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L’aboutissement des réformes structurelles
A l’ombre de la (relative) pax romana en Méditerranée occidentale, Carthage accélère le vaste chantier urbain entamé plus d’un siècle auparavant. Les richesses engrangées grâce à un commerce redevenu florissant permettent de concrétiser l’élargissement et l’harmonisation de la trame urbaine et de ses défenses.
Les installations portuaires, les défenses et l’extension urbaine
Les investigations archéologiques ont permis de localiser les ports dans la zone de Salammbô, mais elles ne permettent pas de remonter au-delà du IIe siècle pour le port de guerre, et du IIIe siècle, pour le port de commerce. C’est en effet aux premières années du IIe siècle que remonte le façonnage de l’îlot circulaire, de sa tour de vigie, de ses quais et de ceux de la berge opposée, avec leurs cales en pierre et les portiques à colonnades qui les précèdent. Cent quarante cales étaient disposées en arêtes de poisson, à intervalle régulier, à partir de la zone centrale de l’île et de l’amirauté, rayonnant ainsi sur le pourtour du port circulaire. Seules 30 cales ont pu être installées sur l’îlôt : le port de la lagune circulaire pouvait donc accueillir un total de plus de 170 navires. Les installations portuaires puniques, avec leur parure architecturale en forme de portique, constituent, à n’en pas douter, l’aspect le plus éclatant de l’architecture monumentale de Carthage à basse époque punique.
Mais on ne peut pas ne pas soulever ici le paradoxe qui révèle un port militaire à un moment où le traité de 201, conclu avec les Romains, interdit toute industrie de guerre : Carthage était-elle en mesure, au lendemain d’une sévère défaite, de menacer Rome, comme l’avançait opportunément Caton l’Ancien à chacune des séances sénatoriales à Rome ? La flotte de guerre que Carthage entretenait dans cet imposant port circulaire n’était-elle pas plutôt destinée à assurer la surveillance et le bon déroulement du monopole commercial que la métropole africaine continuait d’assurer en Méditerranée occidentale ? Ce monopole, du reste, que l’hégémonie romaine lui assurait à moindre coût, servait également les intérêts romains, comme le montrent la profusion de la céramique campanienne en Afrique, mais aussi les ravitaillements assurés par Carthage en temps de guerre.
En ce qui concerne l’extension urbaine, le passage de Diodore sur le nouveau quartier de Néapolis corrobore, d’une certaine manière, les récentes données topographiques fournies par les fouilles menées sous l’égide de l’Unesco quant à l’évolution de la configuration urbaine de la cité punique. Il est ainsi apparu que l’installation d’un nouveau noyau urbain – comprenant la zone allant de la colline de Byrsa au rivage, selon une direction ouest-est, vers le complexe portuaire en devenir, et nord-sud vers l’actuelle Sidi Bou Saïd – s’est réalisée selon un projet initialement défini. L’aménagement des ports puniques s’était effectué en liaison avec l’extension du quartier situé près de la mer et celle du mur de mer. Sur le front de mer, précisément, la porte maritime est démantelée au IIe siècle et le mur de mer est déplacé vers le rivage afin de permettre une avancée sensible de nouvelles unités d’habitation. Au sud du site carthaginois, un ensemble d’habitats a été érigé sur la zone artisanale, entre la moitié du IIIe et le début du IIe siècle, à environ 500 mètres au sud-ouest du « tophet », en face du stade du Kram. Non loin de là, au nord-est de la lagune circulaire, l’habitat a également investi la zone.
