ex-consul Servilius Geminus, qu’il complète par la levée de deux autres légions. C’est donc à la tête de quatre légions qu’il se rend dans les Pouilles après avoir emprunté la voie qui relie Rome à Capoue, la via Latina. La situation devenait urgente. Hannibal, constatant la fidélité à Rome des cités d’Etrurie et d’Ombrie, comme Pérouse, se décide à aller recueillir les suffrages des cités italiotes du Sud, plus susceptibles de s’éloigner de l’alliance romaine. Chemin faisant, il laisse libre cours au goût pour le pillage de ses soldats, particulièrement de ses auxiliaires gaulois dont c’était, toutes proportions gardées, un des buts de guerre. Il fallait satisfaire cet allié imprévisible et irascible, dans le but de s’assurer son concours pour la suite de la campagne. Les territoires de Spolète, dont Hannibal ne peut s’emparer, et de la riche plaine du Picenum subissent le poids de l’armée punique, avant que celle-ci n’oblique vers l’est, vers la mer Adriatique. Hannibal vise particulièrement les colonies romaines, épargnant ostensiblement les territoires alliés lorsqu’ils ne montrent pas d’hostilité particulière. Le message est clair : démontrer l’impuissance romaine tout en exposant la force punique aux plus récalcitrants. Chargée de butin, l’armée punique campe près des côtes adriatiques. Le contact avec l’espace maritime offre l’occasion à Hannibal de faire parvenir à Carthage le bilan de son début de campagne, afin de rassurer le sénat et de l’inciter à accentuer l’effort de guerre. L’armée demeure sur les bords de l’Adriatique, entre le Picenum et l’Apulie, le temps nécessaire au repos des troupes et à la remise en état des chevaux et des bêtes de somme, particulièrement éprouvés par ces marches forcées. Une fois remise en état, l’armée punique peut reprendre le cours normal de ses ravages : cette fois sur les territoires des cités latines d’Hadria, puis de Luceria et d’Arpi, en Apulie. C’est tout près du camp d’Hannibal, à Vibinum (Bovino), que Fabius Maximus, accompagné de son maître de cavalerie Minucius, vient camper à Aecla (Troja) à la tête de ses quatre légions. Hannibal lui offre la bataille. Le refus du dictateur annonce sa stratégie, prudente, face à l’ennemi. De fait, Fabius prend le parti de harceler les troupes ennemies de près, évitant toute confrontation généralisée, dans le but de grignoter les forces puniques, puis de les démoraliser, particulièrement les moins concernées, à savoir les troupes gauloises.

Hannibal n’a alors plus qu’une option pour occuper ses soldats et inciter Fabius à la bataille rangée : reprendre la campagne de pillages et de dévastations des alliés de Rome. Du territoire des Hirpini, le stratège punique passe dans le Samnium, s’empare de la cité de Telesia (aujourd’hui, San Salvatore Telesino), avant de se rendre dans le territoire de Casilinum : une erreur de prononciation a trompé le guide de l’armée punique, à qui il a été demandé de conduire l’armée punique dans la région de Casinum. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Hannibal campe dans la plaine de Stella, au bord du Vulturne, fleuve qui sépare la Campanie de Falerne. Il ordonne ensuite à Maharbal, à la tête de sa cavalerie numide, de ravager le riche terroir de Falerne et des colons romains de Sinuessa (aujourd’hui, Mondragone), interdisant toutefois de toucher au domaine que possédait Fabius Maximus dans la région : le but était d’alimenter la rumeur qui courait sur une entente secrète entre le dictateur et le stratège punique. En outre, si les alliés demeurent, malgré tout, fidèles à Rome, l’impatience commence à gagner les troupes romaines, agacées de l’inaction de Fabius. Et les récriminations du maître de cavalerie, Minucius Rufus, trouvent toujours plus d’écho auprès des soldats, contraints par leur dictateur à se contenter d’observer du haut des hauteurs du Massique qui dominent le terroir de Falerne.

La retraite adoptée par Hannibal pour évacuer son armée, chargée de butin, offre à Fabius Maximus, en cet automne 217, l’occasion de démontrer toute l’efficacité de sa stratégie : ayant appris qu’Hannibal va se retirer dans les Pouilles pour y installer ses quartiers d’hiver, le dictateur romain anticipe le trajet de l’armée punique et parvient à bloquer les trois passages qui mènent à la plaine de Falerne. Tandis que des garnisons partent occuper la cité de Casilinum, fermant ainsi la vallée du Vulturne, et que Minucius Rufus domine le passage situé au nord de Sinuessa, 4 000 hommes ferment le défilé de la vallée de Callicula, alors que le gros de la troupe romaine, sous la direction de Fabius, campe sur les hauteurs. C’est à peine si Fabius Maximus relève l’extermination d’un détachement de cavalerie alliée, qu’il a envoyé en reconnaissance, par un lieutenant d’Hannibal, Carthalon. La souricière mise en place par le dictateur romain est bel et bien opérationnelle. Ainsi bloqué, et courant le risque d’engagements désavantageux pour lui, le stratège punique use d’un stratagème pour sortir de ce mauvais pas. Deux mille bœufs sont réunis et poussés, de nuit, vers les hauteurs dominant le col de Callicula, avec des torches enflammées à leurs cornes. Une troupe de fantassins légers, sous la direction du chef de la cavalerie, Asdrubal, est chargée de conduire le troupeau puis, ensuite, de fixer les troupes romaines tombées dans le piège. De fait, les soldats romains qui ferment le défilé se dirigent vers les hauteurs aux endroits où se trouvent les torches allumées. Fabius, de son côté, répugnant au combat de nuit et méfiant, garde ses troupes retranchées. Hannibal peut ainsi faire passer le gros de ses effectifs par l’étroit passage, avant de les mener en terrain plus sûr. Le lendemain, il dépêche les troupes auxiliaires gauloises pour dégager les troupes légères restées sur les cols. Mille Romains périssent lors de cet engagement.

