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Carthage dans le jeu politique syracusain : l’ascension d’Agathocle

La paix de 317

Agathocle était le fils de Carcinus, un exilé de Rhegium établi à Thermae, en plein domaine carthaginois, et, d’après Diodore, d’une Carthaginoise. Le père décide très vite de s’établir à Syracuse lorsque Timoléon accorde le droit de cité à tout Grec qui le désirerait. Potier de son état, Agathocle gravit assez rapidement les échelons de la société syracusaine grâce à son riche et influent amant, Damas. Il se voit ainsi confier un poste militaire important dans l’expédition qu’il dirigea à l’époque contre Agrigente. La mort de Damas permet à Agathocle de récupérer ses biens, et sa femme par la même occasion, et de constituer l’une des plus importantes fortunes de Syracuse. Son ambition débordante l’amène plusieurs fois à trouver refuge dans l’exil d’où, par la force des armes, il joue un rôle important dans le jeu politique complexe de Syracuse. C’est que la cité grecque était, comme souvent déchirée par les luttes entre les nombreuses factions politiques, dont les principales opposaient les partisans des oligarques exilés au parti démocrate « timoléen ».

Les Carthaginois, sollicités par Sosistrate, ennemi d’Agathocle, prennent parti pour le camp oligarque – assiégé à Géla –, car plus prompt à coexister pacifiquement sur l’île que les démocrates « timoléens ». La situation contraint très vite Agathocle à reprendre le chemin de l’exil. Installé à Morgantina, l’aventurier syracusain mène à partir de cette base de vigoureux raids contre les Carthaginois et les exilés syracusains. Après la prise de Leontium, son audace décuplée le porte à mettre le siège devant Syracuse. Mais la cité, aidée par les troupes puniques dirigées par Amilcar l’Hannonide, descendant d’Hannon le Grand1, fait plus que résister. L’impasse militaire et politique dans laquelle se trouve chacune des factions politiques syracusaines débouche sur une solution pacifique : Agathocle et les oligarques exilés sont autorisés à revenir à Syracuse dans un esprit de concorde générale. Une paix est évidemment établie avec Carthage et les clauses du traité de 338 reconduites. On a des raisons de croire que Carthage imposa cette paix pour mettre fin aux troubles et sécuriser son fructueux commerce dans l’île. Agathocle dut donc s’engager à ne plus mener de politique antipunique dans l’île.

Le traité désavantageux de 313

Cette situation ne dure pas longtemps. Très vite mécontent de ce nouveau contexte politique, où les oligarques apparaissent malgré tout favorisés, Agathocle prétexte en 317 une expédition contre des rebelles réfugiés à Erbita pour se mettre à la tête d’une armée de 3 000 hommes, tous dévoués à sa personne. Sans doute a-t-il dénoncé en catimini le traité signé avec Carthage pour réussir à canaliser autant d’énergies, puisqu’il réussit à enrégimenter des habitants de Sicile intérieure, dont les Morgantins, qui l’avaient accompagné lors des escarmouches contre les Carthaginois. Il parvient ainsi à se débarrasser de ses ennemis politiques : 4 000 partisans du parti oligarque périssent alors que 6 000 autres citoyens prennent le chemin de l’exil et se réfugient à Agrigente. Le nouveau tyran de Syracuse a pu aussi compter, lors de son coup d’Etat, sur le concours précieux de 5 000 mercenaires africains, nous affirme Justin, sans doute dans le cadre de l’accord signé précédemment par les différentes factions syracusaines sous l’égide de Carthage. Un pacte personnel semble en effet avoir été conclu entre Agathocle et Amilcar, lequel avait misé sur l’énergie du futur tyran de Syracuse pour défendre au mieux la politique et les intérêts puniques sur l’île. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que tant qu’Amilcar l’Hannonide fut en vie, Agathocle n’attaqua jamais frontalement les Puniques. Cela ne l’empêcha pas toutefois de tenter d’éliminer tous ceux qui, dans la partie grecque de l’île, s’opposaient à son pouvoir.