Mais c’est surtout à l’ouest de la ville, sur les pentes sud de la colline de Byrsa, que les fouilles ont exhumé ce qui constitue, sans nul doute, l’illustration même du dynamisme urbain de Carthage à l’époque punique tardive, à savoir les vestiges de tout un quartier, appelé quartier « Hannibal ». Contrairement au quartier « Magon » du bord de mer, le quartier punique de la colline de Byrsa n’a été élevé sur aucun autre ensemble d’habitations. A la nécropole et aux installations métallurgiques succèdent, sur ses pentes sud, des habitations domestiques. L’habitat ne s’est étendu vers l’ouest de la colline que vers le milieu du IIe siècle, près de ce qui restera, jusqu’à la destruction de la cité, une nécropole. Ce quartier, installé sur les pentes de la colline selon une disposition polygonale, a dû s’adapter : les pentes du terrain furent souvent rattrapées par l’insertion de voies routières pourvues de gradins. Dans le cas de maisons puniques se développant sur plusieurs niveaux, des cloisons mitoyennes assurent la continuité de la construction d’un étage à l’autre. Des murs de soutènement sont disposés en gradins afin de rattraper la déclivité de la colline : dans le cas de la citerne émergée – c’est-à-dire au-dessus des niveaux possibles de sol – d’une maison du quartier « Hannibal », qui délimite le passage entre deux paliers, c’est un procédé déjà reconnu à Solonte, dans la « Casa di Leda ». Sans reproduire les véritables terrasses constituées sur les collines urbaines de cités hellénistiques comme Solonte ou Morgantina, la décision d’urbaniser la colline de Byrsa trouve un écho certain dans ce qui se faisait alors dans le monde grec : on assiste en effet dans le développement urbain de la Sicile grecque des Ve et IVe siècles à une politique de mise en valeur des compositions en hauteur. Cette politique s’intègre dans la vision urbanistique de monumentalisme bien en vogue en cette période de grande mutation urbaine. Une inscription punique, gravée sur une tablette en calcaire noir et exposée aujourd’hui au musée national de Carthage, illustre d’une certaine manière le caractère monumental de ce nouveau quartier : il y est mentionné « la plaine de la ville » qui correspond en fait à la ville basse par opposition à la ville haute, c’est-à-dire le noyau urbain établi sur la colline de Byrsa.
Ces extensions urbaines, on l’a constaté pour le mur de mer, remodèlent le tracé des enceintes de Carthage. L’enceinte extérieure s’étend, en cette première moitié du IIe siècle, jusqu’à Mégara et les régions avoisinantes. Au même moment, l’enceinte en bord de mer, élevée à partir du Ve siècle, connaît un prolongement à la fin du IIIe siècle, en relation avec les aménagements portuaires. Car c’est la relation entre les ports et l’enceinte, dans ses parties sud et sud-est, qui détermine le plan et l’organisation des installations portuaires. Le chenal d’accès qui reliait le bassin circulaire à la mer avait un lien avec l’avant-port appelé chôma, vaste terre-plein présentant la forme d’un large quadrilatère de forme trapézoïdale. Son aménagement final ne remonte pas au-delà de la fin du IIIe ou du début du IIe siècle : des structures de la partie nord de ce quadrilatère rejoignent le rivage en un point où passait, vraisemblablement, le mur de mer en son état final, dans la première moitié du IIe siècle. C’est une priorité militaire et défensive qui régit, avant tout, l’aménagement définitif des installations portuaires : c’est dans cette optique que s’organise la relation entre l’enceinte sud et les ports monumentaux de Carthage. Quand ceux-ci prennent forme, au début du IIe siècle, des segments de mur sont ajoutés au rempart du Ve siècle afin de les enclore et de les protéger.
Redéfinitions des réseaux commerciaux
Comme pour le commerce phénicien qui profita de la domination assyrienne au VIIIe siècle, le commerce carthaginois connut un développement important grâce à l’hégémonie romaine en Méditerranée. Les contingences politiques obligent cependant la métropole africaine à s’adapter à la nouvelle donne en Méditerranée : la défaite de 202 conditionne d’une certaine manière les circuits commerciaux empruntés par les Puniques. Les commerçants rhodiens profitent ainsi, un temps, de l’appui romain, alors que l’affirmation de l’axe Athènes-Carthage est rendue possible par la neutralité – au moins militaire – affichée par l’Attique lors de l’intervention romaine dans la sphère hellénistique orientale. Quant aux productions gréco-italiques, déjà bien représentées à Carthage aux IVe et IIIe siècles, elles profitent incontestablement de la reprise en main romaine pour littéralement inonder Carthage et son territoire.
La fidélité punique à l’axe commercial constitué avec Athènes ne se dément pas en cette première moitié du IIe siècle. La céramique attique, même si elle ne se rencontre plus aussi abondamment qu’au IVe siècle, n’en demeure pas moins une des principales sources d’approvisionnement en matière de céramique importée, après la production locale d’imitation et celle en provenance de Sicile. C’est notamment pendant cette période que parvient, dans la cité d’Elyssa, une dernière variété de céramique à vernis noir attique, la céramique « West Slope », ce type étant pourtant peu exporté à travers la Méditerranée. Les exportations alimentaires puniques sont enfin matérialisées à Athènes, pour cette période, par des fragments d’amphores mais également par des timbres amphoriques puniques, produits par les ateliers du Sahel tunisien1 ; ce type d’amphore est diffusé, ailleurs, à travers la sphère hellénistique (région d’Ampurias, de Marseille, Ischia, Kaulonia, Corinthe).