Une fois son armée réunie, et après avoir feint de marcher sur Rome, Hannibal Barca revient sur ses pas puis s’installe à Geronium, où l’armée romaine ne tarde pas à le rejoindre, sous la direction du maître de cavalerie Minucius Rufus. Agacé par la stratégie de Fabius Maximus et son récent revers, le sénat a entre-temps rappelé le dictateur à Rome, sous le prétexte de la tenue de cérémonies religieuses, en réalité pour consultation, et sans doute aussi pour permettre à Minucius Rufus, plus populaire, de faire ses preuves face à Hannibal. Campé devant Geronium pour ses quartiers d’hiver, le stratège punique fait envoyer une grande partie de ses soldats dans les campagnes alentour, afin d’engranger une quantité de blé suffisante pour passer l’hiver. Pour protéger les fourrageurs dispersés çà et là, Hannibal établit un second camp à proximité, avant d’occuper une hauteur dominant la plaine.

Minucius, faisant fi des conseils de Fabius Maximus, saisit l’occasion pour attaquer les troupes ennemies éparpillées. Après avoir délogé les forces puniques de la colline, le maître de cavalerie fait attaquer les fourrageurs et, avec le gros de la troupe, se porte devant le second camp punique. En infériorité numérique, Hannibal, décontenancé par la hardiesse du Romain, se voit contraint d’opérer une retraite stratégique vers le camp principal, après avoir vigoureusement défendu son second camp contre Minucius. Et tandis que ce dernier prend position dans les retranchements désertés de nuit par Hannibal, Fabius, de retour, vient prendre ses quartiers sur la colline. Les pertes des deux camps sont à peu près égales, mais Hannibal a cédé le terrain. Ce petit succès, exagéré par les opposants à Fabius, finit de convaincre le sénat romain. Grâce au soutien militant de C. Terentius Varron et à la surexploitation politique de l’initiative de Minucius, ce dernier obtient les mêmes pouvoirs que Fabius Maximus, alors qu’est rétablie l’autorité habituelle des consuls : Servilius garde évidemment son poste, alors que l’impopulaire M. Atilius Regulus, fils du héros romain de la première guerre punique, est élu en lieu et place de Flaminius.

Face à Hannibal, il y a désormais deux dictateurs, aux pouvoirs équivalents, avec deux armées distinctes stationnées dans deux camps différents. Nous sommes vers la fin de l’automne 217. Hannibal compte bien tirer parti de l’état d’esprit dans lequel se trouve Minucius Rufus pour l’attirer dans une embuscade. Après avoir pris pour objectif une colline située entre les deux camps ennemis, avec le secret espoir que Minucius ne résistera pas à la tentation de la lui disputer, Hannibal place 5 000 fantassins et 500 cavaliers dans tout ce que la nature environnante offre de relief accidenté et de caches. Le dictateur romain tombe dans le piège et fait occuper la colline ; et tandis qu’Hannibal s’efforce de céder lentement du terrain, Minucius engage toujours plus de forces dans la bataille rangée qui se dessine, jusqu’à se retrouver presque entièrement engagé dans la plaine que domine la colline. Ainsi aspiré, il comprend trop tard qu’il se trouve désormais impliqué face à une armée ennemie progressivement installée en parfait ordre de bataille. Et au moment où l’infanterie légère romaine, cédant à la charge de la cavalerie punique, se replie à travers les rangs de la deuxième ligne, Hannibal fait donner les troupes cachées à l’arrière des troupes romaines. Ce n’est désormais plus seulement l’avant-garde qui est menacée, mais toute l’armée de Minucius, assaillie de toutes parts ! Elle ne doit son salut qu’à l’intervention énergique de Fabius Maximus, qui, de son retranchement, a compris le danger qui guettait son collègue. Les légions en déroute de Minucius peuvent se réfugier derrière les lignes de l’armée de Fabius, venue à la rescousse en parfait ordre de bataille. Plutôt que de courir le risque d’affronter des troupes fraîches et renforcées, Hannibal choisit d’arrêter la poursuite des fuyards et de regagner ses positions. Le stratège punique a eu toutefois le temps d’exterminer l’avant-garde ennemie, ainsi qu’une partie des fantassins lourds de la deuxième ligne. Près de 6 000 soldats romains restent sur le champ de bataille.

