Soudain Baber se tut et s'enfouit dans la paille au point que seule sa tête émergeait.

— Voilà Aplonius, chuchota-t-il. Il porte le collier d'or en ce moment et il est chargé de nous. Patience, sir Blade. Supportez tout. Il n'est rien, mais soyez prudent.

Blade resta accroupi et regarda arriver celui que l'on appelait Aplonius. Il comprit immédiatement qu'il allait passer un mauvais moment.

L'homme qui approchait, un long fouet à la main, était un Mong mais différent de tous ceux que Blade avait vus. Il était plus grand, avait la peau plus claire et au lieu de la figure camuse et des petits yeux rapprochés, un nez arrogant et des cheveux brillants ondulés. Il portait une culotte bouffante de couleur vive glissée dans de hautes bottes, et une veste de cuir fourrée moulant son torse. Sa moustache était bien taillée et quelques poils noirs formaient une maigre barbe dissimulant mal un menton faible.

Un collier doré encerclait son cou maigre, léger et d'un travail d'orfèvrerie exquis. Lorsque l'homme fut assez près, Blade remarqua qu'une suite de lettres en relief servaient de décor au collier : S S S S S...

C'était le favori en titre de Sadda. Blade n'en revenait pas. Ça, un homme?

Le mince dandy examina Blade et ricana.

Ainsi c'est toi qui te fais appeler sir Blade? Le nouvel esclave de Dame Sadda?

Les petits yeux chafouins l'observaient et Blade y lut de la rage et aussi de la peur. Plus que de la peur; une terreur que l'homme tentait de dissimuler. Blade répliqua, en s'efforçant de masquer son mépris :

Je suis sir Blade.

Whapp! Le fouet lui cingla la joue.

Debout quand tu me parles, esclave! Lève- toi et incline-toi devant moi! Aussi bas que tu le peux !

Whapp! Whapp! Le fouet s'abattit sur sa figure comme un serpent.

Blade parvint à freiner sa colère. Il se leva et s'inclina, et le lourd collier de bois l'entraîna très bas, dans une posture servile. Aplonius, qui avait reculé par crainte, ricana de nouveau et le fouet retomba sur la tête et les épaules de Blade qui serra les dents en se disant que son tour viendrait. Mentalement, il comptait les coups.

Lorsque Aplonius fut las de frapper, il recula de nouveau en haletant. Du bout de son fouet, il désigna la niche voisine.

Voilà ton trou! Tu y resteras jusqu'à ce que je te permette de sortir. Et tu n'adresseras plus la parole à ce vieux crétin! Vous avez compris, porcs? Plus de conversations. Je vais vous faire surveiller et si on vous surprend en train de causer, vous regretterez de ne pas être morts. Je ne peux pas vous tuer parce que Sadda notre maîtresse l'a interdit, mais je peux vous faire désirer la mort! Toi, cria-t-il à Blade, dans ta niche, et tais-toi!

 

Encore une fois, le fouet s'abattit sur les épaules de Blade. Blade ne le regarda pas. Il se méfiait de ses propres réactions. Sa rage lui donnait la nausée. Il se glissa dans la niche voisine de celle de Baber et s'assit sur la paille. La voix d'Aplonius l'y suivit :

Les esclaves n'ont pas de titres. Tu n'es plus un Sir. Je t'appellerais porc si j'avais à choisir mais cela choquerait les oreilles de la Dame Sadda. Alors tu resteras Blade, jusqu'à ce qu'elle te trouve un autre nom. Demain, tu iras au travail. Tu marcheras humblement et tu porteras ton collier et tu ne lèveras jamais les yeux sans ma permission. Tu as compris, porc?

Tant bien que mal, Blade parvint à répondre :

J'ai compris.

Aplonius tourna les talons et Blade le suivit des yeux; il le vit franchir la grille, où les gardes mongs s'inclinèrent très bas, mais dès qu'Aplonius eut enfourché son poney et tourné le dos, l'un des soldats fit un geste obscène. Blade sourit aigrement. Aplonius n'était guère aimé.

Pssst !

C'était Baber, derrière le mur.

Asseyez-vous le dos à la paroi, chuchota-t-il et parlez sans remuer les lèvres. Les gardiens savent que nous causons mais ils s'en fichent du moment que nous ne nous trahissons pas trop. Ils haïssent Aplonius tout autant que nous.

Ce qui n'est pas peu dire! grommela Blade.

Il entendit Baber soupirer.

Je sais. Je me suis souvent demandé si le monde ne connaît pas que la haine. Dans mon pays, à deux années de marche au nord des monts Hima, il en est de même. Mais peu importe. Nous ne pouvons pas changer le monde, sir Blade. N'empêche que j'ai eu bien peur que vous perdiez votre sang-froid et que vous le tuiez!

Moi aussi.

Ça aurait tout gâché. Et pour rien puisqu'il ne tardera pas à mourir. Sadda commence à en avoir assez de lui, à ce que j'entends. Avez-vous vu la terreur dans ses yeux?

Oui.

Il est déjà mort et il le sait, reprit Baber avec un rire cruel. Sadda s'est lassée de sa forme particulière de l'amour, après s'en être amusée pendant quelques mois. Et maintenant vous êtes là. Aplonius sait que vous allez le remplacer et, comme c'est un lâche, il a grand peur. Mais parlons d'autre chose.

Blade avait mûrement réfléchi.

D'accord, Baber. J'ai beau ouvrir les yeux et les oreilles je suis encore bien ignorant. Vous m'avez dit tout à l'heure que des changements se préparaient. Qu'entendez-vous par là?