Les exportations de vin grec vers Carthage sont essentiellement assurées par les Rhodiens, comme l’atteste la présence toujours plus nombreuse d’anses estampillées d’amphores provenant de la cité grecque ; elles se rencontreront à profusion au cours de la première moitié du IIe siècle, avec un pic entre 200 et 180. Le déclin des attestations rhodiennes dans la métropole punique entre 160 et la chute de Carthage s’explique par le développement commercial de Délos favorisé par Rome pour punir Rhodes de son soutien à Persée, le roi de Macédoine. La vigueur des exportations rhodiennes à Carthage était telle que l’on s’est demandé si Rhodes n’avait pas réussi à obtenir l’exclusivité sur l’alimentation du marché vinaire carthaginois : les autres centres comme Cnide ou Chios ne sont en effet représentés que par quelques timbres d’amphores à Carthage. C’est de l’Orient grec que proviennent également les lampes à bec large, dites « enclumes », et les lampes moulées à décor en relief2.
La céramique grise d’Ampurias, de loin la plus importante des importations espagnoles en cette première moitié du IIe siècle, est représentée de manière importante, à cette époque, sur le site de Byrsa. La production alexandrine est quant à elle très modestement attestée par un guttus à vernis noir modèle en forme de tête de bélier, trouvé à Ras Zebib, dans un contexte funéraire datant de la fin du IIIe-début IIe siècle. Mais le dernier demi-siècle de la céramique fine d’importation à Carthage est incontestablement dominé par la campanienne A, produite par les ateliers de céramique à vernis noir d’Italie méridionale qui, malgré son apparition précoce en Afrique dès le début du IIIe siècle, reste surtout une céramique de la première moitié du IIe siècle. En effet, la campanienne A va représenter, à Carthage, bien plus que n’a pu le faire la céramique attique au IVe siècle. L’afflux de cette production campanienne dans la métropole punique est bien sûr la conséquence directe des nouveaux rapports établis avec les Romains, matérialisés par la présence de marchands italiens à Carthage après Zama.
L’ouverture culturelle
Carthage est désormais une ville pleinement ouverte à tous les courants artistiques et culturels, particulièrement ceux émanant de la sphère hellénistique : elle voit notamment se concrétiser, à la basse époque punique, pratiquement toutes les tendances constatées dès le IVe siècle. Si la présence de certains vieux types de céramique de l’Orient phénicien – jarres à épaulement, jarres à queue, toujours aussi fréquentes, et surtout les unguentaria, dont la multiplicité progressive est une des caractéristiques du IIIe siècle – persistent, la société carthaginoise demeure toujours autant friande d’objets de facture méditerranéenne, qu’ils soient importés ou imités. La campanienne A, production des ateliers de l’Italie du Sud, n’est concurrencée que par la céramique locale à vernis noir, alors que la céramique attique ne semble plus être en mesure de rivaliser, du moins en quantité. A noter que le répertoire de ces vases comporte toujours autant de vases à boire et de vases à manger spécifiques. Les vases à usage mixte (manger et boire), tels les bols évasés, ne rencontrent, quant à eux, aucun succès.
La production céramique locale avait régressé dans la seconde moitié du IIIe siècle, même si elle est encore remarquablement représentée par ces œnochoés à fond blanc, à pied large, à embouchure trilobée et à anse géminée, présentant des décorations de guirlandes et de festons sur le haut de la panse, découvertes le plus souvent dans la nécropole punique de Sainte-Monique. La vogue que connaît ce type de céramique à l’époque hellénistique, notamment en Egypte ptolémaïque3, montre que Carthage restait en contact, malgré tout, avec les dernières modes céramiques de la sphère grecque. En réalité, la seconde moitié du IIIe siècle était surtout représentée par la céramique achrome qui demandait moins de technique et de qualité, probablement à cause de la guerre qui génère souvent une production parant au plus pressé.