Cette défaite partielle des Romains à Geronium consacre la stratégie de Fabius Maximus. Minucius fait amende honorable en plaçant, de manière unilatérale, ce qui restait de ses deux légions sous les ordres du vieux dictateur. Mais ce dernier n’a pas le temps de tirer profit de son armée, désormais unifiée. La dictature arrive à son terme et les consuls Servilius Geminus et Atilius Regulus viennent recouvrer le commandement des légions. Ces derniers se contentent de surveiller et de harceler les troupes puniques le reste de leur consulat, l’armée punique ayant pris ses quartiers d’hiver dans le camp principal près de Geronium.

Les fronts sud et ouest : l’Italie du Sud et l’Espagne

Alors qu’Hannibal se rend en Italie et atteint la plaine du Pô, Carthage s’empresse d’ouvrir et d’entretenir des fronts en Italie du Sud, dans les îles Eoliennes et en Sicile. Vingt quinquérèmes et 1 000 soldats sont envoyés ravager les côtes italiennes, alors que 35 autres ont pour mission de s’emparer de Lilybée et de soulever localement les anciens alliés de Carthage en Sicile occidentale. Les deux expéditions se soldent par des échecs au cours du printemps 218 : la première, qui parvient à mouiller à Lipari et sur l’île Vulcano, est annihilée par les forces du roi de Syracuse, le vieil allié de Rome Hiéron II, qui s’empare de 9 vaisseaux ennemis ; la seconde est mise en déroute par la flotte romaine au large de Lilybée. Sempronius s’occupe alors à renforcer les défenses de la province romaine de Sicile et à s’assurer du ravitaillement des troupes sur place ; le tout est ensuite laissé sous la responsabilité du préteur M. Aemilius. Puis il parvient à se faire livrer l’île de Malte, avec sa garnison punique de 2 000 hommes. Pendant ce temps, les navires puniques rescapés de l’attaque de la flotte de Hiéron parviennent à porter le ravage sur les côtes italiennes, notamment en Calabre. Rappelé en Italie en décembre 218 pour s’opposer à l’avancée d’Hannibal, le consul Sempronius Longus laisse 20 navires à son lieutenant Sextus Pomponius pour contrer les razzias. La menace punique sur le front sud nécessite même l’envoi, au début du printemps 217, de renforts militaires : deux légions pour la Sicile, une autre pour la Sardaigne ; des troupes et une flotte de 60 quinquérèmes sont également dépêchés pour renforcer la défense de Tarente et des côtes calabraises.

C’est que Carthage vient de mettre sur pied une flotte de 70 navires dont le but paraît être la jonction avec l’armée d’Hannibal. Parvenue près de Pise, pendant l’été 217, après une escale en Sardaigne, elle parvient à intercepter, non loin du port de Cosa, en Etrurie, des navires de commerce chargés de ravitaillement pour l’armée romaine d’Espagne. Après avoir laissé ses troupes au dictateur Fabius Maximus, le consul Servilius Geminus se voit contraint de faire appareiller une flotte armée de 120 quinquérèmes pour contrer la flotte ennemie et protéger les côtes italiennes. La flotte punique parvient à s’échapper et à regagner Carthage, via la Sardaigne, laissant Cn. Servilius Geminus pousser son offensive jusqu’aux îles Cercina (Kerkennah), qu’il rançonne. Sur le chemin du retour, le consul s’empare de Kossyra (Pantelleria), où il laisse une garnison, avant de rallier Lilybée et d’y remettre le commandement de la flotte au préteur Titus Otacilius. Puis, il regagne l’Italie à l’hiver 217, pour récupérer l’armée des mains du dictateur Fabius Maximus en fin de mandat. Pendant ce temps, la flotte romaine est ramenée à Ostie par le légat du préteur. La flotte punique en profite pour ravager les côtes du royaume de Syracuse (été 216), l’allié de Rome, ce qui nécessite l’intervention de la flotte romaine basée à Ostie, sous la direction du préteur P. Furius. La flotte punique se voit contrainte de fuir en Afrique, poursuivie par celle du préteur, au printemps 215.

En Espagne, l’arrivée, à la fin de l’automne 218, de Cnaeus Cornelius Scipion à Ampurias est accueillie favorablement par les tribus hispaniques hostiles à l’hégémonie punique : il suffit au consul de pacifier tout le littoral jusqu’à l’Ebre et d’adopter une attitude souple avec les vaincus pour se rallier bon nombre de tribus espagnoles. Le commandant punique, Hannon, chargé par Hannibal – avant le franchissement des Pyrénées – de tenir le nord-est de l’Espagne, n’a pas su intervenir au bon moment. Et lorsqu’il se décide enfin à se porter au devant de Cnaeus Cornelius Scipion, il se retrouve face à une armée romaine renforcée de redoutables auxiliaires espagnols. La seconde erreur d’Hannon est d’accepter la bataille sans attendre le concours des forces d’Asdrubal Barca. Sans doute estimait-il suffisant l’apport des troupes de l’allié des Puniques, le roi des Illergètes Indibilis. C’est en tout cas une occasion que le consul romain ne se prive pas de saisir. La rencontre a lieu à Cissé, probablement à la fin de l’année 218, et Scipion n’a aucune peine à disposer des troupes hispano-puniques : 6 000 ennemis sont tués, 2 000 autres faits prisonniers – dont Hannon lui-même et Indibilis – et un riche butin amassé lors du pillage du camp punique. Asdrubal, qui venait de passer l’Ebre à la tête d’une armée de 8 000 fantassins et 1 000 cavaliers, décide alors d’opérer un mouvement stratégique vers la mer pour y surprendre, dans les environs de Tarragone, les matelots et les soldats de la flotte romaine qui y mouillait. Il y réalise un grand massacre, avant de repasser l’Ebre, de peur d’être à son tour surpris par le retour, à marche forcée, des troupes de Cn. Scipion. Une fois le consul retourné à Ampurias, le général carthaginois repasse l’Ebre et, avec le concours des Illergètes, dont il avait préalablement préparé l’insurrection, ravage les territoires des alliés des Romains, avant de retourner au-delà du fleuve. Cn. Scipion, à la tête d’une imposante armée, punit les Illergètes, mais également les Ausétans, installés près de l’Ebre, et détruit, par surprise, une armée de secours dépêchée par les Lacétans. Les Illergètes sont alors assujettis à l’impôt de guerre et contraints de livrer des otages aux Romains, alors que les Ausétans sont astreints au paiement d’un tribut de 20 talents d’argent.