Les années qui suivent son ascension voient en effet le nouveau tyran consolider sa position à Syracuse mais aussi en Sicile, où ses nombreuses incursions, notamment contre Messine, finissent par faire réagir Carthage. Ses prétentions engendrent également la constitution d’une coalition militaire composée des cités d’Agrigente, Géla et Messine, avec le soutien programmé de Tarente. Mais celle-ci avorte du fait de l’ambition du condottiere Akrotatos, qu’Agrigente a sollicité de Sparte pour diriger la coalition, un peu dans l’esprit de l’intervention de Timoléon. Carthage ne peut se joindre à cette alliance, bloquée qu’elle est par la stratégie d’Amilcar, qui continue à miser sur Agathocle ; d’autant que le tyran de Syracuse reste en accord avec les traités signés, même si ses actions paraissent menacer indirectement, et à terme, les intérêts puniques. Amilcar n’en est pas moins sollicité par cette même coalition grecque pour assurer une médiation entre elle et le tyran de Syracuse. Un accord, signé vers 313, avec le stratège punique conforte et sécurise la domination punique au-delà de l’Halycos, sur les villes d’Héraclée, Sélinonte et Himère, mais il laisse aussi toutes les autres cités grecques sous l’hégémonie syracusaine, y compris Agrigente, qui s’est pourtant opposée à Agathocle. Le sort des Syracusains exilés n’est même pas soulevé.

C’en est trop pour le sénat carthaginois, d’autant que les cités alliées en Sicile se sont plaintes de l’inaction – voire de la complaisance – d’Amilcar face aux incursions d’Agathocle. Amilcar l’Hannonide vient, ni plus ni moins, d’offrir au tyran de Syracuse la possibilité, un jour, de retourner toutes les ressources des cités grecques de Sicile contre la domination carthaginoise ! Les sénateurs, du reste, soupçonnent Amilcar d’ambitions politiques non conformes à la norme oligarchique. Comme ils craignent la force militaire dont le stratège punique dispose alors en Sicile, ils choisissent de maintenir secrète la décision de condamner Amilcar. Ce dernier n’eut pas à subir cette injustice, car il mourut avant d’y être physiquement confronté. Le stratège punique payait sa stratégie par trop conciliante envers Agathocle, qu’il jugeait sans doute être la meilleure politique à adopter pour maintenir les acquis puniques en Sicile face à l’ambition dévorante du Syracusain. Il faut dire qu’après l’échec de la coalition grecque formée autour d’Agrigente, Agathocle était en position de force. Le neveu d’Amilcar l’Hannonide, Bomilcar, auteur pour le coup d’un véritable coup d’Etat, ne manquera pas de rappeler au sénat sa suspicion exacerbée, et l’injustice faite à son oncle.

Amilcar ben Gisco et la victoire d’Ecnomos (311)

Toujours est-il que la mort d’Amilcar l’Hannonide semble libérer Agathocle : celui-ci se lance alors dans une sorte de campagne politique et militaire visant à nettoyer la Sicile de tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un opposant à son pouvoir. Sa stratégie consiste en effet à se débarrasser de ses « ennemis de l’intérieur » afin d’assurer ses arrières dans la perspective de la future guerre qu’il a programmée contre Carthage. Plus aucune limite ne semble retenir son action. Il faut dire que le précédent traité signé avec le stratège punique lui a permis de consolider ses positions et de mettre à sa disposition d’importantes ressources en armes et en argent. Il obtient en outre, en 312, par un traité de paix en bonne et due forme, l’alliance de l’ensemble des cités grecques de Sicile. Même Messine, un temps réfractaire, entre dans l’alliance et, pour cela, chasse les exilés syracusains. Malgré tout, et conformément à une stratégie personnelle, Agathocle n’hésite pas à éliminer ses opposants à Messine. Il allait se porter sur Agrigente lorsque lui parvient l’annonce de l’arrivée d’une flotte punique de 60 navires au large de la cité. Il se décide alors à ravager des territoires compris dans le domaine punique, s’emparant des garnisons établies çà et là.