La production céramique carthaginoise va néanmoins retrouver tout son dynamisme dès la fin du IIIe siècle. Les céramiques attiques continuent à être imitées, démontrant la persistance de leur aura à Carthage. La reproduction raffinée de techniques décoratives grecques comme les guirlandes surpeintes ou l’emploi d’anses torsadées et, disposés en dessous de ces anses, de reliefs d’applique de style hellénistique figurant de jeunes satyres – caractéristiques des amphores attiques « West Slope » par excellence – démontrent la maîtrise, par les artistes puniques, de schémas d’ornementation en cours dans le monde hellénistique. Concernant les imitations de lampes grecques, la qualité de reproduction est telle qu’il est parfois difficile de reconnaître le matériel grec importé de celui fabriqué en milieu punique. Certains exemplaires sont vraisemblablement de facture locale, par la terre utilisée et par leur morphologie : ils ont en effet emprunté tantôt aux lampes « enclumes », tantôt aux lampes moulées à décor en relief. D’autres sont reconnaissables par les marques puniques estampillées sur leurs parois. Dans le même ordre d’idées, la corne latérale des lampes subsiste sans perforation dans la plupart des exemplaires puniques du IIIe et du IIe siècle, contrairement à leurs modèles grecs, ce qui indique un usage différent à Carthage. Enfin, le resserrement progressif du bord des lampes puniques ne va pas jusqu’à la constitution d’un réservoir presque fermé, comme ceux des modèles grecs.
Mais c’est surtout avec l’afflux massif de la campanienne A, dont elle va largement s’inspirer, que la production locale à vernis noir va donner sa pleine mesure avec des imitations de qualité (coupes à pouciers, bols évasés, petits bols carénés vers le haut). Mais, là encore, la production carthaginoise ne copie pas de façon servile la production campanienne. Certaines céramiques à vernis noir d’imitation montrent en effet des analogies avec des types de céramiques de l’aire punique. Ainsi, un vase à bord mouluré reposant sur une base pleine se rapproche plus, par la forme, de certains plats puniques en céramique achrome que des plats campaniens : comme pour les plats à poissons à bord peu retombant, traditionnellement attribués à la production attique, cette forme, sans équivalent dans le répertoire classique, s’est révélée être dérivée directement du répertoire phénico-punique le plus ancien. Les gutti en forme de pied chaussé d’une sandale, et plus généralement les vases plastiques ou à reliefs, déjà en vogue dans la seconde moitié du IIIe siècle, bien que de tradition hellène, sont, plus que jamais, une production commune à l’aire punique, où elles apparaissent le mieux représentées.
Les thèmes et les produits liés étroitement à un schéma figuratif en terre cuite émis par des ateliers grecs se rencontrent toujours aussi fréquemment sur le territoire carthaginois. Les petits masques douloureux découverts en milieu urbain dominent la catégorie des masques grotesques de l’époque, comme à Chypre. Cette figure grotesque du théâtre classique trouve ses exacts correspondants à Athènes, mais aussi en Sicile à Morgantina. Les protomés de femmes sont représentés par une série de masques aux traits lourds, découverts à Byrsa en milieu urbain, dont on peut retrouver de proches parallèles en Sicile, à Morgantina notamment. Les masques satyres sont de style hellénistique.
Dans le domaine de la coroplathie, la recherche de l’animation et du mouvement, déjà perceptible dans la production punique des Ve et IVe siècles, s’accompagne donc d’un véritable traitement de la draperie : celle-ci semble être l’objet d’une attention particulière, puisque plusieurs figurines montrent des personnages retenant, d’une main, une draperie gonflante et pesante. Les effets produits par la coroplathie grecque sur la draperie (l’effet mouillé du costume qui accompagne les formes du corps, les bords des plis dessinant, parfois, des ondulations régulières), la chevelure (raie médiane qui divise la chevelure en deux masses retenues au niveau des oreilles) et l’attitude (la jambe gauche plus ou moins avancée) caractérisent les figurines carthaginoises de la déesse mère d’époque hellénistique. Celles-ci peuvent être rapprochées du type de Myrina par le thème et les détails stylistiques relevés. Mais elles trouvent de plus proches parallèles avec des exemplaires de Capoue, en Grande-Grèce, datés des IVe et IIIe siècles, ou encore d’Alexandrie. Les figurines représentant Déméter, coiffée d’un polos posé sur un voile en conque, constituent la majorité des exemplaires de ce type de statuettes en cette première moitié du IIe siècle. Les statuettes puniques représentant Déméter avec un de ses attributs habituels (le porcelet, la patère ou le flambeau) se rapprochent beaucoup, par l’attitude, de celles découvertes dans le sanctuaire de Géla.