Asdrubal Barca, après avoir passé l’hiver à Carthagène, consacre cette période à mettre sur pied une flotte de 40 navires. Puis, à la tête de son armée de terre, il organise une marche combinée avec la flotte, dirigée par le navarque Imilcon, le long des côtes, avec le dessein d’opérer une jonction aux abords de l’Ebre. Basé à Tarragone, Cn. Scipion, anticipant le projet d’Asdrubal Barca, se porte au-devant de l’ennemi à la tête d’une flotte de 35 navires. Guidée par deux navires marseillais, la flotte romaine surprend, au printemps 217, les navires puniques près de l’embouchure de l’Ebre : 25 sont capturés. Désormais maîtres de la côte espagnole, les Romains obtiennent rapidement la soumission des îles Baléares. Cette victoire navale encourage Rome à accroître son investissement en Espagne : nommé proconsul, Publius Scipion y est dépêché, pendant l’été 217, avec une flotte de 20 navires et 8 000 soldats. L’objectif est de fixer Asdrubal Barca et le maximum de forces puniques sur le front ouest, et donc d’empêcher l’envoi de renforts ou de ravitaillement à Hannibal Barca.

Très vite, les frères Scipion se décident à passer l’Ebre à l’automne 217, au moment où Asdrubal est occupé à combattre les Celtibères à l’ouest du domaine punique d’Espagne. Campés près de Sagonte, face aux troupes d’un lieutenant d’Asdrubal Barca, Bostar, ils parviennent pendant l’hiver 217 à se faire livrer, par traîtrise, les otages espagnols qu’Hannibal avait cantonnés dans la cité. Leur libération et leur retour dans leurs foyers assurent aux Romains l’amitié et le concours des populations espagnoles concernées avant l’expédition prochaine vers le sud. Au printemps 216, les chefs romains se partagent l’armée : à Publius revient la flotte, alors que Cnaeus hérite de l’armée de terre. Asdrubal, de son côté, demeure sur ses gardes, retranché au cœur du domaine punique d’Espagne, jusqu’à ce que Carthage lui fasse parvenir 4 000 fantassins et 500 chevaux. Le chef punique est sur le point de se porter au devant de l’ennemi lorsqu’une révolte des Turdétans – et non des Tartessiens, vieux alliés des Puniques, comme le prétend Tite-Live – éclate. Suscitée par les cadres espagnols de la flotte punique, déconsidérés depuis leur défaite contre Cn. Scipion en 217, cette révolte gagne l’ensemble de la région occupée par les Turdétans, aux franges ouest du domaine punique andalou. Asdrubal doit s’employer à venir à bout d’une considérable coalition espagnole structurée par les Turdétans. Un temps acculé dans son camp, et privé de toute ressource, il emporte finalement la décision : profitant d’un relâchement de l’armée ennemie, le chef punique parvient à la surprendre et à l’encercler, avant d’annihiler une grande partie de ses forces près d’Ascua. Cette victoire permet aux Puniques de soumettre provisoirement toute la région. Car le bruit selon lequel Asdrubal compte rejoindre son frère en Italie continue d’entretenir les ardeurs locales.