Ces événements conduisent Carthage à accepter l’alliance que lui propose Dinocrate, le chef des bannis syracusains, farouches opposants à la tyrannie d’Agathocle. Les Carthaginois s’établissent dans la campagne de Géla, où ils occupent une colline nommée Ecnomos. Dans le même temps, les troupes d’Agathocle balaient l’armée de Dinocrate à Galaria. Cette victoire et le retranchement des Carthaginois sur Ecnomos permettent à Agathocle d’affermir ses positions militaires. Le sénat carthaginois se décide alors à accentuer son effort de guerre, comme en témoigne – à côté des traditionnelles levées libyennes et baléares – la mobilisation, sans précédent depuis la défaite du Crimisos (340), d’un corps d’élite composé de 2 000 jeunes nobles carthaginois, parmi lesquels, nous assure Diodore, « se trouvaient beaucoup de guerriers célèbres ». Nombre d’entre eux n’eurent pas l’occasion de faire honneur à leur réputation puisqu’une violente tempête les engloutit lors de la navigation vers la Sicile, et, avec eux, près de la moitié des navires de guerre engagés et plus de 200 vaisseaux de transport. Ne parviennent au nouveau stratège en chef punique – un autre Amilcar, Amilcar ben Gisco –, établi en Sicile, que les débris de cette armée, ce qui nécessite de nouvelles levées, cette fois dans l’île même. La campagne militaire s’annonce sombre pour les Puniques, mais la suite des événements va révéler l’étendue des compétences militaires du nouveau stratège. La solide réputation dont il bénéficie en Sicile prouve que le fils de Gisco a déjà eu l’occasion de s’y illustrer, probablement sous le généralat de son père. Il faut en effet tout le savoir-faire et la bonne connaissance du terrain d’Amilcar ben Gisco pour remettre sur pied une armée capable d’affronter les forces syracusaines. Le stratège punique réussit ainsi à rassembler 40 000 fantassins et 5 000 cavaliers, et à rétablir par la même occasion une situation mal engagée. Cette nouvelle, conjuguée à la prise d’une flotte syracusaine de 20 navires, finit de galvaniser l’ardeur des cités siciliennes alliées, un temps découragées par tant de contretemps et par les avancées sur le terrain des sombres projets d’Agathocle.

Face à l’action énergique d’Amilcar ben Gisco, Agathocle choisit d’abord de s’assurer la coopération de Géla, dont le rôle stratégique dans la région est important pour la suite des événements. Il réussit à en prendre le contrôle en 311, par la ruse – non sans s’être préalablement débarrassé de 4 000 opposants –, et y amasse un imposant trésor avant d’y installer une garnison. Il se porte ensuite à Ecnomos et, là, s’installe dans une forteresse faisant face à la colline occupée par les Puniques. Ceux-ci ont délibérément choisi cet endroit stratégique, entre Agrigente et Géla, afin d’avoir la possibilité de se projeter rapidement en Sicile orientale. On comprend aisément que cette position ait pu gêner la stratégie d’Agathocle. Un long temps d’observation et d’inaction précède l’engagement final. Et ce n’est qu’après une série de pillages commis de part et d’autre que la bataille s’engage réellement. Agathocle, après avoir surpris et repoussé un détachement punique parti à la poursuite de pillards grecs, se décide à traverser le fleuve qui sépare les deux camps et attaque l’ennemi à l’improviste. Amilcar, voyant les Grecs aller toujours plus en avant, malgré une résistance acharnée autour du fossé précédant les retranchements du camp punique, fait avancer le corps des frondeurs baléares. L’efficacité de leurs jets provoque de sérieux dégâts parmi les troupes d’Agathocle, ainsi refoulées au-delà du fossé ; mais le camp punique, attaqué sur d’autres points, menace toujours de tomber lorsque des renforts de troupes libyennes attaquent les arrières grecs. C’est alors la débandade. Les Grecs qui ne meurent pas noyés en voulant traverser le fleuve Himère tentent en vain de rallier leur camp. Les 8 kilomètres de plaine qui les séparent de leur objectif facilitent la tâche de la cavalerie punique, qui fait un grand carnage parmi les troupes ennemies. Seule la cavalerie grecque réussit à se soustraire de l’étreinte mortelle. L’armée d’Agathocle perd ce jour-là 7 000 hommes, l’armée punique à peine 500. Le tyran syracusain réunit les débris de son armée à Géla, où il s’enferme, avec l’objectif de détourner l’attention de l’ennemi et permettre à Syracuse de se ravitailler. Plutôt que de perdre son temps et son énergie au siège de Géla, dont les défenses ont été renforcées, Amilcar préfère aller recueillir les dividendes de sa victoire. Reprenant à son compte le thème de la liberté, qui a si bien réussi à ses prédécesseurs dans les conflits passés, il décroche l’alliance et l’amitié de toutes les grandes cités de la Sicile orientale, Camarine, Leontium, Catane, Tauroménium, et même Messine, isolant de fait Syracuse.

Il faut dire que le rejet d’Agathocle avait grandement facilité la tâche d’Amilcar ben Gisco, d’autant que ce dernier s’était évertué à se montrer autrement plus conciliant que son ennemi. Face à la réussite d’Amilcar ben Gisco, Agathocle se résout alors à rapatrier ses troupes à Syracuse, dont il renforça les défenses. Après avoir effectué de nouvelles levées de troupes, le tyran de Syracuse fut une nouvelle fois vaincu par Amilcar.