Les brûle-parfums à représentation anthropomorphe, retrouvés surtout dans des contextes du IIe siècle, présentent tous un faciès hellénisant : les exemplaires à représentation féminine, qui constituent la très grande majorité de la documentation de ce type de terres cuites, sont coiffés à la grecque (raie médiane séparant en deux masses la chevelure, tête coiffée d’un kalathos). Une multitude de têtes féminines, ou de protomés, sans trop savoir si elles représentent des humains ou des divinités, sont, pour certaines d’entres elles, incontestablement de production grecque et amplement diffusées à travers la Méditerranée hellénistique. Les figurines représentant un corps à la musculature harmonieuse et bien dessinée, probablement celui d’Héraclès, comme le montre la léonté nouée autour du cou, doivent également être considérées comme émanant d’un centre de production grec tant la fidélité aux canons de la sculpture hellénistique est manifeste. De même, la cuirasse mettant en valeur la musculature d’un guerrier est la quasi-réplique d’un modèle visible sur une statuette en terre cuite grecque d’Italie méridionale sur lequel Aphrodite apparaît adossée, via un bouclier. On retrouve du reste ce type de cuirasse peinte sur un vase apulien à figures rouges. On voit également apparaître à Carthage les figurines représentant des acteurs comiques, émanant de la comédie grecque. D’une manière générale, et bien que les modèles et les prototypes proviennent de Grèce, c’est surtout des ateliers de Grande-Grèce et de Sicile que sont issus les canons esthétiques ayant influencé la production coroplathe carthaginoise.
Celle-ci n’en perd pas pour autant ses caractéristiques, puisqu’en plus de maintenir, là encore dans la majorité des cas, des types archaïques, elle adapte sa production aux réalités religieuses locales : les statuettes puniques représentant Déméter avec le porcelet et le flambeau, très courantes à Carthage, apparaissent également comme une spécificité punique dans la mesure où cette association est rare dans la plastique grecque4. Quant aux brûle-parfums à représentation féminine, l’ample diffusion que connut ce type dans le monde punique et à Carthage et les nombreuses variantes constatées les rendent spécifiques à cette aire culturelle5. C’est à cette époque que l’on note, encore, la présence d’un masque grotesque, au front orné de serpents se nouant la queue, suspendu au-dessus de la porte de la chapelle Carton. Ce masque se rattache à la série des masques grimaçants de l’époque archaïque et sa fonction apotropaïque apparaît nettement. On peut attribuer cette permanence archaïque à l’usage de moules anciens qui auraient continué à être utilisés à travers les époques, selon un cas de figure que l’on retrouve un peu partout en Méditerranée antique.
Sur le plan de l’habitat domestique, l’aménagement de la cour à portique se généralise à Carthage. C’est d’ailleurs l’évolution vers laquelle tendent les remaniements opérés sur le site carthaginois dans le quartier « Magon » : alors que les constructions ayant eu lieu entre la fin du Ve siècle et le milieu du IIIe siècle présentaient des habitations de dimensions modestes aux plans variés et atypiques, ignorant les portiques, les demeures sont par la suite agrandies – après réunion, pour la plupart, d’anciennes habitations – et centrées sur des cours de grandes dimensions à portiques doubles ou triples. La situation prévalant dans le quartier « Hannibal », quartier tardif établi sur le versant sud de la colline de Byrsa au début du IIe siècle, se présente même de manière originale puisque les cours à portique de certaines habitations ont fait partie du plan originel. L’absence de péristyle complet dans les quartiers « Hannibal » et « Magon » contraste toutefois avec l’importante présence, pour ne pas dire la prépondérance, de véritables porticus triplex (portique sur trois côtés) à Carthage, particulièrement dans les luxueuses maisons du quartier « Magon », qui pouvaient pourtant largement se prêter à l’aménagement en péristyle. Les porticus triplex relevés à Carthage résultent donc d’un choix local d’autant plus révélateur que cette disposition architecturale ne paraît pas aussi courante dans le monde grec que le laisse penser un passage de Vitruve (De arch., VI, 7, 1). Il reste que l’absence d’attestations de péristyle à Carthage s’accorde sensiblement avec la rareté de ceux recensés dans l’île grecque avant le milieu du IIe siècle. Et si on reprend l’hypothèse, émise par J. Chamonard, selon laquelle les péristyles incomplets recensés ont été les premiers essais devant aboutir au groupe des péristyles achevés, on aurait alors une idée de comment Carthage et son territoire assimilaient rapidement, sensiblement en même temps que Délos en tout cas, les innovations émises dans la koinè hellénistique, avec toutefois la liberté du choix quant au type de portique adopté. Et même lorsque le portique apparaît moins évolué, des éléments architectoniques stuqués sont ajoutés pour « suggérer, évoquer ce péristyle, donner l’illusion de portiques qu’on ne pouvait construire réellement6 ».