De fait, préparant son expédition, celui-ci réclame à Carthage des effectifs suffisants pour tenir l’Espagne punique après son départ. Une armée et une flotte sont envoyées à cet effet, sous la direction d’Amilcar ben Bomilcar. Après avoir installé son camp et mis à l’abri sa flotte et le gros de son armée, ce dernier rejoint Asdrubal Barca, à la tête d’une cavalerie d’élite. Une fois les instructions reçues sur la manière de gérer les affaires espagnoles, l’officier punique revient dans son camp, après avoir soigneusement évité les embûches ennemies. De son côté, Asdrubal Barca lève les fonds nécessaires à son expédition vers l’Italie. Ayant eu vent de ces projets, les frères Scipion choisissent de joindre leurs troupes pour se concentrer sur le Barcide et lui barrer la route au niveau de l’Ebre. Pour cela, ils mettent le siège devant Hibera (l’actuelle Tortossa), une cité fidèle aux Puniques à l’automne 216. Asdrubal répond par l’attaque d’une cité soumise aux Romains. Ni une ni deux, ceux-ci se portent au-devant d’Asdrubal Barca sur les bords de l’Ebre pour lui proposer une bataille, que le Punique ne refuse pas. Les Scipions disposent leurs troupes de manière classique sur trois lignes avec les hastati au premier rang, suivis des principes puis des triarii. Au-devant pour les escarmouches, puis entre les trois rangs mentionnés, s’intercalent les vélites, plus légèrement armés. La cavalerie est répartie de part et d’autre de ces lignes. En face, Asdrubal Barca dispose ses troupes en une ligne compacte, avec les fantassins ibères au centre, encadrés à droite par les effectifs carthaginois et à gauche par les Africains et les mercenaires. La cavalerie lourde ibère et africaine est placée de ce côté, alors que la cavalerie numide, plus légère, est disposée du côté des fantassins carthaginois. Si les extrémités de l’infanterie punique attaquent avec vigueur, au point d’enfoncer les flancs romains et d’envelopper l’ennemi, les Ibères du centre, peu motivés à l’idée de partir pour l’Italie, cèdent très vite à la pression romaine. Si bien que, regroupés au centre, les Romains parviennent à éviter l’encerclement et à combattre sur deux fronts distincts. Lâchés par les effectifs ibères, et dominés par le nombre, les fantassins puniques et africains finissent par céder, après une lutte acharnée. Le gros des effectifs puniques engagés est décimé. Seuls la cavalerie – qui se retire lorsqu’elle voit le centre ibère fuir – et quelques soldats réussissent à échapper au massacre.

Cette importante victoire romaine, fin 216, non seulement annihile la tentative d’Asdrubal de rejoindre l’Italie, mais le prive de ses troupes les plus fidèles en même temps qu’elle accélère le ralliement de toutes les tribus espagnoles qui hésitaient encore à épouser la cause romaine au sud de l’Ebre. La situation punique se trouve désormais fragilisée en Espagne. Aussi le sénat carthaginois décide-t-il de détourner vers Asdrubal Barca des renforts initialement prévus pour l’Italie : Magon Barca, débarqué du Bruttium pour demander des renforts pour son frère Hannibal, est chargé de faire parvenir en Espagne une troupe de 12 000 fantassins, 1 500 cavaliers, 40 éléphants, une flotte de 60 vaisseaux et 1 000 talents. Il a également pour mission de superviser la levée sur place de 20 000 fantassins et 4 000 cavaliers pour le printemps 215.

La décisive victoire de Cannes (216)

Les élections des magistratures annuelles à Rome, tardives cette année-là, ont porté au consulat C. Terentius Varron – qui avait appuyé la nomination de Minucius Rufus au rang de dictateur en 217 – et Paul Emile, déjà consul en 219. Issu d’une des plus nobles familles de Rome, ce dernier a été choisi par la noblesse sénatoriale au bout de difficiles tractations : le but était de rétablir un certain équilibre « sociopolitique » face à l’origine modeste du plébéien C. Terentius Varron. Ces compromis sénatoriaux ne sont pas sans conséquences sur le commandement collégial de l’armée unie : le changement de direction, mensuel, devient pour la circonstance – et pour apaiser les tensions – quotidien. Ulcérée par l’enchaînement des défaites et, plus encore, par l’attentisme des forces romaines face aux ravages causés par les Puniques dans les plus riches régions d’Italie, l’opinion publique romaine consacre surtout les promoteurs d’une stratégie offensive. En même temps, elle contribue à l’émergence de nouvelles classes dirigeantes, symbolisées, ici, par C. Terentius Varron. Le commandement des deux consuls de 217, Servilius Geminus et Atilius Regulus, est prorogé, avec pouvoir de décision militaire. Deux consuls et deux proconsuls ne sont pas de trop, en effet, pour encadrer l’impressionnante force militaire que Rome est en train de mettre sur pied pour la campagne de 216. Huit légions sont mises à la disposition de l’état-major, 4 nouvelles légions ayant été levées. C’est donc une armée romaine de 81 000 hommes et de 9 600 à 12 800 cavaliers qui est désormais opérationnelle contre Hannibal, si l’on prend en compte l’apport des troupes alliées, qui présentent autant de fantassins que les légions romaines et le triple de cavaliers, d’après Polybe2. En alignant une telle cavalerie, Rome comble de manière significative le déficit des armées précédentes dans ce domaine et présente des forces montées équivalentes, voire supérieures à celles de l’ennemi, contrairement à ce que prétend Polybe : c’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les Romains acceptent de livrer bataille en plaine. Les élections ont, en outre, affecté deux préteurs aux affaires siciliennes et gauloises, Marcus Claudius Marcellus et Lucius Postumius Albinus, chacun à la tête d’une légion. Ces deux régions constituent un enjeu d’autant plus prégnant qu’elles se trouvent au cœur de l’actualité. La Gaule, en insurrection, représente une menace sur le flanc de l’Italie romaine, d’autant qu’elle contribue pour moitié aux effectifs de l’armée d’Hannibal. La Sicile, quant à elle, fait l’objet de toutes les sollicitudes puniques : Carthage prépare un débarquement. Pour la circonstance, 25 quinquérèmes sont ajoutées à la flotte du propréteur Titus Otacilius, alors que Marcellus reçoit l’autorisation de débarquer en Afrique si l’occasion se présente.

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Les opérations militaires ne reprennent réellement qu’au début de l’été 216. Hannibal quitte alors Geronium pour ravitailler son armée. Il s’empare de la stratégique citadelle de Cannes (près de Barletta, Apulie), qui, adossée à l’Aufide, domine la région. C’est là que les Romains entreposent les récoltes des campagnes alentour. Hannibal sait que la place va constituer un enjeu qui doit le mener à la bataille décisive tant attendue. Le Barcide prend soin de choisir l’emplacement de son camp, les ravitaillements de la citadelle de Cannes lui permettant d’attendre que les Romains prennent enfin l’initiative. Il a donc tout le loisir de peaufiner sa tactique sur la plaine qui s’étend devant la citadelle, sur les bords du fleuve. Il sait que les Romains ont retenu les leçons de la Trébie, de Trasimène et de Geronium et qu’ils ne sont pas prêts à s’engager sur un terrain miné de caches ou de végétation suspectes. Ils disposent, du reste, d’une imposante cavalerie, qu’ils sont bien décidés à optimiser. La tactique générale d’Hannibal est simple : il s’agit, avant tout, de confiner l’armée romaine dans la plaine enserrée entre le cours de l’Aufide et la colline où se trouve la citadelle. Le but est de l’empêcher de tirer parti du nombre pour déployer son front : inférieur en nombre, le centre de l’armée punique aurait ainsi été sous la menace d’un débordement sur ses flancs.

Les nouveaux consuls et leurs forces armées ne tardent pas à rejoindre celles des proconsuls Servilius Geminus et Atilius Regulus. La grande armée romaine, ainsi réunie, vient camper dans un premier temps près de Salapia, avant de s’installer sur la gauche de l’Aufide. Dans sa marche, elle vient de repousser une attaque de la cavalerie et de l’infanterie légère puniques. Le jour suivant, un second camp est élevé à droite de l’Aufide : un tiers des forces romaines, soit moins de 30 000 hommes, y stationnent pour protéger les fourrageurs. Hannibal ne compte pas laisser passer l’occasion d’une bataille rangée : il se porte au-devant du gros de l’armée ennemie, sur la rive gauche. Les Romains refusent ce jour-là le combat. Mais Paul Emile, à qui revient le commandement le lendemain3, exaspéré par le harcèlement des cavaliers numides, décide de passer à l’action le 2 août 216.

Il commence par traverser l’Aufide, réunit les forces romaines, puis dispose ses troupes en ordre de bataille. Comme à leur habitude, les légionnaires lourdement armés, divisés en manipules, sont disposés en trois lignes. Au premier rang, on retrouve les hastati, au deuxième les principes et au troisième les triarii. Devant ces lignes sont disposés les vélites, les fantassins légers, qui viennent habituellement s’intercaler entre les rangs de l’infanterie légionnaire lourde après les combats d’escarmouche. Sauf qu’à Cannes, les rangs légionnaires lourdement armés ont été disposés de manière plus compacte, contraints par l’espace restreint entre le cours de l’Aufide et la colline de la citadelle. Cette disposition est aussi imposée par la nécessité de laisser de l’espace pour les cavaleries, sur les ailes. Elle réduit néanmoins considérablement les intervalles où venaient d’habitude se réfugier les vélites : le centre ainsi renforcé, structuré par les troupes les plus expérimentées sous les ordres de Servilius Geminus et de Minucius Rufus, perd non seulement en mobilité, mais aussi en largeur. Les ailes, quant à elles, sont placées sous la direction des consuls eux-mêmes : Paul Emile commande la cavalerie romaine alignée à droite – comme le veut le code aristocratique romain –, c’est-à-dire du côté du fleuve, pour atténuer son infériorité numérique. Le consul dirige également, de ce côté, une légion et 5 000 fantassins alliés. A gauche, son collègue Varron se retrouve – outre la cavalerie alliée – à la tête de 2 légions nouvellement levées et d’un nombre équivalent de fantassins alliés, soit en tout 20 000 combattants à pied. Près de 15 000 hommes sont détachés à la surveillance des camps : 10 000 pour le grand camp, situé sur la rive gauche de l’Aufide ; 5 000 pour le petit camp. Les Romains se présentent donc face à Hannibal avec des effectifs compris entre 76 000 et 79 000 soldats.