Outre l’installation des portiques, les aménagements – dans le cas des habitations du quartier « Hannibal » – et les réaménagements – dans le quartier « Magon » – opérés à Carthage, à la basse époque punique, ont en grande partie concerné ceux liés à l’eau, que ce soit pour l’alimentation ou les besoins hygiéniques. Des travaux de grande ampleur sont en effet réalisés pour l’installation de citernes et de salles de bains ou encore pour le perfectionnement des traitements de l’eau. Cette individualisation d’un espace pour l’hygiène du corps n’est pas l’apanage des plus riches ni des citadins, loin s’en faut, puisque cet aménagement concerne également des habitations jugées plus modestes, celles par exemple du quartier « Hannibal », ou, pour le cas d’un cadre semi-rural, celle de la villa cossue de Gammarth, la différence avec les plus riches se faisant plutôt sur la qualité esthétique (revêtement des murs et des sols) des salles d’eau. Si leur localisation dans les habitations tardives du territoire de la Carthage punique est généralement indépendante des autres pièces et donne assez régulièrement sur la cour – contrairement à ce qui passe dans les cas attestés dans le monde grec où elles sont généralement contiguës et liées aux cuisines afin de bénéficier de la chaleur dégagée par le foyer –, elles semblent néanmoins faire partie intégrante du plan premier de l’habitation, même si la situation à Carthage est moins nette qu’à Kerkouane : à une exception près, on constate en effet à Carthage l’absence d’équipements semblables à ceux découverts dans les pièces à eau de la cité du cap Bon. L’adoption du bain à affusion dans le territoire africain de Carthage ne s’est cependant pas réalisée de la même manière : à Kerkouane, les baignoires sont pratiquement toutes fixes et faites en maçonnerie, alors qu’à Carthage ce sont surtout des baignoires en terre cuite mobiles qui sont utilisées, expliquant ainsi la simplicité des réduits qui y sont aménagés pour les pièces d’eau. En cela, Carthage se conforme à la norme hellénistique. Les dispositifs d’alimentation et de récupération des eaux trouvent même de proches parallèles avec ce qui se faisait dans le monde grec, notamment à Délos : que ce soit l’orifice du puits aménagé dans le mur d’une pièce, la « colonne-canalisation » qui recueillait les eaux de pluie ou encore la crapaudine en plomb vers laquelle étaient évacuées ces mêmes eaux, les similitudes sont nombreuses avec les aménagements constatés dans les habitats de l’île grecque.
La décoration architecturale punique a fait un grand usage des ordres architecturaux et de la parure pariétale monumentale grecs. Ces emprunts se résument principalement, dans le territoire de Carthage, à l’ordre dorique et surtout à l’ordre ionique, lequel y a connu à cette époque une vogue jamais démentie. Les artistes puniques reproduisent les modèles grecs avec une qualité remarquable. C’est le cas des chapiteaux de style ionique présentant une inflexion du rebord supérieur du canal, avec, pour certains d’entre eux, le balustre orné d’écailles. C’est le cas également des frises peintes ou moulurées décorant les corniches murales : leurs séquences rythmées par des lignes d’oves, de perles, de pirouettes, de denticules et de profils en lesbian cymatium trouvent de très proches parallèles à Délos et en Sicile et, surtout, avec les riches maisons campaniennes, comme celles de Pompéi7. C’est en Grande-Grèce que se situe, du reste, l’origine des profils en lesbian cymatium. La vogue, dans le territoire de Carthage, des moulures en forme de doucine renversée et en forme de bec de corbin rappelle la place tenue par les ateliers siciliens dans la diffusion de modèles grecs.
Le décor pariétal domestique dans le territoire de Carthage propose de véritables tableaux peints ou en ornements en relief, modelés ou moulés en stuc, ne remontant pas plus haut que les IIIe et IIe siècles. Ce sont surtout les riches habitations du quartier « Magon » qui témoignent de l’utilisation de ce genre de décoration pariétale imitant les murs en appareil : la coloration des bords de restes de panneaux à refend carthaginois, qui consistait à accentuer la séparation des différents panneaux en colorant les incisions, indique probablement une technique qui avait cours à Pompéi mais aussi à Délos. La découverte dans ce même quartier de petites colonnettes pratiquement identiques à celles appliquées dans les murs en appareil de Délos montre qu’elles ont appartenu, là encore, à des colonnades aveugles destinées à orner les murs. Le même type de décor est attesté à Utique. En ce sens, le répertoire ornemental de l’architecture punique du territoire de Carthage apparaît bien intégré à celui de la koinè hellénistique, puisqu’il reproduit la parure monumentale du style de grand appareil. On relève ici encore la preuve d’une solide route culturelle liant la métropole punique à l’art campanien, même si les décors pariétaux domestiques de la basse époque punique peuvent être également rapprochés de ceux de Délos, comme le montre la séquence proposée par J. Chamonard : « La superposition des différents éléments auxquels on peut rapporter les débris recueillis au cours des fouilles serait donc, en partant du sol, la suivante : une plinthe ; des orthostates ; un bandeau mouluré ; trois ou quatre assises de panneaux, disposés selon l’appareil isodome ; une corniche ; puis, sans doute, par analogie avec ce que nous voyons à Pompéi, deux ou trois nouvelles assises de panneaux, avec colonnade et entablement. »
Il est particulièrement important de souligner la place accordée, dans le territoire de Carthage, à la décoration réalisée en stuc, qu’elle soit peinte ou moulurée. Le stuc s’y distingue également par une grande variété d’emploi, revêtant et composant aussi bien les ordres architecturaux (chapiteaux, corniches) que les éléments de superstructure (murs, plafonds, colonnes). La plupart des chapiteaux recevaient une couche d’enduit, parfois de très bonne qualité : les stucateurs surent reproduire plus ou moins fidèlement les chapiteaux ioniques classiques. Technique caractérisant la valeur décorative accordée au revêtement dans le répertoire ornementale hellénistique, l’usage généralisé du revêtement en stuc dans l’architecture funéraire, civile et domestique apparaît justement mû par des considérations d’ordre esthétique. L’attention accordée à la réalisation du produit fini est notamment perceptible par la finesse et l’homogénéité de la dernière couche d’enduit appliquée sur la pièce architecturale, mais aussi par la qualité des moulures stuquées. De nombreux fragments de corniche à gorge égyptienne découverts à Kerkouane, ayant certainement appartenu à un édifice religieux, montrent que cet élément architectonique reçut un revêtement en stuc très blanc qui, d’après M. H. Fantar, « devait donner l’illusion du marbre sous le soleil radieux du cap Bon » ; l’archéologue tunisien évoque la « très fine pellicule d’un blanc éclatant » de l’épiderme de l’enduit stuqué revêtant un piédroit composé d’une dalle de grès appartenant à un édifice public. C’était précisément cette apparence du marbre qui était recherchée à travers ces procédés, d’autant que la composition du revêtement appliqué était constituée, en partie, d’éléments en marbre destinés à lui donner le blanc éclat de cette pierre de luxe. Attesté dans des proportions modestes dans l’ensemble du monde phénico-punique par rapport à ce qui se passait dans le monde grec – à Délos, pour exemple, la plupart des colonnes des portiques du quartier du Théâtre sont en marbre –, l’usage du marbre y apparaît ainsi compensé par le recours au stucage, certainement pour se rapprocher au maximum des œuvres hellénistiques. On relèvera au passage la sensibilité punique à la culture du marbre.
La qualité et la maîtrise affichées par les auteurs des décorations en stuc du territoire de Carthage sont également illustrées par le développement de techniques originales à la sphère punique. L’artiste punique n’hésite pas à s’éloigner des canons classiques. La forme moulurée de certaines pièces architectoniques puniques était entièrement réalisée en stuc, alors que les Grecs, d’après A. Lezine, « donnaient toujours à la pierre un profil conforme à celui de son revêtement, l’épaisseur de ce dernier restant toujours très faible ». La colonne présentant 20 cannelures entièrement réalisées en stuc blanc de qualité a été particulièrement prisée par les Puniques. De manière générale, la majeure partie des colonnes retrouvées à Carthage, ainsi que certaines de Kerkouane, présentent des cannelures moulurées en stuc ; ce n’est que vers le Ier siècle que se généralise, ailleurs, le revêtement en stuc des colonnades. Par ailleurs, la similitude et la fréquence des lesbian cymatium moulurés rencontrés dans le territoire carthaginois, avec leurs larges paires de fleurs épanouies alternant avec des palmettes fleuries, finissent par rendre originaux ces modèles stuqués de l’atelier punique8.