En face, Hannibal va déployer une tactique qui va faire date. Encore enseignée aujourd’hui dans les plus prestigieuses académies militaires, la manœuvre du Punique suscite de nos jours un vif intérêt pour son audace et son originalité. Une abondante littérature sur le sujet permet d’affiner toujours plus le déroulement de la célèbre bataille. La réflexion barcide doit désormais prendre en compte deux paramètres : l’armée romaine dispose à Cannes d’une cavalerie au moins équivalente, si ce n’est supérieure, à celle punique ; et, la bataille se déroulant sur une surface plane, il ne peut plus compter sur des stratagèmes et utiliser les reliefs naturels pour surprendre l’ennemi et annihiler sa supériorité numérique. Il s’agit désormais de s’adapter aux nouvelles données du terrain. Jusqu’alors, Hannibal a fait un usage constant de la manœuvre de l’enveloppement. Il faut trouver une nouvelle parade à une tactique que les Romains ont, à la longue, assimilée. C’est sur la manière d’évoluer de son centre qu’Hannibal concentre l’essentiel de sa réflexion. Jugeant la disposition en phalange gréco-macédonienne statique, massive et donc peu manœuvrière, il opte résolument pour la mobilité : les unités de l’infanterie participeront dorénavant au mouvement de l’enveloppement. Supprimant l’alignement phalangiste en une seule ligne serrée, le stratège punique dispose le centre en petits groupes isolés les uns par rapport aux autres – sur le modèle des manipules romains – afin de leur accorder la mobilité nécessaire au succès de l’entreprise. Il s’agit, en fait, d’absorber le centre romain – la principale force de frappe ennemie – en dérobant le sien au moment même où les ailes puniques prennent le dessus sur leurs vis-à-vis. La forme convexe donnée au centre punique a été conçue afin que ses extrémités, une fois enclenchés le mouvement d’enveloppement de la cavalerie et celui du dérobement du centre, se rabattent sur les flancs romains selon un mécanisme général visant à étouffer le centre ennemi. Le dispositif fonctionne en fait comme un élastique épousant la poussée adverse, avec la nécessité de ne jamais craquer au centre lorsqu’il prend la forme concave. C’est donc à Cannes que le général punique adapte ce nouveau schéma tactique avec la façon de combattre de l’infanterie afro-libyque, plus portée sur le combat au corps à corps : on a vu qu’ils avaient récupéré à cet effet l’équipement des légionnaires romains à Trasimène. Outre le perfectionnement de la tactique d’enveloppement, le schéma élaboré à Cannes ajoute une redoutable capacité d’annihilation, en faisant participer le centre à la manœuvre. A cet égard, elle n’a plus rien à voir avec celle développée par l’art militaire hellénistique et offre ainsi à l’expérience militaire de son temps une originale conception tactique, que ne manquera pas de reprendre à son compte son futur adversaire, Scipion l’Africain.

De fait, Hannibal présente face au massif centre romain un front en arc de cercle, tourné vers l’ennemi, aux extrémités duquel il place l’élite de son armée : deux grandes unités de 5 000 fantassins libyens ainsi disposées sont chargées de se rabattre sur les flancs de l’armée ennemie une fois le mécanisme du dispositif punique arrivé à terme. Au centre de celui-ci, Hannibal aligne en saillie, et de manière alternée, les Celtes et les Ibères, qui se retrouvent ainsi en position avancée par rapport aux corps libyques. En alternant ainsi des troupes fidèles et d’autres qui le sont moins, Hannibal prévient tout relâchement des soldats celtes, dont il a mesuré le peu d’entrain ou de fiabilité. Le stratège punique lui-même et son jeune frère Magon sont justement chargés de coordonner leurs mouvements. A ce centre avancé, fort sans doute de près de 25 000 soldats, revient en effet la lourde tâche de contenir et de canaliser la poussée ennemie. Sa mission consiste en fait à aspirer l’essentiel de l’offensive romaine et à reculer progressivement sans rompre les rangs, le temps que les corps libyques arrivent à la hauteur des flancs de l’armée ennemie ; dans le même temps, les deux ailes de l’armée punique sont programmées pour se rabattre sur les arrières romains après avoir pris le dessus sur les forces montées romaines.

Aux ailes justement, face à Paul Emile, Asdrubal commande la cavalerie lourde celte et ibère, forte de 6 500 éléments, alors qu’Hannon Barca se retrouve en face de Varron, à la tête de 3 500 Numides. Si les forces montées d’Asdrubal sont deux fois plus nombreuses que celles de Paul Emile, c’est le contraire sur la droite, où la cavalerie alliée de Varron présente pratiquement le double de la cavalerie numide. L’équation est en réalité simple : Hannibal compte sur l’agilité des cavaliers numides pour fixer ceux de Varron, et ainsi annihiler leur supériorité numérique, le temps que la cavalerie lourde celte et ibère vienne à leur secours, après s’être débarrassée de celle de Paul Emile. Le stratège punique a anticipé la mentalité élitiste des Romains : il a ainsi prévu que la noblesse romaine occuperait l’aile droite de l’armée, raison pour laquelle il lui oppose une cavalerie lourde en supériorité numérique, afin d’ôter à l’armée ennemie une partie de ses cadres mobilisateurs pendant le cours de la bataille.