D’une manière générale, les libertés adoptées dans la réalisation des décors se distinguent par un mélange des styles. Ainsi, l’association iconoclaste entre le bec de corbin et la forme en doucine renversée ou encore celle entre la colonne ionique et le chapiteau dorique. Le décor punique va également se distinguer par une surcharge des motifs ornementaux, notamment dans les chapiteaux de style ionique, découverts dans la zone de l’aire sacrée de Salammbô, ou même dans les entablements des corniches ioniques.
Les pavements à Carthage, comme à Kerkouane du reste, remplissaient un double rôle fonctionnel et décoratif à l’intérieur des édifices concernés dans la mesure où, en plus de leur caractère pratique, ils participaient pleinement à la composition d’ensemble de leur décoration. En ce sens, et bien que les Puniques aient souvent été à l’avant-garde de ce qui se faisait en matière de pavement, la situation prévalant dans le domaine africain de Carthage s’intègre parfaitement avec les tendances en cours dans la sphère hellénistique où le développement de la mosaïque décorative, en effet, y sert de plus en plus à mettre en valeur une pièce donnée, généralement l’andrôn ou la cour, et donc l’habitation qui l’abrite. Le jeu de nuances créé par l’association de différentes couleurs dénote clairement un désir de varier le profil des pièces et de définir la pièce décorée9. En ce qui concerne le domaine de Carthage, on a vu que les opus signinum, agrémentés ou non de semis de tesselles de pierre, puis les opus figlinum étaient généralement utilisés dans les aires liées d’une manière ou d’une autre à l’eau. Ce dernier type de pavement va d’ailleurs particulièrement caractériser les sols des pièces d’eau à Carthage en ce milieu du IIe siècle.
Les tapis monochromes formés par l’assemblage régulier de tesselles selon la technique en opus tessellatum sont appliqués le plus souvent sur des aires de prestige ou exposées : les salles principales ou les cours appartenant aux maisons les plus évoluées. Plus évident encore est le rôle fonctionnel des compositions en opus tessellatum polychrome : que ce soit à Kerkouane ou à Carthage, elles ont joué le rôle de seuil. A Carthage, la situation est encore plus nette puisque les seuils polychromes développent un lien particulier avec les pièces d’eau. Ils présentent des faciès quasi équivalents à certains exemplaires hellénistiques. Le damier constitué de tesselles de couleur blanche, noire et brune, indiquant le passage d’une salle de bains à une autre, trouve ainsi un très proche parallèle, dans la conception, avec celui visible dans le monumental complexe thermal de Mégara Hybléa (premier quart du IIIe siècle) : le damier en opus tessellatum, dans lequel alternent des rangées de tesselles de terre cuite et des tesselles de pierre blanche, joue dans cet établissement le même rôle que l’exemplaire de Carthage. Le décor de cet exemplaire hellénistique est même à quelques détails près équivalent à la mosaïque de seuil d’une maison du quartier « Hannibal » qui introduit une pièce d’eau. D’autres mosaïques servent à encadrer les pavements centraux ; or, cette technique consistant à cerner les motifs géométriques en opus tessellatum se retrouve à Délos. Bien que propre à la conception punique, à Kerkouane, le principe de décorer le seuil d’une aire donnée10 allait tout de même puiser dans le répertoire ornemental hellénistique dans le but, sans doute, de diversifier encore plus les effets décoratifs. La richesse chromatique que commencent à déployer les pavements puniques d’époque hellénistique y répond, en effet, comme un écho.
Il n’en demeure pas moins que les revêtement des sols puniques, là encore, se caractérisent par une évolution autonome dans la confection des pavements. Outre l’originalité des opus figlinum, ils vont se distinguer par une extraordinaire variété et par la qualité de certains ensembles décoratifs, comme ce fragment de disque de calcaire noir découvert lors des fouilles du quartier « Magon » : présentée en forme de deux cercles concentriques à l’intérieur desquels étaient disposées des tesselles de marbre, cette pièce est en effet pratiquement sans équivalent. La facilité et la diversité avec lesquelles les Puniques vont produire les différents types de pavements polychromes qui nous sont parvenus illustrent la tradition et la compétence acquises par les artistes puniques dans le domaine en même temps qu’elles démontrent une participation active du territoire de Carthage à l’affirmation de la mosaïque à travers la Méditerranée hellénistique, quand bien même ils n’ont pas développé de décors figurés.