Celle-ci débute avec l’affrontement classique des infanteries légères, suivi très vite par celui des cavaleries. Et au moment où la cavalerie lourde celte et ibère prend effectivement le dessus sur la cavalerie de Paul Emile, le combat des infanteries lourdes s’engage. Pendant que le centre romain enfonce comme prévu les rangs puniques, les légionnaires encore non impliqués, situés sur les flancs, convergent toujours plus vers le point médian, diminuant ainsi le front romain qui se trouve comme aspiré par le centre punique : c’est ainsi que le mécanisme du dispositif punique permet aux fraîches unités africaines de soulager le front ibéro-celte – fortement éprouvé à ce moment de la bataille – en se rabattant sur les flancs romains, après avoir opéré un mouvement convergent. L’action des troupes d’élite africaines contribue à comprimer le centre romain. Les fantassins libyques, équipés d’armes et d’armures romaines récupérées à Trasimène, ajoutent à la confusion des Romains, qui ont ainsi du mal à distinguer l’ami de l’ennemi : le bouclier rond punique a laissé place au scutum romain, plus grand, la pique au pilum ou à la hasta (lance), le cardiothorax (la cotte de mailles) romain finissant de confondre l’ennemi. Pendant ce temps, Asdrubal réussit remarquablement à regrouper ses cavaliers ibères et celtes, pour porter secours, sur l’autre aile, à la cavalerie numide, qui tient tant bien que mal le terrain face à la cavalerie alliée de Varron. Une fois celle-ci mise en fuite, poursuivie puis laminée par les Numides, Asdrubal revient avec sa cavalerie lourde refermer la nasse préparée par Hannibal en attaquant les arrières romains. Ainsi enserrée, sans espace pour régénérer les lignes de front – les soldats situés au milieu n’étant pratiquement d’aucune utilité –, l’armée romaine n’est plus en mesure d’impulser l’élan nécessaire pour rompre les rangs puniques. C’est d’ailleurs le moment que choisit Hannibal pour stopper le recul des Celtes et des Ibères – qu’il a jusqu’alors soigneusement canalisés – et ainsi, définitivement, fixer l’armée romaine.

Admirablement soutenus par les troupes légères puniques réorganisées et réorientées en ce sens par leurs officiers, les Celtes et les Ibères, pourtant durement éprouvés par la formidable poussée initiale du centre romain, parviennent à retrouver l’énergie nécessaire pour participer à l’estocade finale. Hannibal peut ainsi commencer le processus d’annihilation totale des forces qu’il a en face de lui, chose qu’il n’a pas réussi à accomplir à la Trébie et à Trasimène. Le massacre dure des heures. Quelques milliers de soldats de l’armée romaine parviennent à en réchapper, essentiellement ceux affectés à la garde du petit camp romain. La majorité de l’état-major périt – et à sa tête le consul en exercice Paul Emile et les proconsuls Servilius Geminus et Minucius Rufus –, ainsi que 80 sénateurs et des centaines de chevaliers issus de l’aristocratie romaine. Sur 75 000 à 79 000 guerriers réellement engagés dans la bataille, l’armée romaine déplore la perte de plus de 70 000 hommes. Des 15 000 soldats initialement affectés à la défense des camps, près de 10 000 sont faits prisonniers – dont une partie par l’hippostratège Carthalon – après qu’ils ont attaqué le camp carthaginois pendant la bataille. Le reste des soldats en fuite, plus de 5 000, est rassemblé par le consul Varron à Canusium, puis ramené à Rome. L’armée punique, de son côté, compte plus de 6 000 tués, dont les deux tiers sont celtes. Conformément à sa politique de clémence envers les prisonniers non romains, et comme à Trasimène, Hannibal fait libérer les prisonniers italiens. Et comme à Trasimène, il récupère l’armement romain laissé sur le champ de bataille, pour en équiper ses soldats.

Tant par les importantes pertes romaines que par la manière avec laquelle elle est obtenue, l’éclatante victoire de Cannes aurait dû sceller la deuxième guerre punique selon les règles de la guerre en vigueur, et que la mentalité romaine validait. C’est ce que croit et espère Hannibal, en tout cas si l’on se réfère à l’intense activité diplomatique qu’il déploie après la bataille. Le stratège punique attend que Rome demande la paix et accepte les conditions de sa reddition, qu’il escompte lui soumettre. Il n’est pas du tout question de se lancer dans le siège de la métropole latine, défendue par deux légions. Hannibal n’en a ni les moyens techniques – matériel de siège, flotte – ni même politiques : les alliés du centre de l’Italie demeurent fidèles à Rome, malgré l’ampleur de la défaite. Ce n’est cependant pas le cas de ses alliés méridionaux. Et il est évident que la seconde partie du plan barcide a anticipé la défection en masse des cités de la Grande-Grèce, préparée en amont par des agents puniques et confortée par la libération de prisonniers issus de cette région : la prise de la stratégique place de Clastidium (218), sur l’initiative de son préfet Dasius, un officier originaire de Brindisi, est vite apparue comme la preuve que la diplomatie préliminaire de Carthage avait déjà, à ce moment, atteint l’Italie du Sud. Un passage de Tite-Live montre d’ailleurs que le stratège punique était en relation avec des notables campaniens depuis longtemps, puisque trois d’entre eux, faits prisonniers à Trasimène, proposent au vainqueur de lui livrer Capoue ; or, c’est à ce moment précis que le haut magistrat de Capoue, Pacuvius Calavius, prépare le ralliement aux armées carthaginoises en 216. A Syracuse, le propre fils de Hiéron II, Gélon, complote pour rallier la cause punique, comme on le verra. Le désastre de Cannes finit de convaincre les cités grecques d’Italie du Sud et de Sicile de quitter l’alliance romaine, qui ne convient d’ailleurs pas aux ambitions des cités italiotes les plus puissantes. En réalité, l’après-Cannes va marquer l’apogée des relations entre Grecs et Puniques et l’aboutissement d’une politique hellénistique toujours plus affirmée à Carthage depuis le début du IIIe siècle.